Feuilletonnez, feuilletonnez, il en restera toujours quelque chose !

Par Marc Porée

À l'occasion de la parution aux éditions Rue d'Ulm des Lettres à un jeune Londonien de Thackeray, publiées initialement sous forme de feuilleton au milieu du XIXe siècle, Marc Porée, préfacier de l'ouvrage, revient sur cette forme littéraire intemporelle et nous propose une sélection inspirée et inspirante de lectures estivales.
Robert Archibalt Graafland - Girl Reading in Hammock, oil on canvas 31.9" x 41.5", 1910 / flickr - Irina
Robert Archibalt Graafland - Girl Reading in Hammock, oil on canvas 31.9" x 41.5", 1910 / flickr - Irina

Feuilletonnez, feuilletonnez, il en restera toujours quelque chose !

Par Marc Porée, professeur de littérature anglaise au département Littératures et langages de l'ENS-PSL.

 

Je me souviens combien, lors du premier confinement, la parution quotidienne des retraductions créatives du Décaméron, sous la plume de Nathalie Koble, ma collègue médiéviste au département « Littératures et langage », m’avait aidé à tenir le choc. Aujourd’hui devenues un livre, Décamérez ! Des nouvelles de Boccace (1), ses vignettes en provenance du front de la peste, à Florence, témoignaient du pouvoir libérateur qui est celui de ces fictions « à la chaîne », ainsi que les nomme Mathieu Letourneux, théoricien du genre sériel (2). Elles enchaînent, avec leur consentement, un public d’auditeurs ou de lecteurs plus ou moins « captif », et les périls extérieurs s’en trouvent comme vaincus, ou disons suspendus.

Dans le même ordre d’idées, Lionel Ruffel, professeur de littérature à Paris-VIII (ex-Vincennes) à Saint-Denis, est revenu sur une expérience d’enseignement à la fois singulière, extrême même, et, finalement, pas si rare que ça. À ses étudiants, avec lesquels il se proposait d’étudier le Décaméron, mais aussi Les Mille et Une nuits, et encore L’insurrection qui vient, il avait donné rendez-vous, par manque de place, dans une ancienne imprimerie désaffectée. Sous la menace d’une fermeture administrative, il avait, toutes choses par ailleurs égales, éprouvé quelque chose du supplice de la belle Shéhérazade, contrainte chaque soir d’inventer afin d’espérer repousser la sentence de mort. Formuler « le code secret de la modernité narrative », qui fait que l’humanité ne fait jamais que cela, « tromper la mort en se racontant des histoires », n’aura ensuite été pour lui qu’un jeu d’enfant, ou presque (3).  

Pour avoir animé, au deuxième semestre de cette année si particulière, un séminaire international intitulé « Continuation et interruption », je n’ignore rien des bonheurs et des malheurs de l’interruption. Avec mes étudiants, j'avais, entre autres procédés, évoqué le célébrissime cliffhanger. Inventé par Thomas Hardy, dans A Pair of Blue Eyes (1873), le procédé consiste à faire en sorte que le suspens soit à son apogée quand s’interrompt un segment du récit. À la fin du chapitre XXI, soyons précis, le géologue amateur qu’est Henry Knight chute et se retrouve au-dessus du vide, accroché, mais pour combien de temps, à la paroi d’une falaise (cliff) de Cornouaille. La tête de la seule personne capable de le secourir, Elfride (dont il est amoureux), vient de disparaître derrière un talus. Sauvera-t-il sa peau ? Il faut attendre la livraison suivante, pour le savoir. On y apprend que la belle aux yeux bleus, fille d’un pasteur, s’est déshabillée de pied en cap, de manière à fabriquer une corde à partir de ses amples sous-vêtements. Le renversement est total : la femme vole au secours de l’homme qui se pensait son chevalier servant, l’intelligence n’est pas du côté où on la pense, etc. Avec en prime, un soupçon de teasing sexuel : tous les ingrédients de la littérature sérielle se trouvent réunis dans un roman publié épisodiquement, dans le Tinsley’s Magazine de 1872 à 1873.

Avec la parution, aux éditions Rue d'Ulm, des Lettres à un jeune Londonien, de William Makepeace Thackeray, l’écriture feuilletonnée continue d’occuper le devant de la scène. L’occasion de revenir sur les origines d’une pratique, vieille comme le monde, mais que le XIX siècle anglais aura portée à son comble. En attendant sa réactualisation contemporaine avec les séries télévisées, promues objet de consommation culturelle à échelle planétaire, en passe d’asseoir un bien exorbitant monopole. Le maître du genre, outre-Manche, reste bien sûr Charles Dickens, à commencer par ses Pickwick Papers (1837) (4). L’enfance de l’art feuilletonnesque y cohabite avec l’enfance de l’art tout court. Pickwick, replet autant que simplet, quand il se compare à son rusé serviteur, Sam Weller, l’homme au gilet rayé et aux tics de langage, est d’une force comique qu’on n’arrête pas. Dans la merry old England d’avant la chute dans l’industrie, chacune de ses folles et pourtant banales aventures, avec leurs interruptions programmées, relance à chaque fois la partie. En plus de « pactiser » avec la frustration chronique du lectorat, réduit à attendre une semaine, parfois un mois, avant de savoir ce qu’il en retourne.

Avec son confrère et ami, Wilkie Collins, Dickens se fait travel-writer. Mais sans cesser d’exploiter à son profit les attentes d’une industrie culturelle qui fait de la communication sérielle son nouveau cheval de bataille. Les pérégrinations paresseuses de deux apprentis oisifs, The Lazy Tour, en anglais, paraissent dans le magazine Household Words, dont il est le patron (5). En 5 épisodes, entre le 3 et le 31 octobre 1857. Deux apprentis : Francis Bonenfant (Charles Dickens l’hyper actif) et Thomas Loisif (Wilkie Collins, le nonchalant) y voyagent dans le Nord de l’Angleterre. Pour nos deux célibataires en goguette, cette inespérée semaine de vacances, c’est Deux hommes dans un bateau, sans bateau… et sans chien.

Mais qu’on n’aille pas se figurer que la littérature feuilletonesque a partie liée avec les vacances. Son régime est plutôt celui des travaux forcés. Son territoire, de plus, ne se limite pas aux îles britanniques. Les Balzac (inventeur des personnages récurrents), les Eugène Sue, les Dumas (père et fils), les Maurice Leblanc (le père d’Arsène Lupin, interprété par Omar Sy dans une récente adaptation télévisuelle à succès), j’en passe et des meilleurs, portent haut le genre. Mais angliciste je suis, et angliciste je demeure. Aussi ma dernière sélection sera-t-elle à nouveau en provenance du Royaume-Uni, le pays qui a réussi à faire du Brexit un (mauvais) feuilleton.

Avec les Birthday Letters de Ted Hughes (6), on n’a pas affaire à du feuilletonnage classique. C’est dans le plus grand secret que le Poète Lauréat de l’époque, grande figure de la poésie contemporaine, composa des lettres-poèmes à l’adresse de Sylvia Plath. La poète américaine, qui fut aussi son épouse, s’était suicidée par une froide nuit de l’hiver 1963 – si froide, paraît-il, que ce soir-là les loups affamés du zoo de Londres hurlèrent à la mort. Taraudé par la culpabilité, apprenait-on a posteriori, le poète autrefois infidèle chroniquait à date fixe sa relation amoureuse posthume, en se donnant rendez-vous à lui-même, ainsi qu'à ses lecteurs et lectrices d'outre-tombe. Et c’est très peu de temps avant sa propre mort qu’il se résolut à publier l’ensemble, en 1998. Le feuilleton intime – la suite au prochain « anniversaire » – bascula alors dans le domaine public, et le succès de librairie, populaire donc, fut phénoménal. Bien sûr, on n’exclura pas que Ted Hughes ait cherché à se donner le beau rôle, en tentant de faire justice des accusations portées contre lui. Mais l’essentiel est ailleurs. Placée sous le signe d’une scénarisation de type mythographique, cette correspondance à sens unique, outre qu’elle démontre que penser, c’est « Penser à quelqu’un (7) », aura disposé de la contrainte oulipienne pour faire apparaître au grand jour une dynamique de création, de co-création en la circonstance, qui en aura surpris, et ému, plus d’un.e.

Trompe-la-mort, disions-nous en commençant ? C’est sans doute beaucoup s’avancer. Mais au moins le temps d'un été, on se plaira à croire à la fiction, toujours renaissante, d'un "Jamais sans mon feuilleton." Bonnes lectures, qu'elles soient ou non sérielles !

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(1) Nathalie Koble, Décamérez ! Des nouvelles de Boccace, postface de Tiphaine Samoyault, Editions Macula, 2021.

(2) Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatique, Seuil, 2017.

(3) Lionel Ruffel, Trompe-la-mort, Verdier, 2019, p. 28.

(4) Charles Dickens, Les papiers posthumes du Pickwick Club. Trad. de l’anglais par Sylvère Monod. Édition de Céline Prest. Gallimard, coll. « Quarto », 2019.

(5) William Wilkie Collins et Charles Dickens, Lazy Tour. Les pérégrinations paresseuses de deux apprentis oisifs, Trad. de l’anglais sous la direction d’Annpôl Kassis. L’Atelier de l’Agneau, 2020.

(6) Ted Hughes, Birthday Letters, traduit de l’anglais et préfacé par Sylvie Doizelet, Poésie/Gallimard, 2002. 

(7) Frédéric Worms, Penser à quelqu’un, Flammarion, 2019.

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À propos de Marc Porée

Ancien élève de l'ENS (1975), Marc Porée, est agrégé d’anglais (1978), docteur de 3e cycle (1984), habilité à diriger des recherches (1996) et professeur de littérature anglaise au département Littératures et langages, dont il a été le directeur de 2013 à 2020.
Élu à l’ENS en 2011, il a été auparavant assistant-normalien à l’Université de Paris III (1983-1986), maître de conférences à l’Université de Paris IV-Sorbonne (1987-1997), professeur à l’Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle (1997-2011) et visiting professor à l’University of Austin, Texas (2001-2002).
Il a été membre du bureau de la onzième section du CNU, et il co-anime l'équipe "19-21" au sein du laboratoires Prismes (EA 4398), de l'Université de la Sorbonne Nouvelle.

Ses recherches portent sur le romantisme, la poésie anglaise (XIXe-XXIe), la fiction britannique contemporaine, le roman indo-anglais, l’anglicité.