Léa Saint-Raymond, entre Histoire de l'art et Humanités numériques

À l’occasion de la sortie de son livre Fragments d’une histoire globale de l’art, aux Éditions Rue d’Ulm, l'énergique jeune femme revient sur ses travaux de recherche et sur l’Observatoire des humanités numériques de l’ENS-PSL qu’elle dirige, un « espace de dialogue et d’échange pour une communauté plurielle de chercheuses et chercheurs. »
Docteure en histoire de l’art et agrégée de sciences économiques et sociales, Léa Saint-Raymond est alumna de l'ENS (L, 2008)
 © Frédéric Albert / Pole Communication ENS-PSL.
Léa Saint-Raymond © Frédéric Albert / Pole Communication ENS-PSL.

Spécialiste d'histoire de l'art, Léa Saint-Raymond s'intéresse aux ventes aux enchères publiques parisiennes pour ce qu'elles disent de l'émergence des nouveaux marchés artistiques. Son travail original décortique les interactions entre vendeurs et acheteurs, collectionneurs privés ou institutions, ces mouvements invisibles qui transforment un objet en œuvre d'art. Ses recherches, amorcées lors de sa thèse de doctorat, sont une parfaite illustration de la puissance des Humanités numériques, une discipline que la jeune chercheuse suit de près dans ses nouvelles fonctions de directrice de l'Observatoire des Humanités numériques de l'ENS.

Comment se font les phénomènes de mode artistique

Intriguée depuis toujours par les phénomènes de mode artistique, Léa Saint-Raymond leur a consacré sa thèse. Pour ce travail, elle a minutieusement exploré les données disponibles sur les ventes aux enchères publiques parisiennes du grand XIXe siècle, dépouillant pas moins de 2 000 catalogues de ventes qui se tinrent entre 1830 et 1939. Cette interrogation intime de l'histoire de l'art, dissèque le regard des prescripteurs et des collectionneurs sur les objets et questionne la notion même d’œuvre d'art.


Comme elle l'explique dans À la conquête du marché de l’art : le Pari(s) des enchères, son travail interroge les raisons du succès de tel ou tel type d’objets, ou de certains artistes plutôt que d’autres. « Des artistes qui ont été fortement admirés à leur époque, comme Ernest Meissonier au XIXe siècle ou Georges Mathieu dans les années 1950-1960, peuvent rapidement tomber aux oubliettes des préférences, voire de la mémoire – et inversement, des « artistes maudits » peuvent atteindre la reconnaissance après de longues années ou à leur mort, avant de retomber dans l’oubli. L’historien de l’art Francis Haskell va plus loin, en prouvant que même les canons de l’histoire de l’art sont soumis à des variations de goût, des « mises à bas et des relèvements ». Dès lors, si l’histoire de l’art est amnésique et choisit ses canons, comment, au XXIe siècle, accéder aux systèmes de préférences d’époques antérieures ? » 

Pour conduire cette « archéologie du regard », Léa Saint-Raymond a dû faire abstraction de ses a priori et de toutes les connaissances acquises par la fréquentation des expositions, des manuels, ou par les études universitaires, afin d'étudier de la plus neutre des manières, des sources rendant compte des préférences et de leur évolution.

Animée et passionnée par ses recherches sur l’histoire de l’art, et soucieuse de compléter son parcours « à la fois par curiosité et par honnêteté intellectuelle », elle s’est d'ailleurs formée à l’économie, à la cartographie et, plus généralement, aux méthodes d’analyse computationnelle des données pour traiter ces larges corpus historiques. Des compléments de formation qui l'ont amenée à fréquenter l’École d’économie de Paris puis à passer l’agrégation de sciences économiques et sociales.

Les archives des commissaires priseurs au crible des humanités numériques

Les archives des commissaires-priseurs parisiens ont constitué le socle de ce travail original d’histoire de l’art. Elles donnent accès à des documents et des sources qui ont permis à Léa Saint-Raymond de reconstituer cette archéologie du regard. « Les procès-verbaux des ventes aux enchères publiques parisiennes mentionnent, pour chaque objet mis en vente, les noms et adresses du vendeur, de l’adjudicataire et le prix d’adjudication. On sait donc qui achète quoi et à quel prix. Il devient alors possible de reconstituer des systèmes de prix relatifs entre différents objets, différents artistes – ce qui est une approximation de ces systèmes de préférences – et, surtout, de décliner ces observations en fonction des acteurs de ce monde de l’art. »

Léa Saint-Raymond a ainsi retranscrit des milliers de catalogues de vente, compilant une somme considérable d'informations sur les objets vendus aux enchères, et les associant aux procès-verbaux correspondants, écrits à la main. « Pour que ces données soient les plus « horizontales » et complètes, j’ai considéré plusieurs segments artistiques entre 1830 et 1939, et compilé ces informations pour 216 445 tableaux, dessins et sculptures, 40 383 objets « asiatiques », 4 471 objets « orientaux », 9 165 antiquités, 13 316 objets dits « primitifs » ou précolombiens et 2 296 arbres nains », précise-t-elle.

Albert Robida, « À l’Hôtel des ventes », Le Journal amusant, n°636, 7 mars 1868, p. 1. Coll. H. Cavaniol.
Albert Robida, « À l’Hôtel des ventes », Le Journal amusant, n°636, 7 mars 1868, p. 1. Coll. H. Cavaniol

Grâce à ces données et à leur traitement par les humanités numériques, elle a pu repérer des chronologies dans l’histoire des préférences artistiques et se laisser surprendre par des résultats. « Par exemple, j’étais loin d’imaginer que les armes damasquinées orientales s’arrachaient à des prix exceptionnels dans les années 1830, bien plus importants que les tableaux de maîtres anciens, qu’il y avait eu une « bulle du bonsaï » à Paris, au tournant du XXe siècle, ou encore que les impressionnistes n’avaient pas connu un fiasco aussi retentissant que le laisse entendre l’historiographie, à leurs débuts. » Ainsi, certains noms d’artistes inconnus aujourd’hui ont émergé grâce à ce travail, par exemple le sculpteur Christophe Fratin, véritable artiste maudit, et le peintre Ferdinand Roybet, exact contemporain de Monet, dont les œuvres atteignaient des sommes astronomiques par rapport au second mais qui est ensuite tombé dans l’oubli.

Vers une archéologie du regard

Pour construire ce premier chapitre d'une « archéologie du regard », Léa Saint-Raymond s’est attachée aux préférences révélées dans les ventes aux enchères publiques parisiennes, entre 1830 et 1939.  Mais pour elle, la prochaine étape ne devra plus se limiter à la seule métropole parisienne mais ouvrir cette étude à d’autres centres artistiques, et d'autres périodes d’étude. « C’est dans cette perspective que j’ai lancé le projet DatArt , en humanités numériques, pour décentrer l’étude du monde de l’art de Paris vers les régions, à partir de corpus aussi divers que les livrets des Salons des artistes méridionaux, à Toulouse, ou les annuaires de collectionneurs. »

Dans ses enseignements, au CPES de PSL et cette année également, à l’École du Louvre, la jeune chercheuse ouvre cette archéologie du regard « d’un point de vue géographique et diachronique, dans le cadre d’une « histoire globale de l’art ». Le manuscrit du cours, auquel ont participé les étudiantes et étudiants du CPES de PSL, vient d’ailleurs d'être publié aux éditions Rue d’Ulm, sous le titre Fragments d’une histoire globale de l’art.

Elle rappelle que « cette ambition « globale » et inclusive de la discipline s’est développée depuis une vingtaine d’années, principalement dans les universités anglo-saxonnes : il s’agit de sortir d’une histoire de l’art occidentalo-centrée et de considérer, à parts égales, les créations artistiques des autres aires culturelles et celles d’artistes faisant partie des « minorités ». Elle souligne aussi le danger qu'il y aurait à inscrire la diversité des œuvres dans un récit unique et simplificateur. C’est la raison pour laquelle la chercheuse prend le parti des objets, en choisissant des œuvres « hybrides » réalisées aux quatre coins du monde, « portant en elles l’histoire de circulations et de transculturations ».

L’Observatoire des humanités numériques

 

 

Plaçant les humanités numériques au cœur de ses travaux, dans une perspective transdisciplinaire, Léa Saint-Raymond dirige aujourd'hui l’Observatoire des humanités numériques. Cet Observatoire né en 2020, a pour but de donner plus de visibilité aux humanités numériques à l’ENS-PSL – non seulement les projets de recherche, mais aussi les offres de formation et les événements. Il offre un espace de dialogue et d’échange à une communauté plurielle de chercheuses et chercheurs, en lien étroit avec les élèves. L’ENS-PSL se distingue, en effet, par une longue tradition transdisciplinaire et critique, et cet Observatoire propose d’interroger le tournant numérique que prennent les humanités aujourd’hui. Le désir de Léa Saint-Raymond est de "faire vivre cet espace, grâce à des rencontres et grâce au site internet qui vient de voir le jour, mais également de faire dialoguer les différentes équipes de recherche de l’ENS-PSL qui utilisent les humanités numériques, et de former les élèves à ces méthodes plurielles, en collaboration avec mes collègues. »

 

À propos de Léa Saint-Raymond

Ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée de sciences économiques et sociales, Léa Saint-Raymond est docteure en histoire de l’art et chercheuse associée à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine. Sa thèse, publiée sous le titre À la conquête du marché de l’art. Le Pari(s) des enchères (1830-1939), a reçu le prix du musée d’Orsay en 2019. Léa Saint-Raymond est également l'auteure de Fragments d'une histoire globale de l'art, paru en septembre 2021 aux éditions Rue d'Ulm.

Après avoir été Guest Scholar au Getty Research Institute et ATER au Collège de France, elle coordonne actuellement l’Observatoire des humanités numériques de l’ENS-PSL et le centre d’excellence Jean Monnet IMAGO. Elle est également responsable du parcours « marché de l’art » à l’École du Louvre et chargée de cours, en histoire de l’art, du parcours CPES proposé par l'université PSL.