« Il me tient à coeur que la philosophie des sciences puisse être aussi utile hors du monde académique. »

Entretien avec Stéphanie Ruphy, philosophe des sciences

Science et démocratie, pluralisme et intégrité scientifique, responsabilité sociale des acteurs et actrices de la recherche : les enseignements et les travaux de Stéphanie Ruphy, professeure de Philosophie à l’ENS-PSL et directrice de l’Office français de l’intégrité scientifique (OFIS) sont au cœur de nombreux débats. Rencontre avec une philosophe des sciences autour des missions “du chercheur dans la cité”.
Photo de Stéphanie Ruphy
Stéphanie Ruphy © Frédéric Albert / Pole communication ENS-PSL

Depuis un an, vous êtes professeure de Philosophie et sciences contemporaines à l’ENS-PSL, quels cours proposez-vous ?

Un premier ensemble d’enseignements a pour fil conducteur d’interroger les interactions entre le monde de la recherche et d’autres composantes de la société. L’année dernière j’ai ainsi proposé un cours sur les valeurs en science et la valeur de la science dans nos sociétés, et un autre sur la construction et le rôle de l’expertise scientifique en démocratie. Ce semestre je propose un cours sur le thème « Science, politique, démocratie », qui n’est pas sans résonance bien sûr avec la crise que nous traversons. Je donne également des cours sur des thématiques plus internes à la philosophie des sciences comme celles du pluralisme en science ou des rapports entre science et métaphysique.

Vous êtes philosophe des sciences avec un parcours inhabituel, puisque formée à la fois à l’astrophysique et à la philosophie, en quoi est-ce un atout ?

Ma double culture, scientifique et philosophique, me permet de me sentir en terrain familier tout autant devant des publics d’étudiants scientifiques que philosophes et mes cours s’adressent d’ailleurs aux deux. Côté recherche, le fait d’avoir passé quelques années dans un laboratoire d’astrophysique m’a assez naturellement conduite à m’engager dans un style de philosophie en prise avec les enjeux et les pratiques de recherche contemporaines. Cette double culture m’a aussi beaucoup aidée dans un certain nombre de responsabilités institutionnelles et pédagogiques que j’ai pu exercer, en lien notamment avec le développement de l’interdisciplinarité.

Aujourd’hui, qu’est-ce qu’être une philosophe des sciences ?

Il doit y avoir, j’imagine, autant de réponses que de philosophes des sciences. Pour ma part, il me tient à cœur que la philosophie des sciences puisse être aussi utile hors du monde académique. La philosophie des sciences peut par exemple apporter des éclairages sur les différentes figures de l’expert scientifique et sur ce que l’on peut raisonnablement en attendre. Il me paraît également essentiel qu’elle soit une ressource pour l’élaboration des politiques scientifiques. On dit souvent que les cordonniers sont les plus mal chaussés. Il est souhaitable que l’élaboration des politiques scientifiques s’appuie davantage sur la « recherche sur la recherche » (« Research on Research »), un champ académique pluridisciplinaire qui gagnerait à être davantage visible en France, et au sein duquel la philosophie des sciences a toute sa place.

Depuis votre arrivée à l’École, vous êtes en charge des Jeudis de l’histoire et de la philosophie des sciences. Quelles sont selon vous l’originalité et la principale intention de ce cycle de l'ENS qui fêtera bientôt 10 ans d'existence ?

Les Jeudis sont un très bel exemple d’enseignement transversal s’adressant à l’ensemble de la communauté étudiante, toutes disciplines confondues. Cette série de conférences offre un large panorama des recherches actuelles en histoire et philosophie des sciences, avec des invités venant d’horizons très divers allant jusqu’à la sociologie ou l’anthropologie des sciences. Les Jeudis permettent de nourrir une réflexivité pluridisciplinaire sur les sciences et les techniques, composantes déterminantes, on le sait, de nos sociétés contemporaines. Mes collègues Michel Morange, Sophie Roux et Mathias Girel ont fondé ce séminaire, que j’ai la chance d’organiser cette année avec Maria-Pia Donato, chercheuse en histoire à l’IHMC et Ange Pottin, ATER au département de philosophie.

Avez-vous des projets d’autres enseignements transversaux ?

Aujourd’hui, le métier de chercheur ne s’arrête souvent plus à la porte du laboratoire. Il s’est enrichi d’autres dimensions, notamment lorsque le chercheur intervient dans la sphère publique ou politique en tant qu’expert. Il me semble dès lors essentiel que l’ENS offre aux futurs chercheurs qu’elle forme, et qui le souhaitent, les moyens de s’approprier les enjeux de leurs relations avec d’autres composantes de la société (décideurs politiques, groupes d’intérêt, media, monde juridique, monde artistique, etc), afin de les sensibiliser et de les préparer à l’exercice de multiples registres de responsabilités, dans leur laboratoire et dans la cité. Un enseignement combinant les apports de plusieurs disciplines (économie de la recherche, droit, histoire et philosophie des sciences, metaresearch, etc) permettrait de connecter le « monde pratique » des chercheurs avec les travaux de recherche actuels sur la science et son inscription dans la société. Il existe déjà à l’ENS plusieurs initiatives très intéressantes dans ce registre. Il s’agirait dans un premier temps de leur donner une visibilité commune puis d’enrichir l’offre sous un même chapeau qui pourrait s’intituler « Le chercheur dans la cité ». Les PSL weeks pourraient aussi accueillir ce type de formation.

"Il me semble essentiel que l’ENS offre aux futurs chercheurs qu’elle forme, et qui le souhaitent, les moyens de s’approprier les enjeux de leurs relations avec d’autres composantes de la société, afin de les sensibiliser et de les préparer à l’exercice de multiples registres de responsabilités, dans leur laboratoire et dans la cité."

Photo de Stéphanie Ruphy
Stéphanie Ruphy © Frédéric Albert / Pole Communication ENS-PSL

Pourquoi faut-il défendre le pluralisme scientifique ?

Mes recherches philosophiques sur le pluralisme en science ont pris une tournure plus pratique quand j’ai occupé un poste de vice-présidence en charge de l’interdisciplinarité à l’Université Grenoble-Alpes. J’ai alors pris la mesure d’un certain nombre d’angles morts épistémologiques dans les incitations institutionnelles à l’interdisciplinarité. Car s’il est communément admis que les approches pluri et interdisciplinaires sont essentielles aux sciences contemporaines dans leur ambition de contribuer à la résolution de « grands défis sociétaux », la question de savoir quand, et à quelles conditions, les synergies entre différents systèmes de connaissances sont réellement possibles et fructueuses mérite d’être davantage prise en compte. Les débats philosophiques sur la pluralité des sciences peuvent apporter ici des éclairages utiles.

La crise sanitaire actuelle repose la question de la participation des citoyens dans la recherche scientifique. En mars 2020, vous avez signé une tribune dans le Monde sur une convention citoyenne pour la recherche. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?  

L’idée était de s’inspirer de l’expérience de la Convention citoyenne sur le climat lancée par le Président Macron pour plaider en faveur d’une démocratisation des processus de choix des grandes orientations de la recherche. Dans nos démocraties contemporaines, ces processus relèvent encore très largement d’un « élitisme savant » laissant bien peu de place aux citoyens. Or aujourd’hui nous sommes tous affectés très directement dans notre vie quotidienne par les développements de la recherche et de l’innovation. Les citoyens n’ont-ils pas dès lors leur mot à dire dans la définition des grandes priorités scientifiques et technologiques ? Une implication plus directe des citoyens aurait aussi l’avantage de permettre à la recherche publique de servir davantage les intérêts de tous.

La crise a montré une science dévoilée, « en train de se faire ».  Est-ce risqué ou, au contraire, positif ?

L’accélération du développement des preprints, ou encore la plus grande visibilité médiatique de certaines rétractations d’articles ou de certaines critiques post-publication sur des sites comme PubPeer, ont effectivement contribué à ouvrir en quelque sorte l’accès aux arrière-cuisines de la science. Cette plus grande visibilité des tâtonnements, hésitations et autocorrections de la science favorise-t-elle la confiance, dans nos sociétés qui valorisent de plus en plus la transparence ou, au contraire, est-elle source de confusion et de méfiance ? Je ne crois pas que nous ayons encore une réponse claire à cette question. Par contre, ce qui est clair, c’est que le débat scientifique déborde aujourd’hui très largement des enceintes académiques traditionnelles. Ce qui appelle l’élaboration, ensemble, de standards de bonnes pratiques au sein de ces nouveaux forums d’expression que sont par exemple pour les chercheurs les réseaux sociaux.

Quelle capacité a la société actuelle de comprendre la démarche scientifique ?

La « démarche scientifique » renvoie à un ensemble complexe de pratiques cognitives et sociales qui ne sont pas toujours faciles à saisir de l’extérieur. Il me semble surtout souhaitable que nous soyons tous formés à nous faire nous-même une idée de la fiabilité d’un expert, sans avoir forcément accès à sa démarche et aux raisons qu’il a de défendre sa position, sinon nous serions tous aussi des experts de la question. Ce qu’il faut, c’est donc que chacun puisse devenir expert de l’expertise scientifique et accorder sa confiance en conséquence.

Quelles sont les responsabilités des communautés scientifiques vis-à-vis de la société ?

Produire avant tout bien sûr une bonne recherche, féconde au sens épistémique et intègre. Mais il est aujourd’hui attendu bien davantage des communautés scientifiques : que cette bonne recherche soit directement utile, qu’elle contribue à la résolution des « défis sociétaux », selon l’expression consacrée, via notamment la production d’expertise et d’innovations. Ces attentes utilitaristes de plus en plus marquées peuvent susciter des résistances. On peut les voir cependant comme le revers de la médaille en quelque sorte du succès même de la science dans nos sociétés de la connaissance. On ne saurait en effet guère s’étonner que les attentes d’autres composantes de la société, des bailleurs de fonds, de ceux qui nous gouvernent se fassent plus pressantes et plus ciblées dès lors que la science est placée au cœur de nombre de décisions politiques et d’une part considérable des projets de développement de nos sociétés.

 

À propos de Stéphanie Ruphy

 

Intéressée par la philosophie depuis la Terminale, Stéphanie Ruphy a entamé un cursus dans cette discipline à l’université, en parallèle d’études d’ingénieur en aéronautique à Toulouse puis d’un doctorat d’astrophysique à l’Observatoire de Paris. Succombant définitivement aux charmes de la philosophie, la chercheuse est partie à l’Université Columbia à New York pour finir de se former en philosophie jusqu’au PhD. « Ce furent des années très stimulantes, qui m’ont ouverte à la philosophie des sciences d’inclination analytique, encore bien peu pratiquée en France à l’époque. » Avec ce deuxième doctorat en poche, la philosophe est rentrée en France où une carrière universitaire l’a menée d’Aix-Marseille Université à l’ENS-PSL, en passant par l’Université Grenoble-Alpes et l’Université Jean-Moulin Lyon 3.

Depuis septembre 2020, Stéphanie Ruphy est professeure des universités « Philosophie et sciences contemporaines » au département de philosophie  de l’ENS-PSL et membre du laboratoire La République des Savoirs . En mars 2021, elle a été nommée directrice de l’Office français de l’intégrité scientifique (OFIS).

Ses travaux portent notamment sur les relations entre science et démocratie, sur le pluralisme scientifique, et sur les questions d'intégrité scientifique.