En immersion avec la Mission Deep Time

Rencontre avec Margaux Romand-Monnier, neuroscientifique

Comment gérer la désorientation face à une situation nouvelle ? Quels sont les mécanismes chrono-biologiques, cognitifs ou cérébraux permettant cette adaptation ?
 
Alors qu’en mars dernier, la population appréhendait un nouveau confinement, dans le cadre d’une étude scientifique sur l’impact et l’adaptation face à la pandémie de Covid-19, une équipe de 15 personnes s’est volontairement retirée de « l’espace-temps » pendant 40 jours, à huis clos, afin de comprendre comment le cerveau s’adapte sans repère temporel.
 
Retour sur une expédition hors du commun avec l’une des responsables scientifiques de la mission, Margaux Romand-Monnier, chercheuse en sciences cognitives à l’ENS-PSL.
Christian Clot & Margaux Romand-Monnier travaillant sur les les protocoles scientifiques in situ  © DeepTime Adaptation Institute
Christian Clot et Margaux Romand-Monnier travaillant sur les protocoles scientifiques in situ © DeepTime Adaptation Institute

C’est une expérience inédite et hors-norme. De mi-mars à fin avril 2021, quinze volontaires se sont confinés à 400 mètres sous terre, dans la grotte de Lombrives en Ariège, pour le projet Deep Time initié par l’explorateur de l’extrême Christian Clot, directeur du Human Adaptation Institute, et à laquelle a participé Etienne Koechlin, directeur du Laboratoire de Neurosciences Cognitives et Computationnelles (LNC2). Leur mission : voir comment le cerveau s’adapte sans repère temporel.

La chercheuse Margaux Romand-Monnier, qui a consacré sa thèse de doctorat à la capacité d'adaptation structurelle et fonctionnelle du cerveau en réponse à un environnement incertain et changeant, s’est immédiatement portée volontaire pour participer à cette aventure scientifique exceptionnelle.

La mission

La mission scientifique a été conçue suite aux résultats de l’étude longitudinale COVADAPT/ Menée dès mars 2020 sur l’équilibre global du fonctionnement des individus face à la crise du Covid-19, elle a révélé une désorientation et une perte de la notion du temps chez 40% des individus interrogés.  « C’est de ce résultat qu’est né le projet DeepTime, pour étudier nos capacités d’adaptation à un environnement nouveau et sans repère temporel (sans montre, sans soleil et sans communication avec le monde extérieur). Comment gérer la désorientation face à une situation nouvelle ? Quels sont les mécanismes chrono-biologiques, cognitifs ou cérébraux permettant cette adaptation ? Comment un groupe humain parvient à s’organiser et fonctionner dans des conditions complètements nouvelles ?»

Pour Margaux Romand- Monnier, Deep Time a été une extraordinaire opportunité de mêler ses travaux de recherche à son goût pour l’aventure. « D’un point de vue humain, c’est une aventure humaine dans l’inconnu que je suis fière d’avoir pu vivre aux côtés des autres équipiers. C’était aussi, l’occasion de pouvoir sortir de cette torpeur qui s’est installée cette dernière année avec la crise sanitaire. »

Pour cette expédition inédite, il fallait une équipe de volontaires, la plus hétérogène qui soit : « la sélection des équipiers avait pour but de représenter au maximum la diversité de la société civile, un groupe paritaire de 27 à 50 ans, avec une diversité de profils professionnels. » Si la variété des profils était recherchée, bien entendu le recrutement ne devait rien au hasard. « Une bonne condition physique était évidemment importante, le processus de sélection a aussi impliqué un entretien psychologique afin de valider chaque candidature. Bien que cette mission ait été pensée pour une grotte, milieu naturel et avec de situations réelles de vie, plutôt qu’en simulation en espace restreint et fermé, avoir des compétences en spéléologie n’était pas un critère de sélection. Nous avons donc suivi une formation de plusieurs jours pour pouvoir évoluer sur corde en toute sécurité, ce qui était primordial pour aller chercher l’eau, mais aussi pour explorer le second niveau de la grotte. »

La grande force de cette mission est sa pluridisciplinarité, avec des champs d’études intégratives allant de la cognition à la génétique, de la psychologie à l’éthologie. L’acquisition de données scientifiques dans plus d’une dizaine de domaines d’étude différents va ainsi permettre aux chercheurs « d’avoir une vision intégrative sur la manière dont nous nous sommes adaptés à ces nouvelles modalités de vie et ce nouvel environnement en l’absence de repère temporel.  Ces données ont non seulement été acquises in situ pour permettre de caractériser l’adaptation au fil des cycles, mais aussi en laboratoire, en amont et en aval de l’expédition de manière à pouvoir étudier la plasticité cérébrale ainsi que la réadaptation après ces 40 jours passés sous terre. »

Reunion au camp de vie-©DeepTime Adaptation Institute
Réunion au camp de vie © DeepTime Adaptation Institute

Le quotidien

40 jours sans lumière naturelle et sans repère temporel. Comment vit-on un pareil huis clos, coupé du monde extérieur ?  « La règle était d’être à l’écoute de nos rythmes biologiques et de les respecter, notre quotidien était donc d’abord rythmé par notre faim et notre état de fatigue, puis par de nombreuses activités. » En plus des protocoles scientifiques, qui pouvaient représenter jusqu’à deux heures par cycle, les chercheurs s’étaient engagés à effectuer de nombreux travaux annexes. « Il y a d’abord eu tout un travail de caractérisation de l’environnement dans lequel nous avons vécu pendant ces 40 jours à travers des mesures météorologiques, la réalisation de la topographie 3D de la grotte, et un travail de référencement des glyphes, inscriptions murales laissées par les visiteurs au fur et à mesure des siècles et à travers les kilomètres de galeries. »

Les tâches quotidiennes rythmaient également les journées de l’équipe avec des besognes attenantes à leur vie dans la grotte et à l’entretien du camp de vie, « comme aller chercher l’eau dans les lacs situés soit à 20m de hauteur soit à plus de 70m de profondeur, ou évacuer les déchets vers un sas, situé à plusieurs centaines de mètres du camp de vie ».

L’équipe en a bien sûr profité pour s’enfoncer encore plus en profondeur et découvrir les kilomètres de galeries de la grotte de Lombrives. « Découvrir le second niveau de la grotte se méritait, il fallait d’abord descendre un rappel d’une quarantaine de mètres, puis un second de 30m, traverser les lacs souterrains, ramper à travers de petits goulots, pour ensuite atteindre des salles immenses aux paysages lunaires ! »

Le travail scientifique

Margaux  Romand-Monnier reconnaît que les conditions liées à la mission scientifique ont rendu l’acquisition des données pour les protocoles scientifiques in situ un petit peu laborieuse : « une partie du matériel scientifique, normalement utilisé en laboratoire, peut devenir rapidement capricieux lorsqu’il est utilisé trop longtemps à une température de 10°c et un taux d’humidité de 100%. »

L’autre difficulté soulignée par la chercheuse découle de l’absence de repère temporel : comment s’organiser lorsqu’on ne peut pas se donner une heure de rendez-vous ? « A cette contrainte s’est rapidement ajoutée la désynchronisation du groupe, alors que certains se réveillaient, d’autres allaient se coucher ou déjeunaient. Tester les 15 équipiers sur un même cycle n’était donc pas toujours chose facile, mais le sens de l’engagement et la bonne volonté de chacun l’a toujours rendu possible. »

Est-ce que cette expérience d’isolement nous révèle déjà quelque chose sur l’adaptabilité du cerveau humain ?  Du point de vue scientifique, il faudra encore patienter quelques mois car l’analyse de toutes les données acquises prend du temps et qu’il est encore impossible de conclure pour le moment sur les adaptations cérébrales ou comportementales pour le moment. « Mais ce qui peut déjà être noté c’est que nous avons très bien vécu cette expérience hors du temps, à tel point que lorsque nous avons appris que les 40 jours s’étaient écoulés et que cette mission scientifique touchait à sa fin, nous voulions presque tous rester quelques cycles de plus dans la grotte ». Pour la chercheuse, - et est-ce peut-être déjà une piste ? -, le groupe a été une force extraordinaire pour faire face aux nombreuses situations nouvelles : « sa diversité et les nombreux savoir-faire complémentaires de ses membres nous ont permis de trouver des solutions aux problèmes rencontrés et de mener à bien cette mission. »

Le 24 avril 2021, l'équipe de la Mission Deep Time retrouve la lumière extérieure © DeepTime Adaptation Institute
Le 24 avril 2021, l'équipe de la Mission Deep Time retrouve la lumière extérieure © DeepTime Adaptation Institute

À propos de Margaux Romand-Monnier

 

Après avoir été diplômée du Dual Masters in Brain and Mind Sciences (University College London, École normale supérieure et Université Pierre et Marie Curie) en 2014, Margaux Romand-Monnier a réalisé sa thèse en neurosciences cognitives au sein du Laboratoire de Neurosciences Cognitives et Computationnelles (Département d’Études Cognitives, ENS), sous la direction d'Etienne Koechlin. Durant ces 3 années, elle a étudié l’adaptation structurelle et fonctionnelle du cerveau humain aux environnements changeants et incertains, par le moyen de taches comportementales, modèles computationnels et neuro-imagerie. Son post-doctorat, dont le projet Deep Time fait partie, s’inscrit dans la lignée de ses travaux de thèse.