« L’histoire permet de prendre une distance salutaire par rapport aux injonctions du présent. »
Entretien avec Rahul Markovits, nouveau directeur du département d'histoire de l'ENS-PSL
Rahul Markovits est directeur du département d'histoire de l'ENS-PSL depuis la rentrée 2025. Afin d'en savoir plus sur son poste et ses missions, nous lui avons posé quelques questions. Quelles ambitions a-t-il pour ce département ? Pourquoi inciter les étudiantes et étudiants à se spécialiser en histoire ? Quelles sont les spécificités du département d'histoire ? Réponses dans cet entretien.
Pouvez-vous retracer votre parcours ?
Rahul Markovits : J’ai suivi un parcours très classique. Après deux années de classes préparatoires, j’ai été reçu au concours A/L en 2000. L’agrégation d’histoire en poche, j’ai commencé une thèse en 2005 à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne. Je l’ai soutenue en 2010, année où j’ai eu la chance d’être recruté à l’ENS comme ATER avant d’être élu maître de conférences en 2012. Une année de lectorat à l’université de Toronto et une bourse de recherche doctorale à l’Institut d’histoire européenne de Mayence m’ont aussi ouvert d’autres horizons.
Pourquoi avez-vous choisi d’enseigner l'histoire et quels sont vos sujets de recherche dans cette discipline ?
Rahul Markovits : Selon moi, l’attrait de l’histoire comme discipline intellectuelle réside dans l'équilibre qu’elle offre entre étude empirique et élaboration conceptuelle. Notre travail consiste à collecter des documents, plus ou moins inédits, et à les agencer en un récit ou une démonstration, en dialogue avec d’autres travaux en histoire et en sciences sociales. Aujourd’hui plus que jamais sans doute, alors qu'elle fait l’objet d’instrumentalisations tous azimuts, l’histoire est en prise directe avec le monde et ses enjeux - mais elle permet aussi de prendre une distance salutaire par rapport aux injonctions du présent.
Mes travaux portent sur l’histoire des mobilités au cours d’un long dix-huitième siècle qui inclut aussi la période de l’âge des révolutions. Ma thèse portait sur la circulation des comédiennes et comédiens français dans l’Europe des Lumières. Elle cherchait à repenser au prisme de leur expérience dans les cours européennes et grâce aux méthodes de l’histoire transnationale ce que l’on appelait l’ « Europe française ».
À partir de ce premier ensemble de travaux, j’ai peu à peu élargi mes horizons pour m’intéresser aux connexions entre l’Europe et l'Asie. Mon mémoire inédit d’habilitation à diriger des recherches (HDR) reconstitue la trajectoire étonnante d’un voyageur indien, Ahmad Khan, qui cherchait à se rendre à Londres depuis le Gujarat et qui se retrouva coincé en France pendant près de deux ans, entre 1793 et 1795. Cette trajectoire permet donc d’inverser le regard, de « provincialiser » la révolution française en la considérant depuis l’Inde et, au-delà, de réfléchir aux enjeux politiques et moraux de la mobilité à l’échelle globale. L’ouvrage a d’abord paru en Inde, aux éditions Permanent Black, grâce au soutien financier de l’EUR Translitterae. Une édition française doit paraître en 2026 aux Presses Universitaires de France (PUF).
Au cours de ce travail, j’ai été amené à m’intéresser aux drogmans, les traducteurs qui servaient d’intermédiaires dans l’empire ottoman. C’est à ces drogmans et à leurs activités que je consacre actuellement mes recherches, dans le cadre d’une réflexion plus générale sur le contact des langues à l’époque moderne qui fera l’objet de mon séminaire de recherche au second semestre.
Vous êtes, depuis le 1er septembre 2025, le nouveau directeur du département d'histoire de l'ENS. Que représente pour vous cette nomination ?
Rahul Markovits : C’est un honneur bien sûr. Il s’agit de reprendre le flambeau en quelque sorte. Mais il ne faut pas exagérer le poids symbolique de cette fonction : le rôle du directeur ou de la directrice est simplement de donner de son temps pour animer, en étroite collaboration avec la directrice des études (Sylvia Estienne) et notre gestionnaire (Sophie Tissandier), un collectif de travail. Il s’agit d’assurer la liaison avec les laboratoires, les autres départements, la direction et l’ensemble des services de l’ENS. Cela permet de découvrir autrement l’institution, de l’intérieur pour ainsi dire.
Quelles ambitions avez-vous pour ce département et quelle trajectoire souhaitez-vous donner à vos missions ?
Rahul Markovits : Nous souhaiterions mieux faire connaître nos activités auprès des étudiants de l’université et surtout des classes préparatoires qui constituent notre vivier de recrutement principal. Malgré des évolutions, les concours, en histoire, sont parfois un peu décalés par rapport aux enjeux actuels de la recherche. Nous souhaiterions réduire cet écart, dont nous constatons qu’il est beaucoup moins important pour les étudiants du Cycle Pluridisciplinaire d'Études Supérieures (CPES).
Nous souhaiterions aussi encourager la participation des étudiants à la vie scientifique du département à tous les niveaux. Cela peut passer par l’organisation de séminaires étudiants, par la participation à des événements culturels et scientifiques (à l’image de la Semaine de l’Histoire que nous organisons tous les deux ans), mais aussi par la prise de conscience que le département, loin de n’offrir qu’une préparation à l’agrégation, offre la possibilité de tracer un chemin intellectuel et scientifique. Il est important que nos étudiants aillent voir ailleurs, dans les universités ou à l’étranger, mais ils doivent aussi prendre conscience que, dans le cadre de PSL, les enseignants-chercheurs de l’ENS ont vocation à encadrer les recherches de certains depuis le master jusqu’au doctorat. Notre corps enseignant est aujourd’hui composé de plusieurs jeunes doctorantes et doctorants qui font leurs thèses avec des enseignants-chercheurs du département après y être passés comme étudiants.
Nous cherchons enfin à élargir et diversifier notre offre de cours. Le recrutement récent d’Augustin Jomier, maître de conférences à l’INALCO, sur un poste de cumulant, grâce à des crédits débloqués par l’a-Ulm, nous permet ainsi d’étoffer notre maquette avec un nouveau cours sur l’histoire du monde musulman aux époques moderne et contemporaine. Notre maquette est aussi alimentée par les propositions d’enseignements des chercheuses et chercheurs CNRS de l'Institut d’histoire moderne et contemporaine. Nous souhaiterions consolider ces collaborations et associer ces chercheurs plus étroitement encore à nos activités. Mais au-delà, nous avons surtout besoin de postes : avec seulement 5 enseignants-chercheurs titulaires à plein temps, nous sommes, en l’état actuel, beaucoup trop peu nombreux pour assurer l’ensemble de nos missions. L’emprise des tâches administratives se fait souvent au détriment de la recherche et mord aussi sur notre activité pédagogique.
Comment inciter les étudiants qui entrent à l'ENS à venir y étudier l'histoire ? Quelle est la particularité des enseignements de ce département ?
Rahul Markovits : Le département couvre toutes les périodes de l’histoire et vise à offrir aux étudiants un aperçu au moins des derniers renouvellements historiographiques dans tous les domaines. C’est la fonction des cours d’initiation plus particulièrement destinés aux nouveaux entrants. Quant aux séminaires, ils sont un peu nos laboratoires, là où nous élaborons avec les étudiants la recherche, au contact des documents, de nos dernières lectures et des travaux de nos collègues.
Notre marque de fabrique, pour les périodes moderne et contemporaine, est l’histoire transnationale - le master d’histoire transnationale, que nous pilotons avec l’École nationale des chartes dans le cadre de PSL, fêtera en 2026 ses 10 ans ! Cette approche, qui permet de dépasser les compartimentages traditionnels, conserve aujourd'hui tout son potentiel heuristique, qui s’applique aujourd’hui à de nouvelles thématiques (migrations, environnement, trafics illicites).
Le département est par ailleurs à la pointe de la recherche dans plusieurs domaines importants comme l’histoire économique de l’Antiquité gréco-romaine, l’histoire des pratiques de l’écrit au Moyen-Âge.
Enfin, plusieurs cours développés ces dernières années ont pour objectif de sensibiliser les étudiants aux usages contemporains de l’histoire, dans une perspective qui croise les études mémorielles et ce que l’on appelle aujourd’hui l’histoire publique. L’histoire, en effet, n’est pas le monopole des historiennes et des historiens - ce qui est heureux, mais les force à réfléchir en retour à ce que signifie pour leur discipline son omniprésence politique et médiatique.
