Dans la revue Nature, une publication d’envergure sur les recherches en friction quantique de trois chercheurs à l’ENS.

Trois questions à Lydéric Bocquet, directeur de recherche CNRS et professeur attaché à l'ENS-PSL.

Avec une publication dans Nature du 3 février dernier, des chercheurs du Laboratoire de Physique et du Laboratoire Pasteur, de l'ENS et du CNRS donnent enfin une réponse au mystère de l’écoulement de l’eau aux nano-échelles : la friction quantique. Explications. 
nanotubes carbone

1) Pouvez-vous nous expliquer la genèse de cette recherche ?

Ce travail a commencé il y a plus de quinze ans. En 2005, des chercheurs ont découvert un résultat très bizarre concernant l’écoulement de l’eau dans des canaux ultrafins de carbone de quelques nanomètres, voire quelques angströms d’épaisseur. L’eau s’y écoule paradoxalement plus facilement dans les nanotubes les plus étroits, avec une friction qui devient quasi nulle. Ces écoulements ultrarapides ont déjoué toutes les théories classiques du transport de fluides. L’ensemble du monde scientifique s’est alors beaucoup interrogé sur l’origine de ce phénomène. À partir de 2009 j’ai essayé de clarifier cette situation avec mon collègue Alessandro Siria, notamment du côté expérimental, en travaillant tout d’abord sur une boite à outils nous permettant de construire des systèmes aux dimensions minuscules, des sortes de lego à l’échelle nano. Il y a deux ans, avec mes deux co-auteurs, Nikita Kavokine et Marie-Laure Bocquet [voir encadré], nous avons émis l’hypothèse d’une origine quantique de ce frottement anormal entre l’eau et le carbone. Juste avant le confinement, nous nous sommes lancés dans cette voie, qui s’avère être payante aujourd’hui.

 

2) Plus précisément, qu’est-ce que la friction quantique ?

Elle se distingue tout d’abord de la friction classique où la vision est celle de molécules d’eau qui viennent rebondir sur la surface des atomes des molécules de carbone. Avec la friction quantique, l’eau en mouvement va transférer son énergie vers des électrons du carbone, sous la forme d’ondes de charges (des plasmons). Pour que ce transfert soit efficace, il faut qu’un couplage quantique puisse s’opérer entre l’eau et le carbone, une forme de résonance. Or il s’avère que cette résonance est très forte pour une interface entre eau et graphite (une des formes cristallines du carbone, qu’on trouve dans la mine de crayon par exemple) et très faible pour une interface entre eau et graphène (constituée d’une seule couche de carbone). Le frottement de l’eau est ainsi quasi inexistant sur le graphène et très important sur du graphite, alors que les deux interactions devraient être similaires, puisque leurs surfaces en contact avec l’eau sont exactement les mêmes. Appliquée aux nanotubes de carbone, cette vision de friction quantique permet, pour la première fois, de comprendre pourquoi l’eau coule plus facilement dans les plus petits tubes, ce qui est très paradoxal.

 

3) À quelles applications pourraient ouvrir ces découvertes au niveau le plus fondamental de la recherche ?

Cela ouvre de nouvelles voies pour l’ingénierie quantique de l’hydrodynamique aux plus petites échelles. Ainsi, en modifiant les propriétés électroniques des matériaux (par exemple, l’angle de deux feuilles de graphène l’une sur l’autre), ou en utilisant certains stimuli (comme de la lumière accordée à la bonne fréquence), on peut altérer à la demande les écoulements de l’eau. Des expériences sont encore en cours pour explorer ces prédictions. Concrètement, ces progrès au niveau le plus fondamental représentent un atout considérable pour développer de nouvelles technologies pour cette connexion eau-énergie, comme la filtration de l’eau, ou encore l’énergie électrique produite par la différence de salinité entre l’eau salée et l’eau douce. On appelle cela l’énergie bleue. Nous espérons que les effets quantiques permettront de dépasser les performances, pourtant bluffantes, des systèmes naturels.

Le frottement quantique à l’interface entre l’eau et une paroi solide résulte d'une résonance quantique entre le mouvement collectif des molécules d'eau en écoulement et les excitations quantiques des électrons dans les parois de carbone qui les confinent.
Le frottement quantique à l’interface entre l’eau et une paroi solide résulte d'une résonance quantique entre le mouvement collectif des molécules d'eau en écoulement et les excitations quantiques des électrons dans les parois de carbone qui les confinent