Un atelier de diction théâtrale 2.0

Moi, narcissique ? De La Fontaine à Devos

Anne-Marie Paillet, maîtresse de conférence au département de Littérature et langages (LILA) de l’ENS-PSL, dirige l’atelier de diction théâtrale depuis 2012. Dans cet espace, elle propose aux étudiants une autre manière de s’approprier le texte littéraire. En période de confinement, cette mission a pris une tournure inédite. Retour sur une aventure humaine théâtrale.
atelier de diction theatrale ens
De gauche à droite et de haut en bas : Anne-Marie Paillet, Emma Lavenka, Claire Tambarin, Léo Dekowski, Eléonore Brouillaud, Aurélien Roche, Geoffrey Derain

Vivre la littérature autrement

Anne-Marie Paillet en est persuadée. Un texte, théâtral ou non, gagne à être dit. « Chacun a sa manière propre de donner chair au texte, de l’habiter, et c’est aussi l’occasion de partager en petit groupe la passion qui nous anime » poursuit-elle. Un avis partagé par Eléonore qui recherchait dans cet atelier une pratique orale des textes ; par Geoffrey qui après la classe préparatoire et les concours, a « eu envie de retrouver un rapport plus sensible, moins scolaire ou savant, aux textes. » Quant à Aurélien, « le groupe de diction promettait de redécouvrir les joies, les excitations et les appréhensions de la scène. »

Des séances de travail et des lectures pour interpréter des textes lors de colloques, de journées d’études ou de rencontres avec des écrivains – sont ainsi proposées aux étudiants. Ils peuvent aussi jouer des œuvres intégrales comme lors de la Nuit Sciences et Lettres 2019 où La Dispute de Marivaux fut donnée au théâtre de l’ENS. En s’inscrivant cette année à l’atelier, ils n’imaginaient pas qu’un nouveau défi les attendait.

Une aventure collective et interactive

À partir d’un choix de textes très divers, allant de La Fontaine à Devos, le spectacle annuel Moi, narcissique ? devait être joué à l’ENS-PSL le 24 mars 2020. L’Ile des esclaves de Marivaux aurait aussi dû faire l’objet d’une représentation le 3 juin 2020. La pandémie en a voulu autrement et les spectacles n’ont pu voir le jour dans leurs formes originales. Bien que déçus de ne pas pouvoir présenter leur travail, les étudiants ont ressenti le besoin de poursuivre leurs séances hebdomadaires à distance, comme nous explique Geoffrey : « Dépités, mais pas défaits, nous avons décidé de repousser (le spectacle) et aussi, en attendant de retourner à l'Ecole mettre quelques extraits en ligne. Et puis nous nous sommes pris au jeu, et avons décidé d'alimenter notre chaîne Youtube avec des extraits d'autres projets, anciens ou encore à venir... ».

Une aventure humaine et collective qui a soudé le groupe et a même dépassé le cadre classique du lien professeur-élèves. Des membres des familles ont aussi pris part au projet en apportant une aide précieuse pour la technique, le montage ou encore la diffusion. Pour Aurélien, « ces vidéos ont compensé la tristesse de voir tous nos spectacles annulés. Pour partager notre travail de l’année bien sûr mais aussi pour nous divertir et pour faire face à la nécessité existentielle de se donner un but ». Pour d’autres comme Léo, ces vidéos revêtent un caractère plus personnel et ont été un excellent moyen de rompre avec la monotonie du confinement :

« L’expérience de ces séances vidéo en groupe a été avant tout pour moi l’expérience d’un contact en cette période de confinement : un contact humain, visuel et sonore, par lequel la littérature dite et partagée permettait le maintien d’un échange, dans la bonne humeur et la dilection esthétique ! Entre les textes de Devos ou les poèmes de circonstances (de Villon à Saint-John Perse, en passant par Baudelaire, Verlaine ou Supervielle), une vie commune existait encore, pleine de visages et de voix, aux expressions concentrées par les dispositifs de caméra qui éclipsaient les corps. »

Une initiative soutenue par un public large au-delà même de ce qu’ils avaient attendu, appréciant l’aspect ludique et très actuel de la démarche. « Il semble que ces vidéos rencontrent un certain succès parmi les collégiens » précise Claire.

Exploiter les possibilités offertes par le distanciel

Le théâtre à distance, un défi particulier. Comment compenser l’absence de mouvements scéniques ? Accentuer l’expression du visage, jouer sur le fait d’allumer et d’éteindre la caméra ou encore se donner la réplique par visio interposée, quelles astuces inventer ou réinventer pour donner en vidéo toute sa puissance à la diction.

Tirer profit de la technologie contemporaine, exploiter les anachronismes, en voilà une idée. Les talents d’Aurélien à la guitare ont permis à la professeure de valoriser le rôle de Philinte, dans la scène du sonnet, en mondain bienveillant, accompagnant Oronte, puis Alceste. Aurélien a spontanément pris l’attitude d’un Philinte moderne producteur de radio, avec son casque aux oreilles. Dans la scène de La Dispute, Eléonore et Emma ont tiré profit du jeu du miroir reflétant leur propre visage sur l’écran de l’ordinateur. « Il faut dire que la possibilité de se voir jouer accentuait plaisamment la réflexivité propre au thème du narcissisme, et que l’expressivité des visages et les jeux de physionomie y ont gagné, en compensation de l’absence de mouvements scéniques. », détaille la professeure.

Quelques allusions au confinement et aux gestes barrières ont aussi été intégrés aux textes. Alceste dans Le Misanthrope demande à Oronte de respecter la distance d’un mètre ; et la première réplique de l’Ile des esclaves devient : « Arlequin, qu’allons-nous devenir [confinés] dans cette Ile ? »

Un apport personnel et professionnel indéniable

Paul s’est inscrit à l’atelier dans un but précis : compléter sa pratique de l’écriture - il travaille actuellement sur une revue à paraitre pour septembre - et sortir de sa zone de confort. « Contrairement à ce que l'on croit, ce n'est pas parce que l'on écrit ou qu'on étudie les lettres que l'on sait mettre un texte en voix. »

Aurélien quant à lui, souhaite passer le concours de l’agrégation l’année prochaine. Malgré le plaisir de se retrouver tous les mardis soir pour lire ou écouter des textes, il aborde aussi cet atelier avec « une conviction d’utilité. »

Comment l’enseignant de littérature peut-il réussir à passionner les élèves pour sa discipline et à créer des vocations s’il lit mal ? Lorsqu’il arrive à transmettre aux élèves la beauté et l’originalité d’un texte, l’enseignant n’a t-il pas déjà (plus ou moins) rempli son rôle ?

Son intérêt pour le travail sur la voix et sur la diction lui fait même envisager une carrière à la radio !

Pour Claire, l’important était de « gagner en assurance à l'oral, jouer des rôles qui ne correspondaient pas forcément à mon caractère, pour savoir poser ma voix et trouver le ton juste, ce qui est utile aussi bien dans le milieu universitaire que dans la vie. »
 

Ils racontent…

« J’ai toujours été passionné par l’écoute et la lecture des textes à voix haute, bercé par les voix d’acteurs (Didier Sandre, Benjamin Lazar) au cours des longs trajets en voiture. » Aurélien

« Mme Paillet parvient à créer de véritables groupes où il fait bon jouer ensemble ; les élèves n'y sont plus indifférents les uns vis-à-vis des autres comme dans tellement d'autres cours ! » Eléonore

« L'atelier m'a effectivement fait découvrir de belles pages, que ce soit lorsque chacun apporte un texte qu'il apprécie particulièrement, ou bien via des projets plus importants que monte régulièrement Anne-Marie Paillet. » Geoffrey

« Etant novice, ce fut une expérience à la fois éprouvante et enrichissante. » Paul

« Même dans les périodes de solitude confinée, nous vivons dans un monde où la beauté, le rire et l’émotion peuvent toujours résonner dans un lieu commun ! » Léo

« Nous avons hâte de retrouver les planches ! » Claire

« Comme pour mes autres cours, j’ai eu l’impression de faire un nouveau métier : passer du théâtre au cinéma, d’une mise en scène à un tournage, avec les moyens que nous avions. Mais je ferai tout pour que mes élèves puissent retrouver le bonheur de jouer sur une scène. » Anne-Marie Paillet