Un oiseau de 300 kg vivait hier en Chine

Une autruche géante peuplait la région de Nihewan il y a 1,8 millions d’années

Avec un poids allant de 90 kg en moyenne pour les femelles à 150 kg pour les plus gros mâles, l’autruche est le plus grand oiseau actuel, mais pas celui ayant existé. À partir d’un fémur, Eric Buffetaut, paléontologue au laboratoire de Géologie de l'ENS-PSL et Delphine Angst, chercheuse à l’Université de Bristol ont révélé l’existence d’une autruche géante de 300 kg il y a environ 1.8 millions d'année dans le bassin de Nihewan. Une belle découverte qui a récemment fait l’objet d’une publication dans la prestigieuse revue Diversity.
Montage © Delphine Angst
Montage © Delphine Angst

À partir d’un fémur, Eric Buffetaut, paléontologue au laboratoire de Géologie de l'ENS et Delphine Angst, chercheuse à l’Université de Bristol ont révélé l’existence d’une autruche géante de 300 kg (soit le double du poids d’une autruche mâle actuelle) il y a environ 1.8 millions d'années dans le bassin de Nihewan. Montage © Delphine Angst

 

Comment faire parler un fémur découvert il y a plus d’un siècle dans le bassin de Nihewan en Chine ? Un travail d’enquête minutieux, auquel se sont attelés Eric Buffetaut, paléontologue et chercheur émérite au laboratoire de Géologie de l’ENS-PSL et Delphine Angst, spécialiste de la paléobiologie des oiseaux fossiles, chercheuse à l’Université de Bristol. À partir de cet unique os et en combinant leurs expertises, les chercheurs ont reconstitué le portrait-robot du mystérieux animal auquel il a appartenu. Il s’agit d’une autruche géante de 300 kg qui vivait sur notre planète il y a plus de 1,8 millions d’années. Si cet oiseau attribué au genre Pachystruthio avait déjà été localisé en Hongrie, en Crimée et en Géorgie, c’est la première fois qu’il est identifié si loin à l’Est, agrandissant de manière significative sa distribution géographique. Une découverte inédite, qui révèle également que l’énorme autruche a été contemporaine des premiers hominiens connus en Chine, dont on retrouve les traces justement dans le bassin de Nihewan.

 

Un os source de précieuses informations

Si les chercheurs ont pu aujourd’hui étudier ce fémur, ils le doivent en grande partie à Emile Licent, un célèbre jésuite, naturaliste et paléontologue, qui l’a découvert en 1925, lors d’une des nombreuses campagnes qu’il a conduites dans le nord de la Chine entre 1914 et 1938. « Cet os est connu depuis un siècle par la communauté scientifique, mais n’avait jamais été encore étudié », explique Eric Buffetaut. En 1927, l’os est emporté au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN). « Son existence a été signalée très brièvement dans quelques articles dans les années 1920, mais il a été ensuite oublié et jamais vraiment décrit », ajoute le paléontologue.  
Lorsque 70 ans plus tard, Eric Buffetaut apprend son existence via ces articles, il saisit tout de suite l’intérêt potentiel du fossile : « on sait très peu de choses de ces autruches géantes d’Asie orientale, surtout connues par l’étude de leurs œufs. Un os, même isolé, pouvait apporter de nouvelles informations importantes. » Le chercheur demande alors à ses collègues du Muséum l’accès au fémur afin de l’étudier avec sa collègue Delphine Angst, spécialiste de la paléobiologie des oiseaux fossiles : « nous avons ainsi passé des heures à l'examiner, le mesurer, le décrire et le photographier, ce qui nous a permis de rédiger l'article paru au début de cette année dans la revue Diversity. »

L'os, bien qu'assez mal conservé, montre plusieurs caractères distinctifs. « Il est creux, avec des parois assez minces, ce qui indique qu'il appartient à un oiseau », explique Eric Buffetaut. « Ses dimensions et ses caractères morphologiques montrent qu'il s'agit du fémur d'une autruche de très grande taille, extrêmement massive. » À partir de ces observations, les deux chercheurs ont comparé l’os à d'autres fémurs d'autruches fossiles. Celui-ci s'est avéré différent du fémur d'une autre grande autruche chinoise, un peu plus récente et moins massive. Les plus fortes ressemblances sont avec une autre autruche géante du Quaternaire ancien d'Europe centrale et orientale qui a reçu le nom Pachystruthio, signifiant "autruche épaisse" ou "grosse". Eric Buffetaut et Delphine Angst ont donc attribué cette très grosse autruche de Nihewan au genre Pachystruthio, qui jusque-là, n'avait jamais été signalé si loin vers l'est.

Trop ancien pour la datation par la méthode du carbone 14 (1), utilisée pour dater la matière organique de moins de 60 000 ans, les paléontologues n’ont pas directement pu définir l’âge de cet os. Heureusement, les couches géologiques dont ce fémur provient, ont été datées avec une certaine précision par les géologues chinois en employant diverses techniques, notamment la magnétostratigraphie, qui utilise les inversions du champ magnétique terrestre enregistrées par les roches. Les chercheurs ont ainsi pu conclure que cette autruche avait vécu il y a environ 1,8 millions d’années.
« Cette autruche était présente dans une grande partie de l'Eurasie, à une époque de grand développement des milieux de steppe. Elle évoluait dans un climat tempéré, différent de celui des savanes tropicales d’Afrique sous lequel vivent les autruches d'aujourd'hui » précise Eric Buffetaut. « Cet oiseau se signale surtout par sa grande taille et sa robustesse » ajoute-t-il. Delphine Angst a pu estimer son poids en utilisant une équation qui permet de calculer la masse d'un oiseau à partir de la circonférence minimum de son fémur. « Le résultat est impressionnant, l'autruche de Nihewan pesait environ 300 kg, ce qui est le double du poids d'une grande autruche mâle actuelle » indique le paléontologue.

Il reste difficile de donner une description précise de Pachystruthio, car les restes connus, que ce soit en Chine ou en Europe, demeurent très fragmentaires. Il ne s’agit le plus souvent que de morceaux de fémurs. En revanche, il est certain que cette autruche devait être nettement plus grande que celle qui vit aujourd'hui en Afrique, et surtout beaucoup plus massive. « L'autruche actuelle est le plus grand oiseau existant de nos jours, mais elle est bâtie pour la course rapide, jusqu'à 70 km/h, avec des membres longs et relativement minces », explique Eric Buffetaut. « Pachystruthio était plus lourdement bâti et peut-être pas aussi rapide à la course que l'autruche actuelle. Sa biologie et son écologie demeurent difficiles à reconstituer avec précision, mais devaient être quelque peu différentes de celles de l'autruche africaine. »

Pixabay © Nel Botha
L'autruche de Nihewan pesait environ 300 kg, soit le double du poids d'une grande autruche mâle actuelle - photo : Pixabay © Nel Botha

Autre mystère en suspens, la date à laquelle le Pachystruthio aurait disparu. « Les grandes autruches qui lui ont succédé en Chine sont moins massives, peut-être adaptées à un climat différent, plus froid, celui des périodes glaciaires. Les causes de la disparition de Pachystruthio demeurent encore une énigme » admet Eric Buffetaut. Contemporaine des premiers hominiens connus en Chine, « Pachystruthio n’était pas un gibier facile pour ces hominiens primitifs qui n'avaient pas encore d'armes très utiles contre un oiseau de cette taille, capable de se défendre efficacement avec ses pattes très robustes et qui, même s'il était moins rapide que l'autruche actuelle, devait tout de même courir beaucoup plus vite qu'un humain. » Il existe très peu d'indices, par exemple des restes d’ossements à proximité de sites d’habitation, permettant de penser que Pachystruthio était chassé. « On trouve en revanche parfois des fragments de coquilles d'œufs qui suggèrent que les humains pouvaient à l'occasion dérober les œufs de l'autruche géante pour se nourrir », précise Eric Buffetaut. « Mais il reste néanmoins difficile d'apprécier le rôle qu'ils ont pu jouer dans la disparition de Pachystruthio et plus largement de proposer une cause pour cette extinction, et de juger quel rôle les changements de l'environnement ou les activités humaines ont pu jouer », reconnait-il.

 

Des oiseaux encore mal connus

Depuis plus d’une vingtaine d’années, le paléontologue s’intéresse particulièrement aux oiseaux géants, aux autruches mais aussi à d'autres très grands oiseaux, quelques-uns beaucoup plus anciens et primitifs, comme ceux du Crétacé supérieur en France, contemporains des dinosaures. « Certains de ces oiseaux avaient des modes de vie très différents de celui de l'autruche, » précise Eric Buffetaut. Il a ainsi existé par exemple, surtout en Amérique du Sud, de très grands oiseaux carnivores. D'autres, en Europe, étaient d'énormes herbivores, beaucoup plus gros que les mammifères contemporains. « Ces oiseaux, descendants d'espèces volantes, ont perdu la faculté de voler et sont devenus complètement terrestres, pour des raisons qui ne sont pas toujours très claires » indique-t-il. « Ils ont ensuite évolué dans des directions diverses et ont fini par jouer des rôles dans leurs écosystèmes respectifs qu'il est très intéressant de reconstituer », poursuit Eric Buffetaut. Car les autruches et autres grands oiseaux coureurs d'aujourd'hui ne donnent qu'une faible idée de la diversité des oiseaux géants disparus. Les causes de leur disparition aussi posent beaucoup de questions encore non résolues, « même si on sait que dans certains cas, par exemple en Nouvelle-Zélande, ils ont clairement été exterminés par une chasse excessive », précise le paléontologue. « Il subsiste donc beaucoup de points d'interrogation au sujet de ces oiseaux, mais c'est ce qui fait tout leur intérêt », explique-t-il avec enthousiasme.

Car le travail de paléontologue est en grande partie un travail d’enquête au long cours, qui peut s’étaler sur plusieurs années ou plusieurs décennies, où les questionnements succèdent aux découvertes, un aspect de ce métier qui plaît particulièrement à Eric Buffetaut. Celui-ci se souvient d’ailleurs de la découverte de l'oiseau géant Gargantuavis, qui l’a particulièrement marqué. « Le premier fragment, un petit morceau de bassin, m'a été montré en 1995 par des amis qui collectent les fossiles en Provence et qui ont fait beaucoup de découvertes intéressantes », raconte le paléontologue. « Ce fragment m'a intrigué et après diverses comparaisons il s'est avéré qu'il ne pouvait avoir appartenu qu'à un très gros oiseau, nettement plus gros que ce que l'on connaissait alors pour cette époque du Crétacé, il y a environ 72 millions d'années ». Les chercheurs annoncent alors cette découverte dans la revue Nature, indiquant qu'il s'agissait d'un très gros oiseau mais sans pouvoir en dire beaucoup plus. Puis des spécimens un peu plus complets sont mis au jour, dans l'Aude et l'Hérault. « Nous avons alors été capables de définir une nouvelle espèce, Gargantuavis philoinos, en 1998 ».

Depuis, au fil des découvertes, principalement en Languedoc et en Provence, la connaissance des chercheurs de Gargantuavis progresse lentement, « un os par ci, un os par-là, si l'on peut dire ». Les paléontologues commencent ainsi à avoir une certaine idée de son bassin, de ses vertèbres et de ses membres, « mais cela reste très lacunaire et c'est justement ce qui fait l'intérêt pour moi de cet oiseau » justifie Eric Buffetaut. « Il reste énormément à découvrir et à chaque nouvelle campagne de fouilles, j'espère qu'un nouvel élément sera mis au jour pour compléter ce que nous savons de cet oiseau mystérieux, qui vivait parmi les dinosaures et dont la biologie et l'écologie sont encore énigmatiques. C'est une enquête paléontologique qui dure depuis longtemps mais reste toujours aussi fascinante. »

 

Vivre de sa passion

Véritable passionné, Eric Buffetaut s’est intéressé à la paléontologie dès son enfance, après avoir lu des livres sur les dinosaures que lui avaient offerts ses parents. « C'est un stade que traversent beaucoup d'enfants, qui passent ensuite à autre chose. Mais j'ai persévéré et ai toujours eu pour but de devenir paléontologue, d'autant plus que mes parents m'y ont encouragé » explique le chercheur. « Les êtres disparus ont toujours excité mon imagination, et la récolte des fossiles sur le terrain m'a vite attiré. Je suis motivé par le côté "enquête" du travail que l'on effectue pour comprendre ce qu'était un fossile, dans quelles conditions vivait cet organisme, ce qu'il nous apprend plus largement sur l'histoire de la Terre et des êtres vivants. »

Après son baccalauréat, Eric Buffetaut se lance sans hésiter dans des études de géologie, puis de paléontologie, à l'université Paris 6. Il réalise une thèse de 3e cycle portant sur des crocodiles fossiles africains avant d’entrer au CNRS en 1976, où il fait toute sa carrière. « Pouvoir se consacrer à plein temps à l'étude des fossiles a été pour moi une profonde satisfaction, et le demeure après plus de quarante ans de carrière », témoigne Eric Buffetaut. « Mon métier m'a également amené à beaucoup voyager à travers le monde, notamment en Asie, ce que j'apprécie », ajoute-t-il bien conscient de la chance que représente une carrière entièrement dédiée à la recherche.
Après plusieurs affectations, le chercheur rejoint le Laboratoire de Géologie de l'ENS en 2007, avant de prendre sa retraite en novembre 2015. Mais pas question de mettre un terme à ce qui le passionne. Désormais directeur de recherche émérite, Eric Buffetaut continue activement ses travaux, avec le soutien du laboratoire. « Par rapport à mes affectations précédentes, j'ai trouvé à l'ENS une ambiance de travail différente, une plus grande liberté, des contraintes administratives moins lourdes, un plus grand respect d'autrui » affirme le chercheur. « Bien que je sois le seul paléontologue dans un laboratoire de géologie, je m'y sens très bien et j'ai le sentiment de pouvoir y mener mes recherches comme je l'entends, avec l'accord et le soutien de la direction. »

Depuis quelques années, Eric Buffetaut s’intéresse principalement aux oiseaux disparus et notamment aux autruches fossiles d'Asie. En plus de l'os d'autruche géante de Nihewan, il étudie de nombreux œufs découverts dans les couches quaternaires du nord de la Chine conservés dans divers musées en Chine ou ailleurs. Le scientifique a également réexaminé, au Muséum d'Histoire Naturelle de Londres, un squelette incomplet d'autruche fossile trouvé en Inde au XIXe siècle, et depuis tombé dans l'oubli.
Ses autres activités portent sur des sites fossilifères du Crétacé supérieur, datant d'environ 70 millions d'années, dans le département de l'Hérault. « J'y conduis des fouilles depuis une vingtaine d'années, et nous y avons découvert toute une faune comprenant de nombreux dinosaures, mais aussi des poissons, des lézards, des tortues, des crocodiles, des reptiles volants, des oiseaux, des mammifères », énumère-t-il. Le chercheur travaille aussi depuis longtemps en Asie du Sud-Est, notamment en Thaïlande, où de nombreux dinosaures et autres animaux contemporains ont été découverts. « Tout récemment, j’ai appris la découverte du premier os de dinosaure trouvé au Cambodge, je suis en train de débuter une collaboration avec des scientifiques cambodgiens pour son étude. »

Un chantier de fouilles organisé par Eric Buffetaut à Montouliers, dans l'Hérault, en octobre 2020. Photo © Eric Buffetaut
Un chantier de fouilles organisé par Eric Buffetaut à Montouliers, dans l'Hérault, en octobre 2020. Photo © Eric Buffetaut

Et si Eric Buffetaut reste heureux de pouvoir vivre sa passion, il est aussi inquiet des réalités nouvelles de son métier. « Il y a peu de postes en paléontologie, notamment en France » indique-t-il avant de conclure par ces mots «  les recrutements se font si rares pour les jeunes chercheurs qui aspirent à devenir paléontologue que je m’inquiète pour l’avenir même de la discipline. »

(1) Le carbone possède plusieurs formes – ou « isotopes » – parmi lesquelles le carbone 14, ou 14C. Cet élément est radioactif, et sa radioactivité décroît au fil du temps à un rythme parfaitement régulier. Les scientifiques s’en servent donc comme « chronomètre » pour estimer l’âge d’objets très variés : œuvres d’art, roches, fossiles… La datation au carbone 14 est ainsi utilisée dans de nombreux domaines scientifiques : des sciences de la Terre aux sciences du vivant, en passant par les sciences de l’Homme et de la société. Source et plus d’informations : L'essentiel sur... La datation par le carbone 14, cea.fr, janvier 2015

 

Bibliographie
A Giant Ostrich from the Lower Pleistocene Nihewan Formation of North China, with a Review of the Fossil Ostriches of China, Eric Buffetaut (1, 2) et Delphine Angst (3), Diversity, 26 janvier 2021, https://doi.org/10.3390/d13020047
(1)    Laboratoire de Géologie de l’École normale supérieure – PSL, Centre National de la Recherche Scientifique—CNRS (UMR 8538),  
(2)    Palaeontological Research and Education Centre, Maha Sarakham University, Thaïlande
(3)    School of Earth Sciences, University of Bristol, Royaume-Uni