Dérèglement climatique : le message du Sahel

Par Alessandra Giannini, climatologue

Que nous enseigne le Sahel face aux changements climatiques ?
La climatologue Alessandra Giannini, professeure à l’ENS-PSL et grande spécialiste du climat sahélien, explique comment et pourquoi, cette région est un terrain de compréhension des vulnérabilités de nos sociétés aux dérèglements climatiques. Entre lutte contre la sécheresse et insécurité climatique, elle démontre pourquoi ce territoire, où le changement climatique a eu lieu, est un lieu d'enseignement sur les stratégies d'adaptation à poursuivre.
Paysage du Sahel - © Daniel Tiveau/CIFOR
Paysage du Sahel - © Daniel Tiveau/CIFOR

Dérèglement climatique : le message du Sahel

Par Alessandra Giannini

Le Sahel occupe une place primordiale dans les sciences du climat depuis les sécheresses prolongées et dévastatrices des années 1970 et 80. Les hypothèses sur la genèse des dites sècheresses ont évolué au fur et à mesure que la perspective sur le changement global et sur le rôle de l’homme dans le changement, a évolué.

L’outil préféré du climatologue, le modèle de prévision, a joué sa part dans cette évolution, suivant de près la montée en puissance des ordinateurs. De surcroît, le lien étroit entre sécheresse et insécurité alimentaire fait du Sahel un point de départ incontournable d’études interdisciplinaires visant une meilleure compréhension de la vulnérabilité de nos sociétés au dérèglement climatique, ainsi que des stratégies d’adaptation à poursuivre.

Du point de vue géo-politique, le Sahel — mot provenant de la langue arabe, où il indique la “plage de la mer de sable” qu'est le Sahara —  est la marge sud du désert. Du point de vue climatique, il est la marge nord de la mousson africaine, qui dessine l’alternance entre deux saisons contrastées : une saison sèche longue, et une saison pluvieuse courte. Les pluies qui tombent de juin/juillet à septembre soutiennent le gradient écologique entre désert et savane. Cette zone agro-écologique s’étend des milliers de kilomètres est-ouest, de la façade Atlantique du Sénégal et de la Mauritanie aux côtes de la Mer Rouge, en Soudan et en Erythrée et de centaines de kilomètres nord-sud. Le pastoralisme domine à la limite du désert et cède le pas à une agriculture de subsistance au fur et à mesure que les pluies le permettent.

Le Sahel rural ainsi conçu est l’arrière-plan de films entre les mieux connus du cinéma africain, de Yeelen, de Solomani Sise (1987), à Tilaï, de Idrissa Ouedraogo (1990), jusqu’à Zin’naariyâ !, de Rahmatou Keïta (2016). Les sécheresses des années 1970 et 80 et la dépendance à l’aide alimentaire qu’elles ont produit (1) servent d’arrière-plan à Guelwaar, de Ousmane Sembène (1991).

C’est Jule Charney, l’un des pionniers de la météorologie dynamique américaine, qui, au milieu des années 1970, utilise l’un des ancêtres des modèles du climat, celui développé à l’Institut GISS de la NASA (2), à New York, pour mettre à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle une mauvaise gestion des ressources naturelles, liée au taux élevé de croissance de la population et conduisant au déboisement et au sur-pâturage, serait la cause de la persistance des sécheresses(3). Cette idée est à la base de toute discussion autour de la désertification, jusqu’à aujourd’hui avec la Grande Muraille Verte (4).

Pourtant, la persistance de ce discours, qui a largement dépassé celle des sécheresses même, n’est plus justifiable du point de vue scientifique. Bien qu’il y ait un lien entre l’altération du couvert végétal, le bilan énergétique de l’atmosphère et la convection profonde (c’est à dire le mouvement ascendant d’air qui produit la pluie aux tropiques) ; cette rétroaction locale, entre les conditions au sol et l’instabilité de l’atmosphère, s’avère être secondaire par rapport à l’influence des océans, véritables réservoirs d’eau et d’énergie à l’échelle planétaire.

Carte du Sahel

"En somme, le climat du Sahel, sensible à toute perturbation d’équilibre énergétique planétaire, s’avère être le proverbial “canari dans une mine de charbon” (canary in a coal mine) d’un dérèglement climatique qui est manifestement déjà en cours."

Ainsi, au début des années 2000, grâce à l’amélioration continue des modèles climatiques, j’ai pu montrer (5) le lien étroit entre les variations de température de surface des océans et l’évolution du climat sahélien au 20e siècle, y compris le démarrage soudain, à la fin des années 1960, de conditions persistantes de sécheresse. Puis, tout récemment, encore une fois grâce à l’amélioration des modèles qui s’est interposée entre le quatrième (2007) et le cinquième (2013) rapport d’évaluation du GIEC (6) , j’ai montré le lien entre le forçage anthropique, c’est à dire, les émissions de gaz à effet de serre et d’aérosols, autrement dit, de la pollution, les températures de surface des océans et la plongée vers un état de sécheresse persistante au Sahel pendant les années 1970 et 80, aussi bien que la reprise de la pluviométrie à partir de la moitié des années 1990 (7).

En somme, le climat du Sahel, sensible à toute perturbation d’équilibre énergétique planétaire, s’avère être le proverbial “canari dans une mine de charbon” (canary in a coal mine) d’un dérèglement climatique qui est manifestement déjà en cours. Quel est le sens de penser le Sahel à long-terme, tel que je viens de le décliner au passé, au vu de sa prédisposition à faire la une des actualités, en nous rappelant son état apparent de crise perpétuelle dû à l’imbrication complexe des maux de nos temps — terrorisme, pauvreté, insécurité alimentaire, migration, chômage chez les jeunes ? Quid de notre espoir de s’adapter à un futur incertain ?

En fait, le sens est précisément là, en ce que le Sahel nous apprend de son histoire récente face au dérèglement climatique et à la mondialisation. D’abord, le Sahel est témoin que l’adaptation est possible. C’est à nous de changer la trajectoire de notre destin. Face à la désertification, les paysans du Yatenga, au Burkina Faso, au lieu de se joindre à l’exode rurale, ont réussi à réhabiliter leur environnement en revenant aux connaissances locales en matière de gestion des eaux et des sols, au point qu’ils peuvent affirmer, avec confiance, que “les famines appartiennent au passé” (8) . Ceux qui y entendent un écho avec les discussions autour de l’agro-écologie en Europe, entendent bien ! Au même moment, ce sont les paysans du sud du Sénégal, qui, malgré un climat à l’apparence moins hostile à l’agriculture, se trouvent souvent en condition d’insécurité alimentaire (9), alors que le nord semi-aride apparait s’être adapté, en diversifiant les sources de revenus avec des activités économiques non tributaires de l’aléa climatique. Ici aussi il y a un écho, avec les difficultés que les paysans du Nord, en Europe comme aux États Unis, vivent malgré les subventions publiques qu’ils reçoivent.

Cela m’amène à conclure que c’est à la croisée des disciplines, scientifiques et littéraires, que se trouvent à la fois une meilleure compréhension de notre réalité ainsi que les solutions à nos problèmes. Et que l’interaction et l’intégration de connaissances disciplinaires, telles que les sciences du climat, l’économie, l’écologie humaine, la sociologie, l’histoire, etc. sont capitales dans la quête de solutions aux défis du seul monde que nous tous partageons.

 

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(1) Mann, G., 2015. From Empires to NGOs in the West African Sahel: the road to non-governmentality. Cambridge University Press

(2) Goddard Institute for Space Studies de la National Aeronautics and Space Administration

(3) Charney, J. G., 1975. Dynamics of deserts and drought in the Sahel. Q. J. Roy. Meteorol. Soc., 101(428), 193-202.

(4) http://www.grandemurailleverte.org/

(5) Giannini, A., Saravanan, R. and Chang, P., 2003. Oceanic forcing of Sahel rainfall on interannual to interdecadal time scales. Science, 302(5647), 1027-1030.

(6) Le GIEC est le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, ou IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change, en anglais.

(7) Giannini, A. and Kaplan, A., 2019. The role of aerosols and greenhouse gases in Sahel drought and recovery. Climatic Change, 152(3), 449-466.

(8) West, C. T., Nébié, E. K. and Somé, A., 2014. Famines are a thing of the past: Food insecurity trends in northern Burkina Faso. Human Organization, 73(4), 340–350

(9) Nébié, E. K. I., Ba, D. and Giannini, A., 2021. Food security and climate shocks in Senegal: Who and where are the most vulnerable households?. Global Food Security, 29, 100513.

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À propos de Alessandra Giannini


Climatologue, professeure des Universités  en “planète vivante, milieux humains”, Alessandra GIannini est, depuis décembre 2020, co-directrice du CERES (Center for Education and Research in Environment and Society) à l’ENS-PSL. Auparavant, elle était chercheuse à l'Institut international de recherche sur le climat et la société, une unité de l'Institut de la Terre de l'Université Columbia de New York.

Engagée dans la collaboration internationale en matière de recherche scientifique et dans les dialogues science-politique, notamment en Afrique, Alessandra Giannini est surtout connue pour ses travaux post-doctoraux qui ont démontré de manière concluante l'origine océanique de la sécheresse au Sahel.

Lauréate en 2017 de Make Our Planet Great Again, initiative du gouvernement pour soutenir la recherche sur le changement climatique et du Prix CAREER (Faculty Early Career Development Award) de la NSF en 2010.