Les Jeudis de l’histoire et de la philosophie des sciences

Entretien avec Sophie Roux et Mathias Girel

À l’ENS, depuis plusieurs années, les Jeudis de l’histoire et de la philosophie des sciences (JHPS) offrent à toutes et à tous un large panorama des recherches et des questionnements en histoire et philosophie des sciences.  
Entretien avec les organisateurs de ce cycle depuis sa fondation : Sophie Roux et Mathias Girel.
Jeudis HPS

Entretien avec Sophie Roux et Mathias Girel

 

La fluidification des échanges et le rétrécissement de la géographie influent-ils sur l’histoire et la philosophie des sciences ?
 
Comme toutes les disciplines, celles-ci se sont largement internationalisées. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, on a vu ces vingt dernières années se développer concomitamment une forme de mondialisation, autrement dit d’homogénéisation, de sorte que les discussions à Berlin, à Rio et à Oxford, portent sur les mêmes sujets et utilisent les mêmes références, et une forme de revendication de localité, via la notion de savoir situé, d’histoire globale ou d’histoire transnationale.

Comment se fait le choix des thématiques du séminaire dont la vocation est de rassembler des travaux venant de multiples institutions ?

Il se fait de manière collégiale, en fonction des spécialités et des intérêts des uns et des autres. Cela permet d’avoir un spectre assez large ; nous essayons ensuite d’être vigilants aux angles morts qui pourraient être les nôtres. Chaque année a sa coloration particulière et le répertoire qui se constitue sur le site des SAVOIRS-ENS permet de prolonger l’expérience et de compléter les apports propres d’une année universitaire par ceux des années précédentes.

Pourquoi retenir des contenus singuliers, voire insolites pour certaines conférences ?

Effectivement La vie intellectuelle des vampires, Microhistoire d'un accident médical en Afrique, Le statut moral des animaux hybrides, ou cette année, la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire sur l’esprit de l’Ours peuvent apparaître comme des sujets rares. Lorsque nous invitons un.e collègue, nous ne connaissons pas le titre qu’il.elle va nous donner. Nous sommes parfois les premiers surpris ! Cela dit, si certains accrochent ou éveillent la curiosité, en règle générale, les exposés portent sur des questions touchant à des questions fondamentales. Inversement, il peut y avoir des surprises cachées et des démarches originales derrière des titres en apparence plus ordinaires…

Le séminaire est ambitieux et exigeant, peut-il être suivi par tous ?

Oui, bien sûr, et c’est même très souvent le cas, car il fournit une introduction au domaine dans lequel il s’inscrit. Il est d’ailleurs fort suivi, car il remplit en général la salle dans laquelle il a lieu et de ce fait, la seule limite est la salle qui nous est confiée ! La partie « discussion », qui occupe une moitié de la séance, est extrêmement importante à nos yeux, et il faut que cela reste possible, que le public puisse échanger avec nos invités.

« Le croisement des disciplines peut être fécond, mais il ne doit en aucun cas devenir un mot d’ordre. »
 

Comment qualifier l’apport contemporain de ces disciplines à la compréhension du monde ?

Nos sociétés sont largement déterminées par les sciences et les techniques. Pour les comprendre, il est impossible d’ignorer celles-ci, mais, pour connaître les sciences et les techniques, il est impossible de s’en rapporter seulement aux discours que tiennent les scientifiques sur leur propre pratique : il faut avoir des outils d’analyse, qui sont ce que contribuent à apporter l’histoire, la sociologie, la philosophie des sciences. Mais, par-delà la question de l’utilité de l’histoire et de la philosophie des sciences dans les débats contemporains, il faut reconnaître que ces disciplines présentent un intérêt propre et qu’il est important de ne pas les instrumentaliser en les réduisant aux rôles qu’elles pourraient avoir dans les débats d’aujourd’hui. D’une part, leurs apports sont multiples, y compris des apports « désintéressés » ; d’autre part, pas plus que quelque discipline que ce soit, elles ne donnent de solution miraculeuse aux problèmes qui sont les nôtres.

En un mot, comment dire l’histoire de ce cycle ?

Ce séminaire est né en 2012, organisé par Michel Morange et nous-mêmes, il s’agissait de présenter une série de conférences illustrant la diversité des styles en histoire et philosophie des sciences. Le nom des « Jeudis » était un clin d’œil amical aux Lundis de la philosophie de Francis Wolff. Le séminaire a très vite intéressé non seulement les élèves et les étudiants de Master littéraires, mais aussi ceux de Master scientifiques.

 

Qu’apporte le croisement des disciplines à la recherche scientifique ?

 

Il est très difficile d’avancer des énoncés généraux. S’il s’agit de dire qu’un éclairage historique et conceptuel peut intéresser nos collègues scientifiques et leurs étudiants, c’est bien souvent le cas. S’il s’agit d’une thèse plus forte consistant à défendre l’idée qu’il faudrait systématiquement croiser les disciplines, il y a eu bien des travaux historiques et épistémologiques qui défendaient l’idée que les découvertes se font de manière privilégiée aux frontières ou aux croisements des disciplines. C’est très flatteur pour les scientifiques, qui se trouvent ainsi érigés en marginaux capables de transgresser les frontières des disciplines existantes. Mais si on ne s’est pas donné les moyens de déterminer épistémologiquement et sociologiquement ce qu’est une discipline et les rapports qu’elle peut entretenir avec d’autres disciplines, on ne fait qu’entretenir une mythologie… Et puis, nous savons bien que, dans tous les domaines, il y a des travaux fondamentaux qui se font au cœur même d’une discipline, très loin de ses frontières avec les autres disciplines. Bref, le croisement des disciplines peut être fécond, mais il ne doit en aucun cas devenir un mot d’ordre.