L’enseignement à distance à l’ENS

Retours croisés d’expérience

Géosciences, mathématiques, biologie, littératures et langages, philosophie, histoire… Depuis mi-mars, professeurs et étudiants des 15 départements de l’ENS vivent à l’heure de l’enseignement à distance. Qu’en disent-ils ?
Alexandre Barboni
Alexandre Barboni à son bureau de confinement

Depuis quelques semaines, professeurs et normaliens ont dû s'adapter en un temps record à un nouveau mode d'enseignement et d'apprentissage. Nouveaux outils et espaces de travail, transformation des liens pédagogiques et parfois sociaux... chacun a réinventé sa façon de travailler et fait preuve d’adaptation face aux différentes contraintes, qu’elles soient physiques, psychologiques techniques. Enseignants et étudiants témoignent.

 

Vigilance face au risque de décrochage des étudiants

Justine Knebelmann, en 3e année de doctorat à l’ENS, enseigne au département d’économie. Elle qui n’avait jamais donné de cours en ligne remarque avec intérêt que « pour certains élèves, la participation semble plus fréquente et plus facile dans un cours en ligne, que dans un cours en présentiel. Ce n’est bien sûr pas une règle générale, et dépend des personnalités de chaque élève ». La chercheuse observe que certaines personnes sont plus à l’aise pour poser une question avec le chat du logiciel de visioconférence qu’à l’oral. Devant la souplesse de communication proposé par ces outils informatiques, elle préfère donc leur laisser le choix.

De manière générale, depuis le passage en tout à distance, l’enseignante a fait la part belle aux échanges avec les élèves, en veillant à ce que tout le monde participe : « de mon point de vue, il est plus facile de décrocher ou de se laisser déconcentrer quand on suit un cours à distance que dans une classe. Cela lui permet d’avoir des séances de travail très dynamiques et interactives, « peut-être plus que si je les avais données en présence physique ».
Par exemple, lors d’une séance consacrée à la correction d’un devoir maison, elle a invité les étudiants à prendre tour à tour la parole pour répondre aux différentes questions alors qu’en présentiel, elle aurait fait elle-même l’exposé. Même processus lors des exercices effectués directement en classe virtuelle — « au lieu de leur laisser un temps de réflexion individuel comme on l’aurait fait en classe, nous avons tout fait sous forme de discussion et questions-réponses collectives. » explique-t-elle.

Par ailleurs, pour les cours dont l’objet est l’utilisation de logiciel d’analyse statistique et l’entraînement au codage, le cours en ligne permet facilement d’effectuer des partages d’écran entre et avec les élèves. Tout le monde peut suivre en temps réel la rédaction des commandes et la visualisation des résultats, poser des questions ou faire des retours en cas d’erreur. « On peut très rapidement basculer d’un écran à l’autre, et cela a donné lieu à des cours finalement plus interactifs que les cours équivalents donnés en présentiel, ou chacun reste focalisé sur son propre travail et son propre ordinateur, tandis que je passe dans les rangs pour faire des retours ».

Pour Jérôme Deauvieau, professeur de sociologie et directeur du département de sciences sociales de l’ENS-PSL, il est essentiel dans le contexte actuel, d’adapter les enseignements en réduisant par exemple le volume des cours et la charge de travail demandée aux étudiants, en étant très attentif aussi aux plus fragiles qui risquent de décrocher.

"Maintenir un lien pédagogique est essentiel aujourd’hui – cela fait d’ailleurs beaucoup de bien au moral. Mais attention à ne pas trop en faire, ce qui pourrait entraîner fatigue et stress autant du côté des étudiants que des enseignants. "

« Pour ma part, selon la place de mes cours dans le cursus, j’ai opté dans un cas pour une combinaison de cours hebdomadaires à distance avec envoi systématique de documents pédagogiques ad hoc et dans un autre, pour l’annulation des séances prévues, remplacées par des dossiers documentaires envoyés par mail. Le maitre-mot est vraiment l’adaptation pédagogique, en espérant un retour à la normale au plus tôt pour retrouver le contact humain direct avec nos étudiants. »
Une attention prêtée aux interactions accrue et à laquelle les normaliens sont très sensibles.

 

Faire face aux difficultés techniques

Marina Giovannetti est actuellement en 3e année de licence de biologie après deux ans en classe préparatoire. Elle s'est réorientée après avoir suivi à la sortie du lycée une année de PACES (première année commune aux études de médecine et de pharmacie) à l’université Pierre et Marie Curie, où elle avait déjà pu expérimenter les cours par visio-conférence. Des cours diffusés en direct sur le site de la faculté et enregistrés aussi pour la réécoute. À l’ENS, elle a bénéficié de l’enseignement à distance pour tous les cours qu’elle suit : ceux de biologie mais aussi ceux de langues, qu’elle prend en dehors de son département.
Pour elle, il y a un réel effort de la part de l’équipe enseignante et des intervenants extérieurs afin de « rendre le cours aussi normal que d’habitude : les logiciels que nous utilisons nous permettent à tous de parler, les cours sont donc aussi dynamiques que d'ordinaire. Les étudiants posent des questions, les professeurs sont à l'écoute. »
Elle regrette cependant que, pour la plupart des cours, toutes les caméras des élèves doivent être éteintes. « Nous n'avons pas le choix, quand le réseau ne le supporte pas, nous devons réduire au maximum l'image transmise. Mais je trouve que cela rend les choses assez froides, et doit être aussi particulièrement difficile pour la personne qui enseigne. »

Très importants pour l’étudiante, ces temps de cours lui permettent de garder un rythme de vie normal. « Se lever le matin, faire une pause à midi, ne pas travailler trop tard. Faire une vraie différence entre la semaine et le week-end. Cela me permet aussi de rester en contact avec les personnes qui m’entourent, envoyer des mails à nos professeurs. Dans ce genre de situations, certains s'isolent très rapidement. Prendre des nouvelles et en donner me semble important. »

En plus de l’éloignement, Marina Giovannetti fait face à un réseau wifi instable. Confinée avec sa famille, il lui est aussi difficile d’être au calme. Autant de contraintes techniques et physiques, dont elle identifie bien qu’elles peuvent mener au décrochage des cours.

Marina Giovannetti
Marina Giovannetti est retournée à la maison familiale, d'où elle suit les cours à distance de l'ENS

 

Pour Alexandre Barboni, en master 2 au département de Géosciences, il est indispensable d’avoir un endroit connecté à Internet où l’on peut être seul. « Là où je suis nous sommes cinq à nous partager une seule salle bien connectée, donc on essaie de faire un planning et parfois il faut décaler des réunions ou essayer de moins parler faute de pouvoir s’isoler. »

L’étudiant a aussi eu des difficultés face au changement des conditions d’évaluation. Le confinement est tombé lors d’une semaine charnière, entre plusieurs examens et le début de son stage de fin d’année. « Certains des cours de mes amis ont ainsi été validés par des QCMs en ligne, d’autres par devoir maison, et j’ai pour ma part dû faire un examen en temps chronométré par mail explique l’étudiant. Comme en plus la matière ne se prêtait pas à des réponses purement rédigées, il fallait joindre des schémas et inclure des équations, ce qui n’est pas évident sur un ordinateur surtout en temps limité, et le scanner ne rend pas forcément mieux. Nous sommes dans une crise et certaines situations qui n’ont pas pu être pensées en amont ont pu être laborieuses. »

 

Réinventer sa manière de travailler et rester vigilant avec les outils disponibles

Épaulés par les directeurs et directrices des études des départements et des responsables de masters, les enseignants ont appris à maîtriser les nouveaux outils numériques et ont imaginé des solutions adaptées au contexte de leur cours et à leur public. Ils ont aussi parfois identifié et mis en place des applications plus adaptées à leurs besoins et à leur discipline.

Par exemple, Justine Knebelmann a passé beaucoup de temps à se préparer, pour adapter ses contenus au format en ligne, planifier le déroulement des cours et leurs aspects techniques : quels documents partager avant et après la session, lesquels montrer en partage d’écran pendant… Cela lui a permis d’enrichir ses méthodes d’enseignement habituelles : « les cours en ligne sont aussi l’occasion pour moi d’avoir recours à des matériaux nouveaux, autant pour varier les formats que pour mettre à profit les possibilités de l’’interface - par exemple une série de vidéos très courtes qui synthétisent de façon créative des résultats récents de la recherche, sur lequel j’ai pu élaborer des exercices d’économétrie. »

Une perspective tempérée par Jérôme Deauvieau qui rappelle que « la mise en œuvre d’une continuité pédagogique dans un moment comme celui que nous vivons demande une réflexion approfondie de la part des enseignants ». Et si les premiers retours des professeurs et des normaliens sont plutôt positifs, le professeur appelle à analyser avec prudence l’apport de ces outils : « l’écueil consisterait à considérer que les outils techniques permettraient de poursuivre l’enseignement « comme si de rien n’était ». Rien n’est plus faux. Les études disponibles sur l’usage des MOOC invitent à la prudence. Présentées comme une solution « neutre » et « pratique » de diffusion des savoirs – souvent même comme un outil de démocratisation – les solutions d’enseignement à distance sont souvent très inégalitaires et ne sont en aucune façon un substitut à l’enseignement en présentiel. Une première enquête statistique « à chaud » menée par Pierre Mercklé – professeur de sociologie à l’université Grenoble Alpes – va clairement dans ce sens. Sachant cela, il me parait essentiel de bien réfléchir nos pratiques d’enseignements. La continuité pédagogique ne va pas de soi. »

Il salue aussi l’engagement de « la direction des études de l’École qui s’est fortement mobilisée au moment de l’arrivée de l’épidémie pour tester les outils disponibles et accompagner leur prise en main par les enseignants. Ce travail a été effectué dans des conditions difficiles et a permis une bascule quasi-instantanée vers l’enseignement à distance. Les outils sélectionnés fonctionnent très bien – à partir du moment bien sûr où l’on dispose d’une bonne connexion Internet.»

Et pour l’enseignant, un problème de principe, beaucoup plus large a été mis au jour par cette crise et le recours massif à l’enseignement à distance. « La continuité du service public d’enseignement supérieur est réalisée pour une large part via des outils développés par des entreprises privées - qui d’ailleurs se portent très bien en ce moment : + 40 % en bourse depuis le 10 mars pour l’un des leaders du marché - sans aucun contrôle administratif et technique. Je me désole de constater que l’enseignement supérieur n’est pas autonome sur le plan technologique pour assurer sa continuité d’activité lors d’une crise sanitaire. Nous retrouvons là comme ailleurs les effets délétères du désengagement de l’État dans de nombreux domaines. Puisse cette crise sanitaire être l’occasion d’une prise de conscience de l’importance des services publics et de la fonction publique qui ne sont pas une « charge » mais un atout décisif pour répondre aux besoins fondamentaux des citoyens, lutter contre les inégalités et préparer l’avenir. »

En tout cas, à l'ENS, la réflexion sur l'enseignement à distance est maintenant sur la table et se prolongera très certainement toute l'année 2020-2021.