GaliENS - Club des normaliens médecins

Rencontre avec Astrid Chevance

Rencontre avec Astrid Chevance, la présidente de l’association GaliENS, le Club des normaliens médecins, qui nous raconte son parcours et son engagement.

Astrid Chevance

Vous êtes présidente de l’association GaliENS, créée en 2018 à l’ENS, pouvez-vous nous décrire votre parcours ?

Après avoir passé un bac S franco-allemand, j’ai fait mon hypo et ma khâgne BL au Lycée Lakanal de Sceaux. J’ai intégré l’ENS en 2006 et j’y ai découvert ma vocation pour la recherche en sciences sociales. Après l’obtention de l’agrégation d’histoire-géographie, j’ai immédiatement bifurqué vers la médecine, avec l’idée de faire de la recherche appliquée aux soins des troubles psychiques. En parallèle de ce cursus en médecine, j’ai effectué un master en sociologie des professions et un master en méthodes de la recherche clinique et biostatistiques. Actuellement, je suis doctorante en épidémiologie, je travaille au Centre de recherche en Epidémiologie et Statistiques, à l’Hôtel Dieu, dans une équipe de méthodologistes menées par les professeurs Ravaud et Boutron. Notre travail consiste à développer des méthodes pour évaluer les bénéfices et les effets indésirables des traitements des maladies chroniques. Je m’intéresse plus particulièrement aux méthodes qui permettent de recueillir et de préserver la perspective des patients lors de ces évaluations.

Comment est née l’idée de cette association ? Quelle est son ambition ?

L’expérience du passage des cours d’histoire à ceux de médecine a été déconcertante. Il faut réellement s’acculturer à de nouvelles pratiques pédagogiques, à de nouvelles langues (celle de la biologie, de la clinique, etc.) et à de nouvelles sociabilité étudiantes et professionnelles. Le monde médical est très codifié et hiérarchisé. Le compagnonnage est par exemple un des modes d’apprentissage le plus important dans l’hôpital. J’ai eu la chance d’être très bien accompagnée par mon frère, qui était lui-même étudiant en médecine à ce moment-là, et conseillée par des normaliens qui avaient aussi suivi le double cursus. Leur partage d’expérience m’aide à construire un double parcours de clinique et de recherche.

Avec Théodore Soulier (Bio 2008) et Nicolas Obtel (MS 2017), nous avons pris l’initiative de créer cette amicale pour permettre aux normaliens qui rejoignent médecine, mais aussi aux étudiants en médecine qui intègrent l’Ecole via les programmes Médecine Sciences et Médecine Humanités,  de se sentir moins « perdus » dans cette double identité clinique/recherche. Un autre aspect nous a semblé important : celui de pouvoir faire vivre dans l’Ecole, qui est un centre de la vie intellectuelle, des animations scientifiques autour de la médecine.

« Je crois en la force de critique des Humanités avec leur pouvoir réflexif singulier et salutaire »

Qu'entend-on par humanités médicales ?

Les humanités médicales sont une tradition ancienne, et notamment anglo-saxonne. En France, ces humanités ont été un peu cantonnées à « l’éthique » avec une dilution importante de ce concept. Il me semble que le savoir médical ne doit pas se limiter à un savoir biologique, mais doit élargir son corpus à un savoir anthropologique et sociologique. La médecine comme pratique clinique n’est pas une activité exclusivement biologique mais une activité sociale, qui met en scène des personnes, leurs groupes d’appartenance, dans un certain type d’organisation sociale. On sait que tout cela a une influence sur le cours de la maladie et la réponse au traitement. L’efficacité en vie réelle d’un médicament ne se résume pas à sa pharmacologie, mais englobe aussi la capacité du système de soin à administrer le bon traitement à la bonne personne au bon moment.

L’idée n’est absolument pas d’aller contre la tendance actuelle du dénigrement de la recherche biomédicale et de la médecine comme pratique fondée sur les sciences de la vie, mais d’insister sur l’indispensable complémentarité de ces savoirs pour améliorer notre capacité à soigner. Je crois en la force de critique des Humanités avec leur pouvoir réflexif singulier et salutaire, je pense particulièrement à l’épistémologie et la sociologie des sciences qui pourraient probablement investiguer plus avant la recherche biomédicale. J’ai participé au lancement du programme Médecine-Humanités à l’ENS en novembre 2018 car je suis convaincue qu’il ne faut pas réduire les Humanités médicales à un supplément d’âme. En tant que recherche appliquée, elles peuvent par leur travail de production de connaissance et de critique interne, contribuer directement à l’amélioration des soins.

« L’efficacité en vie réelle d’un médicament ne se résume pas à sa pharmacologie, mais englobe aussi la capacité du système de soin à administrer le bon traitement à la bonne personne au bon moment. »

Si vous aviez des moyens illimités et le pouvoir d’agir ?

« Avec des si », je voudrais tenter de restructurer le champ de la recherche clinique en France mais aussi à l’échelle européenne et internationale pour limiter le gâchis de la recherche, c’est-à-dire l’allocation vaine de ressources, notamment publique, mais aussi de temps médical et d’investissement personnel des patients. L’adéquation des moyens employés pour répondre à la question de recherche doit recevoir une attention particulière, de même que l’atomisation des projets de recherche particulièrement importante dans la recherche clinique. Il faut coordonner les efforts dans des projets ambitieux, faisables et qui se donnent les moyens d’accomplir ce qu’ils briguent.

Dans mon domaine d’expertise, l’évaluation des thérapeutiques de la dépression, les critères utilisés pour juger si les thérapeutiques sont efficaces, sont peu standardisés, pas très utiles pour guider la décision thérapeutique et peu pertinents pour les patients. Lorsqu’on sait qu’un essai thérapeutique sur plusieurs centaines de patients coûte près du million d’euros, cela montre l’urgence d’une telle amélioration des standards de la recherche. Par ailleurs, on remarque que ces études sont conduites sur un petit nombre de patients, et sur un temps court, alors qu’on aurait besoin d’étude longitudinale sur un grand nombre de personnes. L’effondrement de l’investissement dans le développement de médicaments pour les troubles psychiques et la difficulté pour les autorités à prendre des décisions sur l’autorisation de nouveaux médicaments en France et la fixation de leur prix est une des conséquences directes de cette faiblesse méthodologique des essais thérapeutiques.

Sur un autre plan, il me semble aussi important de défendre l’idée qu’adosser la médecine à la science, loin d’être une pratique déshumanisante, permet de « faire mourir les théories à notre place », selon le mot de Karl Popper. En effet, le paradigme des années 90 de la « médecine fondée sur les preuves » propose d’asseoir la décision médicale sur un trépied : les données de la science, l’expérience du clinicien et la perspective du patient. Concrètement, cela signifie qu’il faut dans les années à venir apprendre à mieux articuler ces trois éléments, mais n’en abandonner aucun. La recherche est un soutien essentiel de la pratique clinique, polymorphe:  une meilleure connaissance des maladies, le développement de nouvelles méthodes diagnostiques, pronostiques et bien sûr thérapeutiques.

Par ailleurs, une meilleure connaissance du système de soin, des personnes impliquées dans la relation de soin et des effets sociaux et psychologiques des maladies, sont nécessaires. Dans tous les cas, il faut des « passeurs », entre les chercheur.e.s et les clinicien.ne.s., les résultats de la recherche peuvent rarement être appliqués immédiatement à la pratique clinique. Il me semble que les normaliens-médecins sont particulièrement bien équipés pour effectuer ce rôle de pivot entre deux mondes.

Un programme d’activités au plus près de l’actualité médicale

Nous avons initié cette année le séminaire médical de l’ENS...Chaque mois, un médecin-chercheur vient y présenter l’actualité clinique et scientifique d’une pathologie. Par exemple, nous avons eu une présentation sur le cancer bronchique non à petite cellules, le syndrome de stress post-traumatique, la toxicité des nouvelles drogues récréatives etc. Nous organisons aussi un système de tutorat entre jeunes et vieux « conscrits ». Enfin au mois de janvier, nous proposons une soirée d’information sur la passerelle en médecine qui a beaucoup de succès !

Un message de GaliENS à destination des futurs étudiants en médecine ?

Nous sommes là pour vous aider à devenir médecin ET chercheur. La tentation d’abandonner une des deux compétences, et au-delà, une des deux identités est grande parce que la charge est lourde, mais ces profils sont essentiels. Courage !