« Notre futur sera basé sur les recherches d’aujourd'hui. »

Entretien avec Antoine Triller, ancien directeur du département de biologie de l’École et fondateur de l’IBENS

Le 1er janvier 2022, Antoine Triller, ancien directeur du département de biologie de l’École et le fondateur de l’IBENS, l’Institut de biologie de l’École normale supérieure, est devenu Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences. L’occasion de l’interroger sur cette nouvelle étape, mais aussi sur les grands enjeux de recherche et la place des sciences en France.

 

 
Antoine Triller
Antoine Triller

Le 1er janvier 2022, vous êtes devenu Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, qu’est-ce que cette nomination représente pour vous ?

Cette position est comme les grandes étapes de ma vie professionnelle, un événement inattendu. La charge est importante en raison des responsabilités qu’elle implique dans une institution ancienne au passé glorieux, mais toujours au cœur de la science dans la vie publique. Cette position qui m’honore vient donc compléter ma carrière de la plus belle manière qui soit. En me permettant de prendre de la hauteur et du recul par rapport à mon travail de neurobiologiste, ce poste de Secrétaire perpétuel m’offre un poste de vigie me permettant de bénéficier d’une vision large de la science. Si vous me permettez cette image, je suis sur un balcon où je vois passer le progrès d’une manière avertie et éclairée.

Comme l’École, l’Académie a une véritable dimension multidisciplinaire. C’est un lieu de débat scientifique qui offre une formidable occasion de travailler sur des grandes questions scientifiques et technologiques de notre monde contemporain conditionnant notre futur proche. Ainsi, malgré la pandémie, l'Académie des sciences s’est exprimée au travers de plusieurs rapports importants sur les énergies alternatives et nucléaires, sur les réseaux du futur, sur la disparition des insectes, ou encore sur les plastiques dans les océans. C’est l'approche multidisciplinaire sur ces questions importantes qui a permis d’aboutir à des visions globales.

Les données provisoires de l’Observatoire des sciences et techniques semblent confirmer le déclin du rayonnement de la science française. Pour l’expliquer, les spécialistes invoquent tour à tour la faiblesse des financements publics, de la part du PIB consacrée à la recherche, des salaires et des postes proposés ou toutes ces raisons à la fois. Quelle est votre analyse ?

Il y a effectivement un déclin. Je crois que pour faire une bonne politique de recherche, il y a trois facteurs indispensables. Le premier, c’est la considération que l'on a pour les chercheurs et leurs recherches. Elle se mesure, qu'on le veuille ou non, par le salaire auquel on recrute les jeunes chercheuses et chercheurs (entre 30 et 35 ans) dans les établissements publics, scientifiques et techniques (EPST) ou les établissements publics, industriels et commerciaux (EPIC) ou encore à l’université. Le salaire n’est pas en lui-même un déterminant absolu. Cette situation de désamour conduit au désengagement d’une partie de la jeunesse qui malgré un désir de faire la recherche, s’oriente vers d’autres carrières ou quitte la France.
 
Le deuxième, ce sont les moyens qui sont investis dans la recherche. Il faut reconnaître que c’est une question complexe. En France, la fraction de PIB par rapport aux engagements de Lisbonne (3% minimum) est actuellement de 2,1 à 2,2%. Si on enlève les efforts industriels et le crédit impôt recherche, l’effort de l’État est en réalité de 0,8%. Cela est inacceptable ; pour comparer, la part de PIB consacrée à la recherche est de 4,1% en Israël et de pratiquement 3% en Allemagne. Si cette fraction est plus basse en Grande-Bretagne, il faut reconnaître que nos voisins d’outre-Manche font des choix drastiques dans les projets et ont de toute façon des structures de financement alternative. À ce niveau de financement, la France n’est plus dans la course. Cela a déjà eu des effets catastrophiques par exemple sur les moyens dont disposent l'Agence Nationale de la Recherche ou bien encore sur les crédits récurrents des laboratoires. Le troisième facteur, c'est la complexité administrative. Je dirais sous forme de boutade que nous sommes sous-administrés : il n'y a pas la compétence administrative qu'il faut, là où il faut.

Ces trois facteurs conduisent à un véritable gâchis. Nous avons un excellent système de formation, nous formons des étudiants de très haut niveau, qui ont des capacités exceptionnelles de raisonnement et d'intelligence des phénomènes complexes. Dans le tableau que je viens de dessiner à grands traits, on comprend que les nouvelles générations n’aient pas envie d’être quotidiennement confrontées à ces difficultés et d’embrasser ce métier de chercheur où ils seront mal payés et les crédits insuffisants.

Pourquoi cette déconsidération ou ce désinvestissement de la part de la puissance publique ou d'investisseurs privés?

En France, contrairement aux pays anglo-saxons, la culture scientifique n'a tout simplement pas été intégrée à la culture générale, c’est une véritable agnosie. La plupart des femmes et hommes politiques, des décideurs et des grands patrons de l’industrie (sans distinction de sexe) sont les premiers affectés par cet aveuglement.

Il est attristant d’observer que pour nos dirigeants, il y a une dichotomie entre recherche fondamentale et recherche appliquée donnant à l’État le sentiment de s’engager pour la recherche. Pourtant, si l'on regarde l'histoire récente du vaccin sur le Covid, nous savons tous que la recherche qui a conduit au vaccin, a été précédée d’efforts considérables et continus de la recherche fondamentale pendant 20 ans. À cela s’ajoute la situation économique à l’origine d’économies de bouts de chandelle dont souffre la recherche, alors même que la science joue un rôle crucial dans le développement économique et sociétal. La société d'aujourd'hui, n’a techniquement, rien à voir avec celle d'il y a trente ans. Nous avons assisté à une évolution extraordinairement rapide, due aux mondes économiques et industriels bien sûr, mais issue en amont des recherches fondamentales. Nos vingt prochaines années n'auront rien à voir avec le monde dans lequel nous vivons et seront basées sur les recherches d’aujourd'hui.

L’affaiblissement de la culture scientifique et la relative mise à l’écart de la méthode scientifique, doivent-ils nous inquiéter ? Quelle place pour l’Académie des sciences face à « la fabrique de l’ignorance » ?

Il est impératif de replacer l'Académie des sciences dans la vie publique et républicaine. C’est ce à quoi je vais employer mon mandat. L’Académie est un lieu où la puissance publique peut par exemple mobiliser un certain nombre d'experts pour construire un corpus autour d'une question. Elle apporte, je l’ai déjà dit, une vision pluridisciplinaire et couvre tous les axes scientifiques. La décision politique qui émane de la volonté populaire tiendra compte ou non des avis qu’elle rendra, mais la réflexion et les débats publics auront été éclairés. Il y a, bien entendu, d’autres endroits de débats et de réflexion, mais ce lieu lui donne un poids particulier. Je veux aussi rappeler un aspect très important de l’Académie : sa finalité ne se limite pas au politique et à la communauté scientifique, mais inclut également à la société civile. C’est un aspect fondamental de sa mission.

Nous sommes à la veille d’un grand rendez-vous démocratique. Qu’apporterait au pays d’inscrire la recherche au cœur du projet politique ? Quelles questions pourraient être posées aux candidats ?

Il y a eu beaucoup de promesses, très peu ont été tenues ; comme le disait Jacques Chirac, les promesses n'engagent que ceux qui les écoutent. Je reste, vous le voyez, assez sceptique. J'ai connu plusieurs grandes réformes, quelques-unes ont été effectivement suivies d'effets, parfois inattendues (comme la création des Idex et des Labex), mais la plupart d’entre elles ont été insuffisantes ou ne sont restées qu’à l’état de promesses. Pour ne citer qu’un exemple, notre niveau de financement du dispositif « initiative d'excellence » n’est pas au niveau du dispositif allemand, que je connais bien. Ce dernier est non seulement mieux doté, mais aussi beaucoup plus facile à mettre en œuvre. En France, les budgets ont été insuffisants et des méta-structures de contrôles inadaptés ont été créées. Il y a eu des initiatives intéressantes qui ont été faites et d’autres qui n’ont servi à rien. Je pense par exemple que la loi de programmation de la recherche (LPR), qui a certaines qualités mineures, mais qui ne va rien changer dans les laboratoires. L’Académie s'est d’ailleurs exprimée sur la LPR, malheureusement son avis n’a pas été entendu.

Je ne pense pas que la science puisse devenir un argument électoral. Cela n’empêchera pas l’Académie d’essayer de peser sur les débats. S’y préparent actuellement des questions aux candidats pour la présidentielle de ce printemps. Il y a, par exemple, des questions sur les objectifs de Lisbonne qui prévoyaient, dès 2000, d'aller à 3% du PIB en 2010. Arrivés péniblement à 2,2%, nous en sommes loin. Est-ce que les candidats souhaitent augmenter jusqu’à 3% cet investissement ?  De nombreuses autres questions se posent, parmi elles : est-ce que les candidats et les candidates pensent corriger l'alourdissement de la bureaucratie ? Les charges d’enseignement des maîtres de conférences ? Les niveaux de salaire à l'embauche des chercheurs et des enseignants ? La question des souverainetés européennes en science et en particulier celle de la souveraineté française, qui se sont posées pendant la crise du Covid, sont aussi à l’origine d’importantes interrogations. Toutes les réponses que nous recevrons seront publiées par l’Académie.

Vous avez contribué à la formation de plusieurs générations de normaliens, quels sont selon vous les enjeux contemporains de la formation en sciences en France ? Est-ce que cette idée de chercher à comprendre est plus prégnante dans cette génération qu'elle ne l'était précédemment ?

Il y a différentes sortes de motivation qui conduisent à la recherche. Il y a d'abord celles que je qualifierais de romantique : chaque petite fille veut être une Marie Curie et chaque petit garçon s'imagine être un Einstein en puissance. C'est une dimension qu'il ne faut pas négliger. Et puis il y a une Libido Scientia, un désir de science et de compréhension du monde, qui est très important parce qu’il s’agit alors d’une motivation très profonde.

Pour ce qui est des normaliens que je connais bien, ils ou elles choisissent leur voie, on ne leur impose rien. Par leurs choix, ils reflètent le monde comme il est et les préoccupations de leur génération. Par exemple, la biodiversité, le réchauffement climatique sont des questions qui les intéressent naturellement beaucoup. Il y a toujours dans les choix des étudiants un reflet des angoisses du moment. Actuellement, j’observe une nouvelle conscientisation politique qui est sans conteste l’une de leur motivation d'engagement envers la science. C'est réellement quelque chose qui est lié à la volonté de comprendre et une forme d’engagement.

Quels sont les grands défis de votre discipline pour les décennies à venir ?

Je ne peux pas répondre à votre question, car je n’ai jamais été guidé par les défis. J'ai été guidé par des chemins sur lesquels je me promène. Je vois quelque chose que je trouve un peu bizarre ou un peu intéressant et je vais dans cette direction. Je suis un savant butineur.