« Grâce aux progrès de l’IA générative, nous espérons pouvoir simuler des phénomènes aujourd’hui hors de notre portée en physique »

Entretien avec Marylou Gabrié, physicienne à l’ENS, sur l’utilisation de l’apprentissage automatique en physique

Créé le
9 juillet 2025
Comment utilise-t-on l’IA générative en physique ? À quoi sert-elle ? Que dire à de jeunes femmes qui n’osent pas se lancer dans une carrière scientifique ? Ce sont autant de questions auxquelles, Marylou Gabrié, maîtresse de conférences au Laboratoire de Physique de l’ENS, et dont les travaux portent sur l’algorithme utile à l'intelligence artificielle, répond dans cet entretien. 
Marylou Gabrié

Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Pourquoi vous êtes-vous spécialisée en physique ?

Marylou Gabrié : J’ai grandi à Toulon. Jeune, je m’intéressais à tout, mais j’avais un faible pour les matières scientifiques. J’ai fait une classe préparatoire au Lycée Thiers à Marseille à la suite de laquelle j’ai pu, à ma grande suprise, intégrer l’ENS. J’hésitais entre les mathématiques et la physique, mais venant d’un parcours physique-chimie la marche était trop haute pour suivre les cours de mathématiques fondamentales. Au sein du parcours de physique, j’ai découvert la physique statistique. Une discipline qui n’est pas très connue mais que j’ai rapidement trouvée fascinante. Elle vise à étudier les systèmes complexes avec beaucoup de composants en interaction et elle peut donc être appliquée aussi bien aux molécules d’un gaz qu’aux neurones d’un réseau de neurones artificiels utilisé en apprentissage automatique. C’est comme cela qu’en 2015, j’ai pu débuter une thèse entre physique statistique et apprentissage automatique sous la direction de Florent Krzakala au Laboratoire de Physique de l’ENS (LPENS). Depuis, je n’ai pas quitté cette intersection entre un formalisme physique qui me plaît beaucoup et une technologie actuelle à fort potentiel. En postdoc à NYU et au Flatiron Institute, ainsi qu’en tant qu’enseignante-chercheuse à l’École Polytechnique puis à l’ENS, mes recherches portent sur l’utilisation de l’apprentissage automatique pour faciliter les simulations de systèmes physiques complexes. 

Pouvez-vous nous parler de vos recherches ? Comment les rendre accessibles au grand public ?

Marylou Gabrié : Mes recherches actuelles visent à mettre à profit l’IA générative pour simuler des systèmes physiques complexes. Dans leur usage classique, les modèles génératifs sont « entraînés » à partir de très grandes bases de données d’exemples, par exemple des bases de données d’images ou de texte selon ce que l’on souhaite faire. L’idée est de parvenir à adapter cette technologie pour générer efficacement, non pas des images ou du texte, mais les configurations d'un système physique que l’on souhaite étudier. Dans ce cas, on ne dispose pas de grandes quantités de données pour entraîner notre modèle mais d’autres formes d'information comme un modèle pour l’énergie du système. La simulation est aujourd’hui un outil fondamental pour la recherche scientifique, que ce soit en physique, en économie, en écologie etc. L’espoir est qu’en réussissant à profiter des progrès de l’IA générative on puisse simuler des phénomènes qui sont aujourd’hui hors de notre portée, d’abord parce qu’ils sont trop gros (impliquent beaucoup de degré de liberté) ou alors trop lents (nécessitent un temps de simulation trop important).  

Quelles sont les conséquences de l'IA sur votre domaine de recherche et comment l'utilisez-vous ?

Marylou Gabrié : L’IA est au cœur de ma recherche. Le défi que nous tentons de relever est de la réemployer dans un contexte différent de celui où elle a été développée et dans lequel on la voit aujourd’hui exceller. L’IA générative a déjà produit des résultats scientifiques remarquables par exemple sur la question du repliement de protéines avec AlphaFold (logiciel d'intelligence artificielle développé par Google DeepMind qui fournit une prédiction de la structure des protéines à partir de leur séquence en acides aminés, ndlr) ou sur la prédiction météo où les modèles basés sur l’IA commencent à dépasser les performances de modèles physiques plus coûteux. Dans ces exemples, les bases de données conséquentes disponibles ont joué un rôle crucial dans la réussite des approches par IA. Dans mon domaine de la physique statistique, où l’on vise notamment à comprendre les propriétés d’équilibre des systèmes physiques, nous n’avons pas de telle base de données. Nous ne sommes qu’aux prémices de l’utilisation de l’IA mais les preuves de concept initiales sont prometteuses. 

Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est l'IA générative appliquée à la physique, et peut-être en nous donnant un cas concret ?

Marylou Gabrié : En physique statistique, on cherche à caractériser les propriétés d’équilibre d’un système physique. Si cet équilibre est atteint dans le monde réel sur des échelles de temps rapides, simuler sur un ordinateur la trajectoire du système est beaucoup plus lent et il peut être impossible d’observer numériquement son équilibre. L’IA générative nous permet de générer des configurations très diverses d'un système physique d’intérêt, sans pour autant avoir à suivre précisément et fastidieusement la trajectoire physique du système. Par exemple, on peut imaginer vouloir simuler le phénomène de liaison d’une molécule médicament à une protéine cible de ce médicament. L’équilibre de liaison et séparation de la molécule et la protéine nous renseigne sur l’efficacité potentielle du médicament.

Vous avez participé à plusieurs reprises à des journées organisées par les associations Femmes et Mathématiques et Animath. Que diriez-vous à de jeunes femmes qui souhaitent se lancer dans des études scientifiques mais ne l'osent pas ?

Marylou Gabrié : Je leur dirais qu’il ne faut pas écouter leur appréhension et plutôt écouter leurs goûts. En moyenne, les jeunes femmes ont moins confiance en elles que leurs collègues masculins, mais elles ne sont pas moins compétentes ! Qu’elles le sachent, même les plus éminentes scientifiques se sont souvent dit qu’elles n’étaient pas au niveau, bien qu’elles le soient évidemment. Le plus important reste de faire ce qui nous plaît, car c’est là que l’on donne le meilleur de soi-même.