La victoire de Donald Trump vécue de l’intérieur des campus : le témoignage de deux étudiants de l’ENS-PSL
Yacine Chitour étudie les sciences sociales à l’ENS et à l’EHESS. Saly Touré étudie également au département de sciences sociales de l'ENS, en master "Pratique de l'interdisciplinarité en sciences sociales". Ils sont cette année tous les deux aux Etats-Unis dans le cadre d'échanges de lectorat, Yacine à Columbia, à New York et Saly à Yale. Ils nous livrent ici leur sentiment sur la victoire de Donald Trump, vécue sur place.

Vivant aux États-Unis, comment avez-vous accueilli la nouvelle de l’élection de Donald Trump ? Cela va-t-il changer quelque chose pour vous ?
Saly Touré : Je n'ai pas été surprise par la réélection de Trump, d’autant plus que la tendance en sa faveur s’est dessinée assez tôt au cours de la soirée électorale. Les autres étudiants et étudiantes avec qui j’étais n’étaient pas beaucoup plus optimistes. Cela dit, il reste troublant de le voir revenir au pouvoir malgré les conséquences de son premier mandat. Les Démocrates ne sont que partiellement revenus sur le démantèlement des régulations environnementales ou la politique migratoire entrainant la séparation des familles à la frontière avec le Mexique par exemple. Le second mandat s’annonce encore plus dévastateur dans ces domaines entre autres. Être ici permet surtout de mieux mesurer les effets concrets de ces décisions.
En revanche, j’ai été étonnée par la réaction des étudiants et étudiantes sur le campus de Yale. Il y a une forme d’apathie politique, alors que je m’attendais à voir des rassemblements organisés dans les jours suivant l’élection ou en vue de l’investiture, qui coïncide avec le Martin Luther King Day. Beaucoup d’entre eux étaient affligés, mais cela n’a pas trouvé d’expression politique. Il y a eu une quarantaine d’arrestations sur le campus l’an dernier dans le cadre des mobilisations pour la Palestine, ce qui a marqué les étudiants et étudiantes.
Je ne pense pas que l’élection de Trump m’affectera directement. Je dispose d’un passeport français et je suis accueillie par une institution prestigieuse, qui plus est seulement pour quelques mois. La situation est différente pour les étudiants et étudiantes étrangers qui effectuent l’intégralité de leur cursus ici, particulièrement ceux venant de pays qui ont été ciblés par le « travel ban » du premier mandat de Trump (Iran, Soudan, Syrie, Lybie, Kirghizstan etc…). Dans l’immédiat, je pourrais potentiellement pâtir d’une libération de la parole et des actes racistes après l’investiture de Trump, ce que craignent également les étudiants et étudiantes concerné.es ici.
Yacine Chitour : J’ai passé la soirée électorale avec plusieurs autres étudiants internationaux. À mesure que la victoire de Trump se concrétisait sur les écrans de télé et de smartphone, la soirée festive tournait au spectacle de consternation. Après un été déjà mouvementé en France, j’avoue moi-même avoir eu du mal à ressentir quoi que ce soit. Ce qui m’a le plus frappé est sans doute la résignation du camp démocrate — et plus généralement des milieux plus ou moins de gauche — face à cet échec, et peut-être aussi son effarement : j’ai l’impression que personne ne s’y attendait. Pour ma part, j’ai un passeport français, donc j’estime pour l’instant être en sécurité, peut-être que je me trompe. Je ne peux malheureusement pas en dire autant des autres nationalités, et surtout des personnes sans-papiers.
Certaines universités américaines conseillaient à leurs étudiants et étudiantes étrangers de revenir aux États-Unis avant le lundi 20 janvier 2025, afin d’éviter un éventuel travel ban. Cela vous inquiète-t-il pour la suite de votre séjour sur le territoire ?
Saly Touré : A priori je ne suis pas concernée par cette politique, donc je ne m’inquiète pas à titre personnel. Cependant, je comprends cet avertissement. Ce qui est rarement souligné, c’est que certains étudiants et étudiantes étrangers notamment originaires du Moyen-Orient sont déjà soumis à des visas à entrée unique (« single-entry visa »), les obligeant à rester sur le territoire étatsunien pendant toute la durée de leurs études. Ils ne peuvent donc pas retourner dans leur pays ou voir leur famille pendant plusieurs années. Ce type de restrictions pourraient être étendues à d’autres pays. Cela soulève la question de l’avenir à plus long terme des étudiants internationaux : est-ce qu’ils pourront encore s’inscrire en master ou tenter de trouver un emploi aux États-Unis ? Il y a toutefois des divisions internes au camp trumpiste sur ce sujet. Elon Musk plaide en faveur du maintien de certains visas pour les travailleurs qualifiés, en particulier dans le secteur de la tech, alors que la base et des figures du mouvement MAGA comme Steve Bannon y sont opposés.
Yacine Chitour : Je suis resté sur le territoire états-unien pendant le « winter break », je n'avais donc rien de prévu de particulier à ce sujet. Je ne suis pas très inquiet : si je dois rentrer en France à cause de restrictions d’immigration, je le ferai. Certes, mes camarades doctorant·es étranger·ères sont bien plus préoccupé·es par le renouvellement de leurs titres de séjour, ou par l’imposition de frais de scolarité plus importants. Mais je quitte le pays dans quelques mois, et ne crois donc pas être spécialement touché pour l’instant. Je me fais davantage de soucis pour les femmes, les personnes sans-papiers et de leurs familles, déjà malmenées lors des mandats précédents, pour les minorités de genre et les classes populaires. Des mesures effrayantes ont d’ores et déjà été annoncées par le nouveau locataire de la Maison-Blanche.
D’après vous, quelles conséquences cette nouvelle investiture va-t-elle avoir sur le monde de la recherche académique ?
Saly Touré : Son investiture ne présage rien de bon là aussi. La Floride, gouvernée par Ron DeSantis, a servi de laboratoire pour les politiques ultra conservatrices en matière d’enseignement supérieur et de recherche (ESR) ces dernières années. Une loi adoptée l’an dernier interdit aux universités publiques de cet état d’allouer des fonds à des programmes liés à la diversité, à l’équité et à l’inclusion. Cette mesure aura un impact direct sur les étudiants les plus défavorisés, issus de minorités et/ou LGBT. DeSantis a également encouragé la suppression des cours portant sur le genre ou les questions raciales dans les universités. Si ces mesures sont généralisées, elles auront des effets non seulement sur la production des savoirs et les libertés académiques, mais aussi sur l’emploi universitaire puisque de nombreuses universités américaines ont des départements entièrement dédiés à ces questions. Les sciences sociales, les arts, et les sciences environnementales semblent être les disciplines les plus menacées, et ont donc tout intérêt à s’allier. À l’inverse, des investissements ont déjà été annoncés dans des domaines comme l’intelligence artificielle, les biotechnologies et l’exploration spatiale. Sur le plan institutionnel, des réductions des protections offertes par la « tenure », équivalent du statut de professeur des universités, sont aussi prévues. Le "Project 2025", conçu par le think tank d’extrême droite Heritage Foundation – auquel contribuent d’anciens membres de la première administration Trump – et qui parait servir de programme officieux à Trump, propose carrément de dissoudre le département de l’Éducation. Encore une fois, il est difficile pour l’instant de savoir si tout cela verra vraiment le jour et à quel degré.
Yacine Chitour : La première investiture a encore des conséquences sur l’enseignement supérieur et la recherche aux États-Unis, à commencer par la dernière décision de la Cour Suprême sur l’action positive dans les admissions des universités. Le deuxième mandat pourrait bien rendre encore plus inégalitaire un système qui l’est déjà très largement. L’an passé déjà, le parti républicain plaidait pour la suspension du financement fédéral de la recherche à Columbia, qui représente près d’un milliard de dollars chaque année. Et puis il se pourrait bien que Trump restreigne l’accès des étudiant·es étranger·ères aux universités états-uniennes, mette fin aux aides aux étudiant·es les moins favorisé·es, et suspende les financements publics aux agences de recherche en humanités, en arts et en sciences sociales, mais aussi en sciences de l’environnement. C’est tout le modèle de financement d’une partie de la recherche et de l’enseignement qui pourrait être remis en cause, en particulier dans les universités publiques, qui dépendent le plus des aides des états et du gouvernement fédéral. Pour les universités privées comme Columbia, il est désormais question de les soumettre au même schéma fiscal que les autres entreprises, ce qui détériorerait leurs finances, et donc les moyens alloués à la recherche. On peut vraiment s’attendre à ce que ces menaces pèsent tout spécialement sur les savoirs critiques.