Les grammaires du temps

Entretien à deux voix entre François Hartog, historien et Frédéric Worms, philosophe

Notre époque est marquée par l’urgence et depuis un an, presque paradoxalement, par un conflit constant entre l’ultra présent et un temps qui n’en finit pas. Comment concilier cette dictature de l’urgence, avec un temps de la pandémie qui semble ne pas finir ? Quels risques à ce « vivre en temps réel » qui n’en finit pas ? Dans ce passionnant entretien, François Hartog, historien et directeur d'études émérite à l'EHESS et Frédéric Worms, philosophe et directeur adjoint Lettres de l'ENS-PSL, font et défont les grammaires du temps contemporaines en croisant leurs regards.
François Hartog et Frédéric Worms
François Hartog et Frédéric Worms

Les grammaires du temps

Discussion entre François Hartog, historien et directeur d'études émérite à l'EHESS et Frédéric Worms, philosophe et directeur adjoint Lettres de l'ENS-PSL

 

 

Pourquoi mettez-vous, l’un et l’autre, le temps au cœur de votre travail ?

François Hartog : Cette place du temps dans mon travail a une longue histoire ! Elle n’est pas du tout liée à la pandémie ni aux dernières années, mais remonte aux années 1980-1990. J’en rappellerai deux moments seulement. La lecture de Marshall Sahlins, qui, dans son livre Islands of History, montrait que les îles du Pacifique avaient non seulement une histoire, mais qu’elles étaient productrices d’histoire : une forme spécifique d'histoire, renvoyant à un temps différent du temps moderne de l’Occident. Encore tout proches étaient alors les débats sur les sociétés avec ou sans histoire. C'est de là que je suis parti pour proposer la notion de régime d'historicité, soit un instrument heuristique permettant d’interroger la façon dont sont articulées les trois catégories du passé, du présent et du futur.

Puis, je me suis déplacé vers le monde contemporain lors d'un séjour à Berlin, peu après la chute du Mur. Me promenant alors dans cette ville où la discordance des temps était si visible, j’ai pensé que l’outil pouvait aussi servir à interroger les basculements récents dans le rapport au temps. La chute des régimes communistes se réclamant si fortement du futur marquait une césure importante. Un reflux du futur et une montée concomitante du présent, qui était en passe de devenir la catégorie dominante. D’où ma proposition de nommer présentisme ce moment où le présent semblait cannibaliser les catégories de passé et de futur.

Chronos, L’Occident aux prises avec le temps boucle ce parcours. Pour cerner la texture du temps occidental, je me suis longuement arrêté sur la façon dont s’est construit et imposé le temps chrétien, ce que j’appelle un régime chrétien d’historicité, que je définis comme un présentisme apocalyptique. Évidemment, la confrontation inévitable entre le présentisme contemporain et le présentisme chrétien amène à préciser les traits du premier. Et alors que je venais de finir le livre est survenue la pandémie qui a bouleversé nos vies, en posant de manière inédite la question de nos rapports au temps. En ce point, je rejoins la réflexion de Frédéric Worms sur Vivre en temps réel, son tout dernier livre.

Frédéric Worms : C'était très impressionnant de vous entendre, François Hartog, raconter cette histoire. Je suis frappé que vous ayez commencé en disant que la place du temps est chez vous-même une longue histoire. Pour vous, il y a toujours l'histoire derrière le temps et inversement.
De mon côté, je vais raconter une petite histoire. Ce qui me frappe, c'est que les thèses que je défends dans ce livre et notamment cette place centrale du temps aujourd'hui, auraient dû être évidentes depuis longtemps. Or, tout a convergé très récemment. Je travaille depuis 1988 sur Bergson, un philosophe pour qui le temps était la question centrale depuis toujours et sur le temps dans la philosophie française du vingtième siècle. Et je me suis mis à la même époque à travailler aussi sur la question du vivant et sur le soin en particulier.

Quand on me questionnait alors sur la place du temps dans l'expérience de la maladie, dans la vie et la mort, tout cela me paraissait extérieur. Il y a environ deux ans, pourtant, tout a convergé autour de ce que j'appelle désormais le vitalisme critique, une philosophie de la vie qui part de la polarité entre la vie et la mort comme d’un point ultime qui prend différentes formes selon les vivants. Et notamment, chez les vivants humains, où même l’expérience consciente du temps se dédouble en expériences heureuses et en expériences négatives.
Et là, j'ai retrouvé Bergson, d'une manière qui aurait pu être évidente puisque ce philosophe distingue le temps et l'espace, la durée profonde et le temps spatialisé, où ce dernier répond à des besoins vitaux. Mais Bergson n'allait pas jusqu'à définir l'expérience du temps spatialisé comme une souffrance. Il  maintenait une dualité encore classique entre le corps et la conscience, si l’on veut. De mon côté, je reprends plutôt la dualité entre la vie et la mort. Et cela rejoint une autre ligne de travaux plus proprement historique de mon côté aussi.

Car, de même que François Hartog rejoint l'expérience de la pandémie depuis une expérience historique plus large, il y avait de mon côté une certaine hypothèse d'histoire de la philosophie en termes de moments centrés sur des problèmes spécifiques.Or, selon cette hypothèse nous sommes entrés dans le moment « du vivant », probablement au tournant des années 1980, qui trouve son point critique et majeur dans la pandémie actuelle. Ainsi, de la même manière que certains disent qu'il n'y aura pas « d'après », je pense aussi qu'il n'y avait pas non plus « d'avant » et que nous étions déjà dans les problèmes que la pandémie intensifie. Des problèmes qui nous faisaient nous poser des questions en termes de vie et de mort d'une façon très large, au niveau de la planète et de l'Histoire.
C’est ici qu'on se retrouve, de manière assez inattendue, avec des diagnostics croisés qui font que la question du temps est le révélateur de notre temps, à travers la question du vivant. Et j'interprète même la philosophie de l'Histoire de François Hartog comme étant un des éléments de preuve de ce moment. Pour moi, un moment historique est toujours un problème commun avec plusieurs positions qui s'affrontent. Ce n’est pas un hasard si la question du présentisme se trouve au cœur du présent, lui-même lié à la question du vivant.

 

La pandémie a-t-elle changé quelque chose à votre réflexion ?

François Hartog : Oui, bien sûr. Au moment où la pandémie a éclaté, je l’ai dit, je venais d’achever Chronos et la sortie du livre a été repoussée. La question que je ne pouvais pas ne pas me poser était : l’analyse se trouve-t-elle invalidée par ce qui nous est tombé dessus, imprévu certes, mais pas imprévisible ? En fait, les trois concepts dont j’ai suivi les avatars au fil des siècles, soit Chronos, Kairos et Krisis, sont aussi opératoires pour analyser la crise présente.

"Chronos, c’est le temps ordinaire, celui des saisons et des jours ; Kairos est ce qui survient, d’où l’occasion à saisir, le moment décisif, kairos peut être positif ou négatif ; Krisis, qui a donné crise, est d’abord un jugement, ce qui tranche. "

Dans la médecine hippocratique, ce sont les « jours critiques » dans le cours d’une maladie. Avec la pandémie, le temps chronos se trouve percuté par un temps kairos qui amène à suspendre le cours du temps ordinaire. Débute alors un temps inédit, celui du confinement, sorte de présent permanent : les jours passent et le présent demeure. Les repères s’effacent, la désorientation gagne. Chronos essaye de reprendre la main : la médecine cherche à inscrire la maladie dans une chronologie, les gouvernements mobilisent évidemment le concept de crise, et comme le médecin grec ils guettent, chaque matin, les signes de sortie de crise. D’autres voudraient faire de ce kairos l’occasion à saisir pour aller vers du tout autre et rêve d’une « crise finale ».  Dans Vivre en temps réel, Frédéric Worms prend aussi la crise présente comme un kairos, comme une occasion d’où tirer des ressources en vue d’une action tout à la fois résolue et prudente.

Frédéric Worms : J’ai une question à poser à François parce qu’il me semble que la pandémie vient confirmer nos deux hypothèses, aussi différentes soient-elles au départ. Par exemple, ce que disait François aussi dans Régimes d’historicité et dans Chronos aussi, c'est que le présentisme, qui est une pathologie du rapport au temps et qui indique aussi un changement majeur du rapport à l'histoire, est quand même lié avant tout à une représentation de la catastrophe, une représentation de quelque chose de globalement vital. Il y a plusieurs façons dont les historiens traitent cette question. François Hartog dialogue aussi avec des gens comme Dipesh Chakrabarty, qui parle de l'histoire de la planète, de l'anthropocène, donc encore du vivant. Voilà la question que j'aurais envie de poser de lui poser : comment la pandémie vient remettre en jeu l’anthropocène, au point de vue du rapport global à l'Histoire ?

Il est vrai par ailleurs que la pandémie est pour moi aussi une épreuve de vérité. Ce livre Vivre en temps réel a été commencé bien avant la pandémie. J'avais même fait un an de cours sur le temps réel à l'École normale. Il faut savoir que la question du temps dans la philosophie du 20e siècle est divisée. Il y a beaucoup de gens qui pensent que la réalité du temps est existentielle, subjective, par opposition au temps de la vie, de l'univers. C'est une catégorie par laquelle l'homme s'arrache aux vivants. Cependant, j'ai toujours résisté à cette idée. Je pense qu'au contraire, finalement, notre première expérience du temps, c'est la vie et la mort réelle qui nous tombe dessus, comme une prise de conscience vitale, qui nous révèle un temps plus profond mais néanmoins lui aussi vital.
La pandémie avec sa désorientation temporelle réveille cette question et l’intensifie. Et il y a aujourd'hui une vraie question sur le réel en philosophie, ce qui nous tombe dessus et que nous n’arrivons pas à élaborer. En un sens, cela rejoint l'idée de la catastrophe. Comment élaborons-nous historiquement le rapport à la destruction possible avec le souvenir des traumas du passé, dont François Hartog parle beaucoup aussi, la question des catastrophes à venir… ? La pandémie vient pour moi confirmer cette hypothèse d'un changement global d'époque, d'une façon qui est inédite, et à double facette. Cela vient confirmer cette expérience un peu traumatique du temps mais si j’osais je comparerais la pandémie à un vaccin. Les vaccins sont contre la pandémie, mais la pandémie elle-même est un vaccin, c'est-à-dire qu’elle nous fait vivre une sorte de catastrophe qui, en même temps, ne va pas être un effondrement, ne va pas être l'apocalypse. Elle se passe aussi au ralenti dans la durée de sorte qu’elle nous permet aussi d’assumer notre époque.

C'est une occasion au sens du Kairos : si je me glisse dans la catégorie très profonde que François élabore, c'est une occasion presque diffractée, qui va se prolonger alors qu'on vit l'occasion en général comme l'instant, qu’il faut attraper par les cheveux, comme dit Jankélévitch, reprenant la tradition grecque. Là, c'est une occasion qui dure. Je pense c'est effectivement une Krisis majeure et aussi un Chronos.
On vit un réajustement des trois catégories d'une manière complètement inédite, mais qui, en même temps vient confirmer tout ce qui s'est élaboré sous le signe du rapport à la catastrophe. De telle sorte que nos différentes analyses du présent avec François Hartog viennent converger je crois autour d’un diagnostic sur l'époque. De mon point de vue, la pandémie vient remettre le présent dans l'histoire. C'est un défi pratique, pas seulement théorique. Comme je me dis vitaliste critique, toujours dans la polarité, je reconnais qu'il y a un risque que ce défi ne soit pas relevé et que nous vivons une alternative très profonde, mais avec aussi des ressources où la représentation du temps est majeure. Car la représentation de l'histoire et du temps est elle-même vitale. Le risque de désorientation temporelle majeure est un risque vital, que la pandémie vient à la fois aggraver et peut être résoudre.

 

Quels sont, à tous les deux, vos points communs et vos points de désaccord ?

François Hartog : Je ne pense pas que nous ayons beaucoup de points de désaccord. Je me suis plus arrêté sur les mots du temps, alors que Frédéric Worms a beaucoup plus interrogé les maux du temps. En effet, toutes ses analyses sur la « souffrance temporelle » méritent toute notre attention : souffrance suscitée par un temps qui, au sens propre, fait mal, fait du mal.  Ce qui marque une position différente entre nous, c’est que j’en reste à une attitude d'analyse et de diagnostic. Je peux repérer les conditions pour qu'une action soit possible, alors que Frédéric Worms prône une morale d'action. Et en ce sens, ce sont nos façons respectives de regarder le kairos du moment : elles se distinguent mais ne s'opposent pas.

Frédéric Worms : Merci, c'est très éclairant pour moi et très important. De mon côté, je trouve que nous avons des points de vue très différents sans être opposés, et qui sont même complémentaires, auxquels il faudrait peut-être d’ailleurs ajouter d'autres perspectives. Par exemple, je repensais récemment en lisant le livre de François Hartog à celui de Norbert Elias sur le temps, très important d'un point de vue sociologique et qui fait la transition entre nos travaux. Quel est le point fondamental, finalement ?
J’ai l’impression qu’avec les sciences du vivant, le cerveau, les sciences cognitives, le climat, etc. nous sommes dans une construction historique bien déterminée mais en même temps dans le dur de notre être ultime, et qu’il y a une prétention un peu métaphysique. Lorsqu’on touche quelque chose d'une manière vitale, c'est ce diagnostic philosophique qui me renvoie vers l'action pratique, car on ne peut pas être purement spectateur, même engagé ou témoin. Celui qui parle est aussi une partie de ce dont il parle, l’historien est dans l’Histoire. François Hartog ne propose pas une action précise mais malgré tout, le diagnostic n'est pas non plus extérieur. Il y a une inquiétude depuis longtemps dans le travail de François Hartog sur le présentisme que je partage et qui porte sa réponse pratique en actes.

"Je pense que nous avons besoin de l'Histoire, du recul des sciences sociales et des sciences humaines pour échapper à la fois à la pathologie de l'urgence qui est le présentisme."

Pour moi, c'est un diagnostic clinique et l'action consiste aussi à écrire Chronos, cela fait partie des remèdes. Il y a un côté clinique dans l’historien du moment du vivant. Pour moi, c'est très logique et c’est un élément de réponse très important. Les plateaux de télévision sont en train, sous le coup de la pandémie, d'essayer de réfléchir à situer ce moment dans l'Histoire. Nous avons vécu un moment de flottement et nous le vivons toujours. Et donc l’Histoire fait partie des réponses pratiques.
Ma réponse pratique, quant à moi, dans Vivre en temps réel consiste à articuler les urgences, des plus immédiates au plus lointaines. Il est indispensable d’avoir le sentiment de l'Histoire pour la faire et pour cela il faut nous orienter, mais il faut aussi agir. La conséquence logique de ce que nous vivons, c'est un certain type de politique de santé. C'est aussi un certain type d'institutions. Comment allons-nous construire aujourd’hui des institutions pour l’Histoire globale ? Dans ces institutions, il y a des établissements d'enseignement et de recherche, mais il y a aussi les agences mondiales de l'environnement, des institutions politiques, économiques, du niveau individuel jusqu'au niveau cosmopolitique.
Entre les deux, il y a l’action vraiment importante de comprendre et de donner des outils pour nous situer dans le temps. Qu’en pensez-vous ?

François Hartog : Ce que je peux faire et ce que je sais faire compte tenu de mon parcours, c'est donner quelques repères pour précisément aider à vivre une vie réelle dans le temps réel.

Frédéric Worms : Oui, mais pensez-vous, par exemple, que le présentisme médiatique, que ce rapport au temps se relie au climat, comme arrière-plan ? Est-ce que tout cela se relie à ce que les sciences nous disent de notre être, comme sur le vieillissement, sur le cerveau, les maladies ? C’est-à-dire tout ce que tout ce qui est mis bout à bout pour constituer finalement notre moment du vivant. Ou est-ce que pour vous, ce sont des éléments qu'il faut disjoindre ? Je pense que ce sont des choses que vous reliez. Que vous reliez par exemple le sentiment de la catastrophe et le présentisme, mais plutôt vers le présentisme que vers la catastrophe comme réalité vitale. La catastrophe apparaît peut-être pour vous comme une représentation et pas comme une réalité ?

François Hartog : Non, pas vraiment. Au fil des années, ma manière de réfléchir sur le temps s'est élargie à partir de cette formule de Michel de Certeau qui disait que « le temps est l’impensé de l'histoire ». Je suis parti de cette provocation, puis est venu le régime d’historicité que j’ai travaillé et fait travailler en différents lieux et différents moments. Aujourd'hui, il est évident que l’anthropocène, pour remployer ce terme devenu presque générique, ne peut pas ne pas faire partie de la réflexion. Il en est de même du vivant, que vous avez placé au cœur de votre réflexion. En faisant dans Chronos l’hypothèse d’un régime anthropocénique d’historicité à élaborer, c’est justement pour faire place à toutes ces dimensions nouvelles et à toutes ces temporalités qui vont de la nanoseconde aux milliards d’années de la Terre. Non pour les réduire ni même les articuler les unes aux autres, mais en vue d’apprendre à les tenir ensemble. C’est ma façon d’aider à prévenir la désorientation complète dont vous indiquiez à quel point elle était dangereuse.
Vivre en temps réel se termine sur une concordance des temps qui soit à même de conjuguer les différentes urgences auxquelles nous sommes confrontés. Il y a non seulement une hiérarchie des urgences, mais aussi des urgences qui, d’emblée, s'inscrivent dans des durées différentes. Et il y a ces urgences de longue durée qui n'en requièrent pas moins des actions immédiates, à commencer par le réchauffement climatique.

J’aurais une question : comment viser une concordance des temps, alors même que les temporalités qu’il s’agit d‘ordonner sont incommensurables ? Comment, je reprends mon expression, les tenir toutes ensemble dans leurs profondes et irréductibles discordances ?
L’humanité ne s’est jamais trouvée confrontée à un tel problème. L’expérience chrétienne, tenant ensemble l’éternité divine, d’un côté, et le temps du monde, de l’autre, grâce à la médiation du Christ, ne peut être ni un modèle ni même un précédent : au plus une analogie pour aider la réflexion. Car avec le temps de l’anthropocène et le temps du monde, nous restons dans le seul temps chronos : seules leurs échelles respectives sont incommensurables. Il y a là d’abord une difficulté cognitive qu’il faudrait lever pour avancer en direction de cette concordance des temps que vise Frédéric Worms.

Frédéric Worms : Pour moi, la réponse est forcément humaine et politique. C’est dans les institutions politiques que s'articulent les différentes temporalités qui tiennent lieu finalement aujourd'hui non pas de substitut de la religion, mais de philosophie de l'Histoire. Nous n’avons pas une philosophie de l'Histoire où il s’agirait à l’avenir de réaliser un régime parfait, ce qui avait succédé finalement à la Providence, mais une philosophie de l'Histoire nouvelle qui consiste dès aujourd’hui à construire des institutions humaines et globales.
L'utopie ou l'uchronie d'aujourd'hui est de construire ces institutions qui nous permettent de gérer ces différentes urgences. C'est extrêmement important car les plus grands dangers sont politiques et François Hartog le sais bien. Il y a le présentisme comme danger psycho-politico-historique, mais derrière il y a pire encore. Il y a évidemment la dictature de l'urgence : il y a les gens qui sont fascinés par l'urgence, pour qui l'urgence n'est pas l'exception qui confirme la règle, mais l'exception qui dit la vérité toujours tyrannique de la supposée règle. Et au contraire, l'exemple que je prends à la fin du livre, c’est l'exemple de la légitime défense qui, pour moi, est la vraie façon de penser l'État d'urgence politique.
Je pense que la France n’a pas si mal réagi que ça mais qu’il y a quand même des risques très graves. L'urgence sanitaire, c'est aussi un concept constitutionnel, politique et juridique. Donc il faut, à mon avis, une vraie réponse. Elle consiste à articuler l'urgence et le temps long dans une institution politique. Ces institutions doivent aussi effectivement agir sur le temps très long, qui d'ailleurs commence à s'accélérer avec la supposée fin du monde. Ces institutions sont les seules qui peuvent aussi nous permettre de réparer des traumatismes, même minimalement. Par exemple, l'institution du crime contre l'humanité est l’une des rares réponses que l’on ait face au traumatisme.

J'écrivais récemment un petit texte sur Jankélévitch. J'expliquais que le seul moment où Jankélévitch était vraiment contemporain de son temps, ont été les 3 et 4 janvier 1965, quand il a écrit l'article sur l’imprescriptible dans Le Monde, au moment où les crimes contre l'humanité allaient être prescrits. L’imprescriptible est une manière d'inscrire la longue durée dans l'Histoire, la longue durée du crime humain, ce qui transgresse. De même, on a des institutions qui, progressivement, prennent en charge ce temps très long du climat. De ce point de vue, les COP sont très importantes et je crois effectivement que la réponse est politique. Il y a donc deux manières de répondre et c’est pour cela que je reste dans une sorte de philosophie critique. Il y a la pathologie de l'urgence et heureusement, il y a aussi la réponse constructrice.
Malgré tout, face à cette urgence, il y a aussi un temps heureux. Mon alternative au religieux, ce n'est pas seulement une prise en charge humaine du mal, c'est aussi une expérience humaine du bien. Il y a des expériences heureuses et le rôle du politique est de les prévoir jusque dans le soin, jusque dans l'hôpital, jusque dans la fin de vie, jusque face à la mort elle-même. L'idée de pouvoir avoir une expérience heureuse du temps, c'est vraiment l'éternité de l'instant. Je me situe aussi dans la tradition de Jankélévitch et de Jean Wahl. Il existe cette question de l'éternité instantanée, de l'expérience heureuse qui oublie le temps et qui le suspend.

Peut-être que du point de vue de François Hartog, je suis en train de faire ma propre transposition des grandes catégories de représentations religieuses et mystiques du temps. C'est très possible et assumé, puisque l'on se situe quand même dans cette histoire profonde de la philosophie occidentale. Et je l'assume au sens où d'être dans une urgence « feuilletée » traduit quelque chose de mon expérience de tous les jours à la fois dans des moments de bonheur et dans un souci constant. Les hommes justes ont toujours été hantés par l'injustice. Il y a cette pensée de Pascal qui dit « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps‑là. » Il faut la transposer radicalement dans la vie humaine.

François Hartog : Je repensais à cette phrase de Péguy : « dis-moi comment tu traites le présent, je te dirai quelle philosophie tu es. »

Frédéric Worms : C'est magnifique.

 

Chronos - L’Occident aux prises avec le Temps
De François Hartog
Editions Gallimard – parution le 1er octobre 2020
Omniprésent et inéluctable, tel est Chronos. Mais il est d'abord celui qu'on ne peut saisir. L'Insaisissable, mais, tout autant et du même coup, celui que les humains n'ont jamais renoncé à maîtriser. Innombrables ont été les stratégies déployées pour y parvenir, ou le croire, qu'on aille de l'Antiquité à nos jours, en passant par le fameux paradoxe d'Augustin : aussi longtemps que personne ne lui demande ce qu'est le temps, il le sait ; sitôt qu'on lui pose la question, il ne sait plus. Ce livre est un essai sur l'ordre des temps et les époques du temps. A l'instar de Buffon reconnaissant les « Époques » de la Nature, on peut distinguer des époques du temps. Ainsi va-t-on des manières grecques d'appréhender Chronos jusqu'aux graves incertitudes contemporaines, avec un long arrêt sur le temps des chrétiens, conçu et mis en place par l'Église naissante : un présent pris entre l'Incarnation et le Jugement dernier. Ainsi s'engage la marche du temps occidental.
On suit comment l'emprise du temps chrétien s'est diffusée et imposée, avant qu'elle ne reflue de la montée en puissance du temps moderne, porté par le progrès et en marche rapide vers le futur. Aujourd'hui, l'avenir s'est obscurci et un temps inédit a surgi, vite désigné comme l'Anthropocène, soit le nom d'une nouvelle ère géologique où c'est l'espèce humaine qui est devenue la force principale : une force géologique. Que deviennent alors les anciennes façons de saisir Chronos, quelles nouvelles stratégies faudrait-il formuler pour faire face à ce futur incommensurable et menaçant, alors même que nous nous trouvons encore plus ou moins enserrés dans le temps évanescent et contraignant de ce que François Hartog a appelé le présentisme ?
Source : site de l’éditeur

 

Vivre en temps réel
De Frédéric Worms
Editions Bayard – parution le 10 mars 2021
La pandémie nous fait faire une nouvelle expérience temporelle, elle nous apprend à vivre « en temps réel ». Le danger consiste à être écrasé par cette expérience temporelle, et à trouver le salut dans la fuite ou dans le déni, car notre rapport au temps cesse d’être insouciant, silencieux, et joyeux. Mais justement, c’est aussi le moment où, en touchant le fond de notre expérience temporelle du présent, nous pouvons trouver de quoi rebondir et comprendre comment cette expérience il est vrai terrible, contient aussi la clé d’une réponse qui serait non seulement individuelle mais aussi collective, historique et humaine. Car le défi est là : puisque les dangers de notre temps comportent aussi un danger dans notre rapport au temps, il nous faut comprendre qu’on ne les affrontera pas sans retrouver aussi un rapport heureux au temps. Nous parviendrons ainsi à concilier toutes les dimensions du temps dans un même instant ; la réponse à l’urgence, mais aussi la préservation de la vie et les raisons de vivre ; et puis le présent et l’avenir…
Source : site de l’éditeur