Dois-je persévérer ou explorer ? Éclairage sur un mécanisme de résolution fondamental du cerveau

Parution dans la revue Science

Dans un article publié dans la revue Science, Étienne Koechlin, directeur du Laboratoire de neurosciences cognitives et computationnelles de l’ENS-PSL, Philippe Domenech, psychiatre à l’AP-HP et chercheur à l’Institut du Cerveau et Sylvain Rheims, professeur de neurologie aux Hospices civils de Lyon, révèlent un mécanisme fondamental de résolution, partagé par tous les mammifères : la résolution du dilemme exploitation-exploration.

Etienne Koechlin
Etienne Koechlin

La résolution du dilemme exploitation-exploration : un arbitrage-clé présent chez tous les mammifères

Faut-il que je persévère dans ce que je suis en train de faire pour m’améliorer et en tirer le meilleur parti, ou au contraire dois-je explorer d’autres voies, celles que j’ai peut-être déjà expérimentées ou encore des voies radicalement nouvelles ? Je souhaite accrocher un tableau chez moi et j’essaye d’enfoncer un clou à coups de marteau sans succès. Dois-je persévérer au risque de tordre le clou ou faut-il que j’explore d’autres voies comme par exemple en utilisant vis et perceuse ?

Cette résolution du dilemme exploitation-exploration est une opération fondamentale de l’adaptation animale et humaine à l’environnement physique et social, elle est présente chez tous les mammifères. Et si ce processus semble à première vue basique, c’est au contraire un arbitrage difficile qui se complexifie au cours de l’évolution des petits mammifères aux primates et à l’homme.

L’étude menée par Étienne Koechlin (ENS-PSL, INSERM), Philippe Domenech (INSERM - Institut du Cerveau - APHP) et Sylvain Rheims (HCL-HPW, Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon) est la toute première ayant identifié les mécanismes cérébraux sous-jacents à la résolution du dilemme exploitation-exploration chez l’homme.

Pour identifier ce mécanisme-clé, l’équipe de chercheurs a recouru à une technique invasive appelée l’électrophysiologie intracrânienne, qui possède la résolution temporelle et spatiale suffisante. « Évidemment, nous n’utilisons pas cette technique chez un sujet lambda, puisqu’elle nécessite une opération neurochirurgicale qui consiste à implanter dans le cerveau des électrodes enregistrant l’activité des neurones. » précise Étienne Koechlin.

Cette technique est utilisée fréquemment par les neurochirurgiens pour localiser et neutraliser, chez les patients souffrant d’épilepsie grave, le foyer épileptique dans le cerveau. « Nous avons eu la chance et l’opportunité d’enregistrer l’activité électrophysiologique chez des patients opérés, avec des électrodes implantées par les neurochirurgiens dans des régions dont on pressentait le rôle clé dans cet arbitrage exploitation-exploration. »

Une utilisation inédite de cette méthode, réalisée grâce à une étroite collaboration entre chercheurs et médecins, comme l’explique Étienne Koechlin : « Philippe Domenech, alors post-doctorant dans mon équipe, maîtrisait l’analyse des données électrophysiologiques. Je lui ai proposé d’exercer ses talents sur une question et un protocole scientifique que nous avions élaboré auparavant dans mon équipe, avec Anne Collins une autre de mes doctorants actuellement à Berkeley aux USA. Philippe avait accès au service de neurologie Sylvain Rheims à l’Hôpital Pierre Wertheimer de Bron, ce qui a permis la réalisation de cette étude. »

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L’encodage prédictif : anticiper et interpréter

Grâce à l’électrophysiologie, les scientifiques ont ainsi pu observer pour la première fois le mécanisme du dilemme résolution-exploration. « Celui-ci, composé de deux étapes prospectif-rétrospectif, est appelé dans notre jargon « principe d‘encodage prédictif » : il y a d’abord l’anticipation systématique de ce qui est susceptible de se produire, puis l’interprétation de ce qui se passe au vu de cette anticipation » résume le chercheur.

Le principe avait déjà été identifié dans la perception visuelle ou auditive au niveau des régions postérieures du cerveau. L’étude menée montre que l’on retrouve ce principe cognitif et neuronal aussi dans le lobe frontal et dans les processus qui dirigent l’action, ce qu’on appelle le contrôle exécutif.    

La première étape de ce mécanisme est prospective, elle implique plus précisément une région antérieure et médiane du lobe frontal, le cortex orbitofrontal. Celui-ci construit un signal interne de confiance portant sur mon comportement et qui selon cette confiance, « décide » proactivement après une action de ma part si je dois interpréter le résultat à venir de mon acte comme une opportunité de persévérer et m’améliorer ou au contraire comme un signal pour aller explorer d'autres choses.

La seconde étape rétrospective implique quant à elle une région dorsale et médiane du lobe frontal (le cortex cingulaire) qui va lire le résultat de mon action, l’interpréter dans le cadre construit proactivement dans l’étape précédente et orienter mon comportement en conséquence.

Cette étude s’intègre à des recherches plus larges, autour des processus neuronaux d’exploration considérés par Étienne Koechlin et son équipe comme une composante essentielle de la cognition naturelle : « l’homme cherche en permanence, consciemment et surtout inconsciemment à élargir son espace de réflexion, d’action et d’interaction avec le monde et les autres, du moins lorsqu’il n’est pas soumis à la peur. Ces processus sont notamment à la base de ce qu’on appelle la créativité. C’est un sujet passionnant ! » conclue-t-il avec enthousiasme.

 

Bibliographie
Philippe Domenech (INSERM - Institut du Cerveau - APHP, Groupe Hospitalier Henri Mondor, DMU Psychiatrie, département de neurochirurgie, Université Paris Est Créteil), Sylvain Rheims (Service de neurologie fonctionnelle et épileptologie, Hospices Civils de Lyon, Université de Lyon - Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon, INSERM-U1028, CNRS-UMR 5292), Etienne Koechlin (INSERM - ENS-PSL - Université Pierre et Marie Curie), Neural mechanisms resolving exploitation-exploration dilemmas in the medial prefrontal cortex, Science, 28 août 2020, doi: 10.1126/science.abb0184

 

 

À propos d’Etienne Koechlin

Diplômé de l’École Polytechnique et de l’École Nationale de la Statistique et de l’Administration Économique, Étienne Koechlin a d’abord travaillé dans une grande entreprise publique en tant qu’économiste. Il prépare ensuite le DEA de Sciences Cognitives (l’ancêtre du master de Sciences Cognitives de l’ENS) puis une thèse de doctorat en Neurosciences Computationnelles, soutenue en 1996.  Il obtient un poste de chargé de recherche au CNRS en 2000 dans un laboratoire INSERM où il a pu continuer ses recherches en associant étroitement l’imagerie cérébrale fonctionnelle, la psychologie expérimentale et la modélisation mathématique.
Il devient directeur de Recherche à l’INSERM en 2009 et crée la même année le Laboratoire de neurosciences cognitives et computationnelles de l’ENS-PSL dont il est le directeur.

 

« Au sein de ce laboratoire, nous étudions comment le fonctionnement du cerveau produit la pensée humaine et comment celle-ci guide nos comportements. Nous mobilisions pour ce faire de nombreuses techniques combinant la modélisation mathématique, l’imagerie cérébrale (résonance magnétique nucléaire, electro- et magnéto-encéphalographie), la psychophysiologie (oculographie, électromyographie, etc.) et la psychologie expérimentale. Nous cherchons à articuler les différents niveaux biologiques allant des neurones à l’environnement social en passant par les processus cognitifs et comportementaux. »