Les équipes de l’ENS remercient Marc Mézard

Le physicien achève ces jours-ci un mandat de dix ans marqué par de profondes transformations de l'ENS

Créé le
20 Février 2022
Cette page regroupe un ensemble de contributions à l’attention de Marc Mézard rédigées par des membres des départements et structures de l’École à l’occasion de la fin de son mandat de directeur. À travers les textes des directrices et directeurs de tous les départements de l’École, qui présentent les ouvrages qu’ils ont choisi de lui offrir, c’est aussi un autoportrait de l’École par ses départements qui se dessine.

Quels livres ou cadeaux auront choisi les départements pour témoigner de leur discipline ? Quelle image cela dessine-t-il des Lettres et des Sciences aujourd’hui ? Ceci ne sera pas une surprise seulement pour Marc Mézard mais pour tout le monde ! Et c’est bien sûr une indication sur la mission de l’École : la recherche, son enseignement et son partage, entre toutes les disciplines, et ouvert sur le monde par des publications, par son « Vu d’Ulm » lui-même, lancé, on s’en souvient, pendant la pandémie.

Mais à travers ces textes, on sentira aussi l’hommage rendu à un directeur et à une personne dont les dix ans de mandat, d’action et d’engagement ont marqué l’École, dans une période ponctuée par tant d’événements et de défis. Comment mieux dire cela que par ces choix et ces textes ? Que soient remerciés toutes celles et tous ceux qui ont permis cette page d’un genre unique, et qui donne une image unique de l’École, dans un moment qui l’est aussi.

Nous sommes heureux et reconnaissants de le partager avec Marc Mézard et avec toutes et tous.

9 mars 2022

« Un sujet au cœur de curiosités multiples »

Département Arts

Marc Mézard et Annie Cohen Solal aiment les arts. Nul doute que leur demeure – celle qu’ils ont habitée à l’École, celle ou celles dans laquelle ils vivront dans le futur — est et sera remplie de livres d’art. Ajouter à leur bibliothèque un volume et en l’occurrence un gros volume, 600 pages, est une responsabilité et une prise de risque. Dans le département ARTS, nous aurions souhaité que le livre offert reflète nos disciplines, nos passions : la musique, le théâtre, le cinéma, les arts visuels. Le pas de côté représenté par le choix d’un ouvrage qui ne porte sur aucun de ces sujets était le seul possible.

L’art de la photographie dirigé par André Gunthert et Michel Poivert aux éditions Citadelles & Mazenod est un récit aux multiples facettes : aussi riche et divers que l’est la curiosité de Marc Mézard. Il propose en dix chapitres, la traversée de deux siècles d’inventions et de créations. Peu de médiums se situent autant que la photographie à la confluence des thématiques qui peuvent intéresser Marc : celles de la science, des techniques, de l’industrie, et de l’art, que l’histoire de la photographie convoque depuis l’invention du daguerréotype jusqu’à la révolution numérique, en passant par l’introduction de la couleur. Peu aussi ont, autant que l’a fait la photographie, révolutionné notre rapport au monde : en ces temps où nous regardons, angoissés, les images qui nous viennent d’Ukraine, comment ne pas être convaincus du rôle qu’exercent les photos sur notre sensibilité et notre capacité à nous mobiliser ? Peu de procédés, encore, ont autant bouleversé l’idée de ce qu’est la création esthétique : parce que l’image « mécanique », d’abord regardée comme un divertissement, s’est imposée comme un « art », terme qui était réservé à la représentation créée par la main, et parce que parmi les « artistes » photographes, on compte des amateurs et non seulement des professionnels. La photographie a alimenté et alimente toujours la réflexion sur l’image : qu’il s’agisse du rapport entre l’original et sa reproduction qui conduit à la perte de l’aura, comme l’a montré Walter Benjamin ; que soit dénoncé le trop-plein des photographies, l’une chassant l’autre dans la mémoire et les émotions de ceux qui les reçoivent ; ou qu’on réfléchisse sur la « trahison des photos », entre trace authentique et manipulation du réel.

Présente dans tous les domaines — le reportage, la mode, la publicité, les avant-gardes artistiques… – et sur tous les continents, la photographie ne saurait faire l’objet d’une histoire exhaustive, même en un fort volume : ce sont donc des points de vue et non une encyclopédie qu’offre L’art de la photographie. On peut lire les chapitres dans l’ordre ou à rebrousse-poil, et regarder les reproductions – les photographies – comme on envisage une promenade : pour retrouver au hasard des pages des objets familiers et les contempler de nouveau, tout en en découvrant de nouveaux avec une surprise qu’on espère mêlée souvent de plaisir.

Nadeije Laneyrie-Dagen, Directrice du département Arts au nom de l’ensemble du département.

« Une invitation à voguer au cœur de deux mondes merveilleux : celui des cellules du cerveau et celui des créatures des océans et autres biotopes terrestres. »

Département de Biologie

Ce n’est pas un mais deux livres que le département de Biologie a souhaité offrir à Marc Mézard. En effet, sélectionner l’un ou l’autre nous a paru un choix trop difficile, trop arbitraire voire réducteur, tant chaque ouvrage montre à sa façon les beautés du monde vivant, se complémente et illustre de belle façon les thématiques de recherche menées au sein de l’IBENS et du Département de Biologie, de la biologie moléculaire à la biologie planétaire (une formulation que j’ai utilisée lors d’une présentation devant le CA de l’École et que le directeur m'a dit avoir apprécié !). Voici donc une invitation à voguer au cœur de deux mondes merveilleux : celui des cellules du cerveau et celui des créatures des océans et autres biotopes terrestres.

Dans Art Forms in Nature d’Ernst Haeckel, ce sera la découverte d'un règne étonnant et fascinant, parfois presque effrayant, d’organismes, essentiellement marins comme les radiolaires, foraminifères, éponges calcaires, méduses et autres siphonophores, tous de forme plus ‘bizarres’ les unes que les autres. Ou l’étrange dialogue entre forme et fonction, entre matière organique et inorganique, entre vie et minéralisation, entre désordre et symétrie. Haeckel, scientifique allemand actif dans la deuxième partie du XIXe siècle contribua grandement à diffuser les idées de Darwin sur l’évolution. Ses propres travaux, allant de la description de centaines de nouvelles espèces à l’introduction de l’arbre phylogénétique pour la représentation de l’évolution biologique et à l’idée de l’origine commune des tous les organismes, eurent une grande influence sur la pensée biologique et scientifique de l’époque avec une résonance qui perdure de nos jours. Avec un autre géant allemand, Alexander von Humboldt, il est considéré comme le père de l’écologie et est d’ailleurs le créateur du terme écologie (du grec οἶκος signifiant « demeure, maison, milieu »). Haeckel émet aussi l’idée que l’origine de la vie fut déterminée par des facteurs physiques et chimiques comme la lumière, l’oxygène, l’eau et le méthane. Un concept novateur à l’époque et visionnaire. Dessinateur talentueux, Haeckel a lui-même dessiné la totalité des illustrations présentées dans l’ouvrage. Pour nombre d’entre elles, une beauté intrinsèque, puissante de cette architectonique du vivant saute aux yeux. Pas étonnant que cette orfèvrerie naturelle ait été source d’inspiration d’œuvres d’art mais également architecturales et décoratives, l’Art nouveau naissant en étant un bel exemple.

The Beautiful Brain  présente les illustrations du célèbre neuro-anatomiste espagnol Santiago Ramon y Cajal (1852-1934). Père des neurosciences modernes et lauréat du prix Nobel 1906 de Physiologie ou Médecine, Cajal a consacré sa vie à l’étude de l’anatomie du cerveau, organe d’une singulière complexité. Inlassable observateur de coupes de tissu nerveux marquées à la coloration argentique (noire), coloration inventée par Camillo Golgi et raffinée ensuite, Cajal fut le premier à observer distinctement les neurones et leurs prolongements (axones et dendrites mais aussi épines dendritiques) et en produisit des dessins de sa main d’une qualité époustouflante. Il a ainsi prouvé que chaque cellule nerveuse est une entité séparée au lieu d’appartenir à un ensemble fusionné, contribuant ainsi de façon décisive à la théorie neuronale en opposition à la théorie réticulaire alors en vogue. Basé sur la simple observation, Cajal formula également le concept de polarisation dynamique, ou propagation unidirectionnelle de l’influx nerveux, à la base de tous les futurs travaux de neurophysiologie et de neurobiologie computationnelle. Plus d’un siècle après leur création, les planches de Cajal, remarquables de précision et d’exactitude, font encore référence et sont régulièrement utilisées dans les enseignements actuels de neurobiologie. Toute comme chez Haeckel, les illustrations de Cajal frappent par ce qu’elles racontent de la complexité et de la diversité du monde vivant mais également par leur esthétique propre. A cet égard, la magnificence de l’arborisation dendritique de la cellule de Purkinje du cervelet subjugue.
Deux livres à la croisée de l'art et de la science, à contempler sans limite !

Pierre Paoletti, Directeur du département de Biologie au nom de l’ensemble du département.

« Une manière entière de faire et de vivre la science »

Département de Chimie

En offrant cette édition originale du livre Les atomes de Jean Perrin, nous voulons rendre hommage à une certaine façon de faire de la science et de vivre la science. Dans ce livre d'une grande pédagogie, Jean Perrin rassemble l'ensemble des connaissances de l'époque sur les atomes. L'aspect que l'on retient le plus est la description du mouvement Brownien : sa description théorique d'abord, due à Einstein et Smoluchowski, puis les expériences de Jean Perrin lui-même, qui ont permis de confirmer ces théories et de déterminer le nombre d'Avogadro. Ce nombre correspond, dans sa définition de l'époque, au nombre d'atomes dans 12 grammes de carbone. Là repose la prouesse : compter les atomes sans pouvoir les distinguer et, bien-sûr, les énumérer. Ces travaux sur les fluctuations, relatés alors par Jean Perrin, constituent aussi un tournant dans l'essor de la mécanique statistique, domaine de prédilection de Marc Mézard. Et d’une certaine manière, ne retrouve-t-on pas déjà une relation entre les fluctuations et les propriétés observables des gaz dans la loi d’Avogadro, quand celui-ci énonce que deux volumes égaux de gaz à même température et pression contiennent le même nombre d’atomes en s’appuyant sur l’observation que ces deux gaz ont la même compressibilité ?

Parlant de l’hypothèse d’Avogadro, on note que la chimie n’est ainsi pas étrangère, loin sans faut, à cette aventure et Jean Perrin débute là son exposé. Si on se place alors un instant du point de vue du Département de chimie, nous dirions que la chimie a depuis lors développé une grande capacité à agir, contrôler et exploiter les arrangements atomiques dans la matière, les molécules, exploitant notre connaissance toujours croissante de ces phénomènes.

Au-delà de ce que son contenu pédagogique a apporté en son temps, ce livre exprime à quel point ces avancées sont le fait de collaborations, internationales, ouvertes, diverses. Elles nécessitent aussi des structures et, outre son œuvre scientifique si reconnue, Jean Perrin a aussi œuvré pour la science par son engagement très fort pour son organisation. Il s'est aussi beaucoup engagé pour la diffusion des savoirs, non seulement par ses écrits, comme ce livre Les atomes, mais aussi par la création du Palais de la découverte. C'est cette manière, entière de vivre la science, que Marc Mézard a fait sienne, que nous voulons célébrer.

Rodolphe Vuilleumier, Directeur du département de Chimie au nom de l’ensemble du département.

« […] quelque chose comme la recherche d’un bien public »

Département d'Économie

Marc, accueillant un ancien élève devenu ministre de la République, avait comparé l’École au bateau de Thésée. Constamment réparé, reconstruit, amendé par les Athéniens pour célébrer leur héros, était-ce toujours le bateau de la légende qui restait à quai ? Plutarque dans « Vies des hommes illustres » y voyait un exemple de ces querelles où « les philosophes, dans leurs disputes sur la nature des choses qui s’augmentent, [citent] ce navire comme un exemple de doute, [soutenant], les uns qu’il reste le même, les autres qu’il ne reste pas le même ». Marc voyait dans cette image une manière de rappeler au ministre que l’École garde le même nom, célèbre ses grands anciens comme dans les religions archaïques, mais qu’elle ne cesse aussi de se reconstruire et de réinventer (et sans doute ferait bon usage du soutien budgétaire que le ministre voudrait bien lui accorder). L’École s’ouvre à d’autres profils, recrutés différemment, elle s’est logée dans un ensemble plus vaste, PSL, qui lui offre de nouveaux leviers. Marc a revendiqué, poussé ces transformations, réussissant à la fois à encourager ces transitions et à faire aussi que personne ne doute que c’était bien la vieille maison qu’on gardait, fidèle à ses ambitions et son histoire.

Marc a été une puissance bienveillante pour les économistes. Attentif à accompagner leurs besoins institutionnels spécifiques, tout en restant ferme sur la gouvernance requise. Le campus Jourdan est à lui seul une illustration de cette métaphore plutarquienne. Avec la fusion des Écoles de jeunes filles et de garçons, le site était devenu soudain vide symboliquement parlant, Ulm devenant l’unique détenteur de la légitimité normalienne. Il a fallu l’audace sociologique de Christian Baudelot pour y voir une opportunité : de bénéficier d’un lieu où les mètres carrés feraient naître de nouveaux maîtres (pour reprendre un jeu de mot de Pierre Bourdieu lui-même quand la question d’aller à Jourdan s’est posée). Pour les économistes, ce fut le début d’une aventure nouvelle. Dispersés aux quatre coins de micro-laboratoires, cette occupation symbolique de Jourdan rendait possible de constituer autour du Delta une communauté beaucoup plus dense. Le Département de Sciences Sociales, fondé par Baudelot lui-même, était le navire amiral de la présence de l’ENS sur le site. Marc a eu l’idée (l’audace !) de créer un département d’économie nouveau : il s’agissait d’un « dédoublement », pas d’une scission, les mots comptent, pour clarifier aux yeux des élèves et des enseignants leur appartenance jointe à l’ENS, maison mère, et à PSE, port d’attache. Mais les institutions ne règlent pas seules les problèmes qui les ont fait naître. Il faut les habiter, leur donner un état d’esprit. Marc a cette capacité de dire doucement des choses claires, d’élever les querelles de chapelle à un niveau plus élevé : quelque chose comme la recherche d’un bien public.

Merci à Marc Mézard et bon vent pour ces institutions nouvelles qu’il s’apprête à créer !

Marc Gurgand, Directeur du département d'Économie au nom de l'ensemble du département.

« Un équilibre réussi pour préserver l’identité de l’École et la faire évoluer dans le monde du 21e siècle »

Département d'Études cognitives

L’École normale supérieure est une grande dame aux origines révolutionnaires. Elle est née le 9 brumaire de l’an III, soit en 1794, date encore inscrite sur le fronton, pour une instruction publique « sous les professeurs les plus habiles dans tous les genres ». Refondée et re-toilettée par Napoléon en 1808, cette institution emménage en 1847 dans les locaux du 45 de la rue d’Ulm auxquels se sont ajoutés au fil des années, pour ce qui concerne l’École d’Ulm, plusieurs numéros (46, 29) et rues, adjacente (Lhomond) et moins adjacente (Jourdan). L’École normale supérieure a une particularité de plus en plus visible dans un monde où l’uniformisation gagne : elle regroupe les sciences et les lettres.

Marc Mézard a accompagné cette grande dame révolutionnaire et bicéphale pendant 10 ans en tant que directeur. Dix années qui ont vu des changements sociétaux majeurs avec une prise de conscience croissante de l’importance de la diversité, de la parité et de l’égalité, et qui se terminent par une pandémie digne d’un livre de science-fiction. Au cours des 10 dernières années, Marc Mézard a soutenu l’originalité de l’École normale supérieure et ses missions républicaines de formation et de recherche, tout en prenant en compte les enjeux sociétaux du 21e siècle.

Malgré la pression des classements internationaux qui visent à promouvoir les grands établissements et à fondre les petits établissements dans les plus grands, l’École normale supérieure a gardé son identité et défendu ses missions tout en s’intégrant à PSL. Former par la recherche - c’est la vocation de l’École - en s’entourant des meilleurs enseignantes-chercheuses et enseignants-chercheurs et des élèves les plus brillants quelle que soit leur origine sociale et géographique. En perpétuant l’esprit de l’École et des Ernest, Marc Mézard a promu la diversité sociale et culturelle. Il a encouragé la diversification intellectuelle et sociale du profil des élèves en œuvrant pour étendre le vivier d’élèves à des talents issus de toutes les classes sociales en France, mais aussi à l’international avec l’amélioration des politiques d’accueil des étudiantes et étudiants étrangers et des étudiantes et étudiants réfugiés.

La prise de conscience progressive dans le monde scientifique et dans la société civile des inégalités professionnelles entre les hommes et les femmes, de l’existence de biais de genre et des stéréotypes, et de la réalité des violences sexuelles et sexistes, zone d’ombre de nombreux établissements d’enseignement, a engendré ces dernières années de riches et stimulantes discussions à l’École normale supérieure. Marc Mézard a écouté et animé des groupes de réflexion au sein desquels plusieurs pistes ont été proposées pour intégrer et soutenir à l’École la dimension de l’égalité professionnelle et donner de la voix à la notion de consentement.

Pour prolonger ces réflexions, c’est Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie, une femme nigérienne dont les écrits, interventions et cours questionnent sur la condition féminine et sur les problématiques de discrimination et de domination, que nous souhaitons partager avec Marc Mézard.

Charlotte Jacquemot, Directrice du département d'Études Cognitives, et Claudia Lunghi, directrice adjointe du DEC, au nom de l'ensemble du département.

 

« Une analyse qui contribue à approfondir notre compréhension des conflits au XXIe siècle. »

Département Géographie et Territoires

Le département Géographie et Territoires a choisi de vous offrir le dernier ouvrage de Leïla Vignal, qui vient de rejoindre le département et le dirige depuis septembre 2021. Cet ouvrage, intitulé War-torn. The Unmaking of Syria (2011-2021) (Hurst Publishers/Oxford University Press), paru en 2021, interroge les effets des conflits internes, caractéristiques de la majorité des conflits du XXIe siècle, sur les sociétés des pays concernés à partir de l’exemple du conflit qui dévaste la Syrie depuis le début des années 2010.

Le point de départ de ce livre est simple : la Syrie, telle que nous la connaissions, n'existe plus. Cependant, ce que recouvre cette affirmation évidente – les conflits changent les pays et leurs sociétés –  doit être décrit et analysé précisément. Le postulat de ce livre est que, pour envisager l'avenir de la Syrie, il est essentiel d’évaluer non seulement les transformations de la Syrie mais aussi les modalités de ces transformations.

Ce livre porte en particulier sur la destruction matérielle et économique de la Syrie, celle de ses villes notamment, destruction qui est analysée comme l’une des modalités centrales de la guerre, ainsi que sur les déstructurations sociales liées en particulier au déplacement massif de la population à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, produite par ces stratégies politiques et militaires de destruction. Par ailleurs, ce livre montre, à partir de l’exemple syrien, que la guerre est un puissant processus de reconfiguration spatiale, sociale et économique. Ces reconfigurations auront des effets de long terme sur la société syrienne et l’avenir humain, politique, social et économique de la Syrie ; elles ne s'arrêtent pas à la frontière et affectent l'ensemble du Moyen-Orient. Ce sont ces transformations, et la compréhension des processus qui les alimentent qui sont explorées dans ce livre. Ce sont des aspects négligés du conflit syrien, dont l’analyse contribue à approfondir notre compréhension des conflits au XXIe siècle.

Ouvrage inspiré d’approches de géographie urbaine, sociale et politique, il dialogue avec d’autres approches de sciences sociales de lecture des conflits et des déplacements forcés. Il repose sur des sources très variées, et contraintes par la situation de conflit qui empêche toute enquête directe en Syrie elle-même ; le travail auprès de réfugiés syriens au Moyen-Orient constitue notamment l’une des sources importantes sur la Syrie en guerre de ce travail de sciences sociales visant à « voir la guerre à distance ». Des méthodologies mixtes sont utilisées, depuis la lecture d’images satellites, l’observation de terrain, le recueil d’entretiens auprès de réfugiés syriens, d’acteurs économiques ou humanitaires.

Dans le cadre du conflit en Ukraine, en 2022, les stratégies de destruction du tissu urbain et social syrien, largement mises en œuvre par la Russie, soutien majeur du régime de Bachar al-Assad, sont une leçon comparative à méditer.

Leïla Vignal, Directrice du département de Géographie et Territoires pour l'ensemble du département.

 

« Cosmos - une description physique du monde »

Département de Géosciences

Quoi de mieux que l’ « essai d’une description physique du monde » pour honorer un grand physicien comme Marc Mézard et le remercier de tout le travail effectué à la direction de l’ENS au cours des 10 dernières années ?

Le choix du département de Géosciences a porté sur l’œuvre maitresse du grand explorateur et scientifique Alexander Von Humboldt, intitulé Cosmos – essai d’une description physique du monde, et rédigé à la fin de sa vie entre 1845 et 1859.

Ce livre est d’abord un livre consensus pour le département de Géosciences – il est en effet difficile de trouver une seule spécialité de recherche du département à laquelle Humboldt n’a pas contribuée ! Humboldt a mis au point une méthode précise de relevés météorologiques, il a aussi étudié les courants océaniques (et a laissé son nom au courant froid qui baigne la côte Ouest de l’Amérique du sud), et il a enfin établi, à partir de ses travaux dans les Andes, le lien entre caractéristiques climatiques, altitude et distribution de la végétation. Mais Humboldt a d’abord commencé sa longue carrière comme géologue et inspecteur général des mines en Prusse, avant de participer à la naissance de la géophysique interne, avec des contributions originales en sismologie, géomagnétisme et volcanologie.  Il a montré par exemple comment l’intensité et l’inclinaison du champ magnétique terrestre variaient en fonction de la latitude. Humboldt enfin est un explorateur, voyageur et naturaliste hors-pair – ses carnets de terrain et ses schémas pourraient inspirer les étudiants du département qui partent en stage sur le terrain !

Ce livre est aussi un livre d’inspiration – guidé par ses expéditions et explorations innombrables, en particulier en Amérique du Sud, Humboldt propose dans ce livre une expérience totale de la Nature, avec une nouvelle vision des relations Homme-Nature. Ses travaux, et ce livre en particulier, ont inspiré les pionniers de l’écologie et les grands naturalistes modernes, comme Henry David Thoreau et John Muir. Son œuvre a joué un rôle essentiel dans les mouvements de protection de la nature du début du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Enfin, Humboldt est aussi l’un des premiers scientifiques à évoquer que le climat pourrait être modifié par l’Homme – pensée on ne peut plus actuelle…

Humboldt était un libéral et un démocrate convaincu – abolitionniste dès son premier voyage en Amérique, anticolonialiste, admirateur des révolutions française et américaine, Humboldt a aussi écrit sur la misère sociale avec des contributions clés en ethnographie, sociologie et anthropologie.

Ce livre en particulier, et l’œuvre de Humboldt de façon générale, sont au cœur de grandes questions posées aujourd’hui à nos sociétés sur les liens entre l'homme et la planète  – à l’ENS, c’est au sein du projet « Planète Vivante, Milieux Humains » que nous pourrons collectivement réfléchir à ces questions, et continuer à interagir entre départements. Merci à Marc Mézard d’avoir poussé ces thématiques !

Laurent Bopp, Directeur du département de Géosciences au nom de l’ensemble du département.

« La meilleure part des Lumières »

Département d'Histoire

Lorsque l’idée a surgi de rendre hommage à Marc Mézard en lui offrant des livres incarnant l’esprit de son apport à l’École du point de vue de chacun des départements, un livre récent s’est rapidement imposé au sein du département d’histoire : L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité d’Antoine Lilti. Cela ne tient pas, comme pourrait le croire de prime abord, au fait qu’il a été écrit par un ancien élève et enseignant-chercheur de l’École. La raison en serait plutôt que ce livre, qui s’interroge sur ce qu’a pu représenter le courant intellectuel des Lumières en son temps et sur ce qu’il continue à représenter dans le nôtre, où il est plus que jamais instrumentalisé au sein du débat public, incarne un certain nombre d’orientations scientifiques et éthiques qui nous semblent également correspondre à la manière dont la discipline historique a été mise en œuvre à l’École durant les années où elle a été dirigée par Marc Mézard.

La principale leçon du livre est en effet de nous rappeler que, dès lors qu’on aborde les Lumières en leur appliquant un traitement scientifique rigoureux, il devient impossible de les présenter comme un corps de doctrines porteur de valeurs univoques qu’Antoine Lilti qualifie de « credo moderne » ou de « socle du progressisme libéral ». Elles sont en revanche « un mouvement intellectuel polyphonique et profondément réflexif, dont les tensions et les failles sont autant d’enjeux qui accompagnent l’entrée dans le monde moderne ». À ce titre, elles ont à la fois été porteuses d’une revendication d’universalisme naïvement européocentrée et d’une dénonciation de la violence des Européens et du prix payé par les sociétés qu’ils ont colonisées pour rendre possible l’entrée de ces derniers dans la modernité. Cet héritage n’est cependant pas de ceux que l’on peut refuser : il a nourri aussi bien les intellectuels européens que ceux des sociétés anciennement colonisées par l’Europe, comme l’a souvent rappelé Dipesh Chakrabarty, que Marc Mézard a choisi de faire docteur honoris causa de l’ENS cet automne, venant ainsi formaliser et faire partager au sein de l’ensemble de l’école des échanges intellectuels de très longue date. Sur le modèle de tels échanges, l’une des meilleures manières de faire fructifier l’héritage des Lumières consiste en effet à retenir quelques-unes des aspirations des hommes et des femmes qui lui ont donné naissance : la confiance dans l’usage critique de la raison, la création de conditions permettant l’échange scientifique et le travail collectif, l’ouverture d’esprit, le souci de nourrir le débat public et de transformer la société grâce à la science, mais aussi la conscience de sa fragilité et la capacité à reconnaître ses erreurs.

Aujourd’hui encore, cette ambition reste d’actualité pour les chercheurs et les chercheuses, et, si l’on regarde la manière dont l’École s’est transformée durant les dix dernières années, on constate qu’elle n’a cessé de l’inspirer. À l’échelle du département d’histoire, on peut notamment penser à la création, avec le soutien actif de Marc Mézard et de Frédéric Worms, du parcours d’histoire transnationale qui permet à ses étudiants et étudiantes, grâce au soutien de l’EUR Translitterae et au partenariat avec l’École nationale des Chartes au sein de PSL, de développer dès les années de master des recherches ayant pour horizon l’ensemble du monde, sans rien céder sur l’exigence de fonder ces recherches sur des archives étudiées « à part égales », ambition rendue possible notamment grâce à l’extraordinaire offre de cours de langues de l’École. La création de ce type de cursus, qui renouvelle la formation par la recherche tout en s’appuyant sur les acquis anciens de l’École, relève de ces actions concrètes évoquant la meilleure part de l’héritage des Lumières. Elle constitue aussi une part de l’important héritage que Marc Mézard lègue à notre École.

Valérie Theis, Directrice du département d'Histoire, au nom de l'ensemble du département.

« Proofs from THE BOOK, la force et l'élégance des preuves simples »

Département d'Informatique

Raisonnements divins, titre de la traduction française de Proofs from THE BOOK de Martin Aigner et Günter M. Ziegler, décrit parfaitement le contenu de ce livre. En effet, bien qu’il s’agisse de théorèmes mathématiques souvent fondamentaux, ils sont accompagnés de preuves, parfois même plusieurs pour le même énoncé, toutes plus élégantes les unes que les autres. En replaçant la proposition ou la conjecture dans un contexte inattendu, hors de son domaine initial, les démonstrations nous conduisent de façon intuitive et efficace à la conclusion.
C'est la force et la beauté de ces preuves : bien que rigoureuses et complètes, elles sont simples et abordables, sans faire appel à un bagage scientifique important.

Tout au long de ce livre, de nombreux domaines des mathématiques sont parcourus : les nombres premiers et les nombres irrationnels, la continuité et les nombres réels, les polyèdres et les sphères, le principe des tiroirs et le mélange de jeux de cartes, ou encore l'entropie et les nombres chromatiques. Autant de résultats centraux pour l'informatique, en combinatoire, théorie des nombres, théorie des graphes et théorie de l’information. Mais tous ces sujets résonnent également dans d'autres disciplines, avec de multiples applications dans tous les domaines scientifiques.

Cette rigueur illustre très bien la recherche en informatique moderne, où les preuves sont devenues incontournables. D'une science expérimentale, l'informatique se doit désormais d'apporter des garanties, aussi bien en programmation critique, qu'en sécurité ou dans l'analyse des données. Tout comme les mathématiques, l'informatique a apporté son lot de conjectures très simples à exprimer, et un grand nombre reste encore sans réponse.

Enfin, ce livre est à l'image de l'École normale supérieure. En effet, elle produit une recherche d'excellence, sur des sujets variés et interdisciplinaires, et transmet le savoir et la connaissance. Mais surtout parce que l'École normale attache une très grande importance à la démarche scientifique et au raisonnement.

David Pointcheval, Directeur du département d'Informatique, au nom de l'ensemble du département.

 

« Mais quoi, le canal est si beau… » : « réflexions » en hommage à Marc Mézard

Département Littératures et Langage

La Fontaine disait que le « livre des Maximes » de La Rochefoucauld – que nous avons le plaisir d’adresser aujourd’hui à Marc Mézard, dans l’édition de 1678 - était comme un canal au bord duquel chacun d’entre nous pouvait enfin s’arrêter pour y saisir, un moment, son image, et y faire « réflexion », au sens le plus fort, en retrait de la vie active qui nous emporte. On imagine sans peine qu’après une expérience de direction aussi riche et aussi féconde que le fut celle de Marc, une matière moralement fort riche s’offre à l’acuité de son regard et au discernement de son jugement ; on soupçonne que cette expérience lui a procuré un « point de perspective » sans égal pour anatomiser les vertus et les vices qui traversent la vie académique, ses passions, ses vanités, ses misères, et surtout, dans le cas de l’École, n’en doutons pas un instant, ses moments de plus intense grandeur. Mais on imagine aussi aisément qu’en relisant ces Réflexions ou Sentences et Maximes morales, Marc ne s’arrêtera pas à cela. Plus que d’autres, il sera sensible au fait qu’il y eut dans le processus de démystification qui alimenta les Maximes bien plus que cet amer savoir et ce jeu de massacre de grand style auxquels on les réduit trop souvent : une recherche constante, une exploration vivante des rapports où s’exercent, à n’en plus finir, la justesse de l’esprit et la lucidité du jugement, afin de faire en sorte que toutes ces forces, saines et malsaines, éclatantes et obscures, puissent s’agencer en une vie commune aussi viable – La Rochefoucauld dirait aussi « honnête » - que possible. Cette recherche ininterrompue, ce souci de réajustement des signes aux choses mêmes qu’ils recouvrent va de pair avec de multiples qualités que Marc illustre si fortement, parmi lesquelles figurent en bonne place : la curiosité la plus vivace (son « séminaire du directeur » en fut, notamment, un lieu d’expérimentation joyeux, magnifiquement conforme à l’esprit de ce que cette École peut être) ; la confiance, la plus généreuse, accordée aux vertus épistémiques et éthiques du débat entre disciplines, Lettres et Sciences réunies - aucun directeur avant lui n’avait su en donner pareil exemple - ; la…mais on s’arrêtera là, les signes étant comptés.

En guise de contrepoint aux Maximes, connaissant la passion de Marc pour l’expérience de la montagne, nous lui adressons aussi le roman poétique de Charles-Ferdinand Ramuz, Derborence (1934) qui, sur la base d'une catastrophe historique, survenue au XVIIIe siècle, relate la tragédie d'un village de haute-montagne enseveli sous les rochers, à la suite d'un éboulement gigantesque. S’ensuit une tragédie naturelle, avec une forte composante « écocritique » à laquelle Marc sera sans nul doute tout particulièrement sensible, qui débouche malgré tout sur un retour à la vie et à l'espoir. Nous espérons qu’il aimera ce roman trop peu lu, qui tire sa puissance d'une écriture poétique minimaliste et qui s'efforce de retrouver la vision, à la première personne, d'un montagnard parlant une « langue-geste », le « grand style paysan » célébré par Claudel, ami de Ramuz.

« Think you're escaping and run into yourself. Longest way round is the shortest way home » disait Joyce dans Ulysses. Après tant de détours que cette expérience de direction n’a cessé de susciter hors de son propre champ de recherche, nous souhaiterons pour finir à Marc Mézard le plus serein des retours. Pour marquer également ce trop bref hommage du sceau des littératures dites étrangères si présentes dans notre département, et de la littérature-monde que nous explorons ensemble, nous lui adressons aussi cette édition de Ulysses.

En témoignage de notre amitié et de notre reconnaissance la plus vive pour tout le travail accompli, dont les effets sont et resteront si forts parmi nous tous.

Jean-Charles Darmon, Directeur du département Littératures et Langage au nom de l'ensemble du département.

 

« Quand chaque particule a un comportement a priori bien différent des autres, une forme d’harmonie statistique émerge. »

Département de Mathématiques et Applications

À l'occasion du départ de Marc Mézard, le Département de mathématiques et applications a choisi de lui remettre l'ouvrage d'un mathématicien à la trajectoire exceptionnelle, Émile Borel. Ce dernier a joué un rôle important à l’ENS et son œuvre mathématique est un point clé de l'aventure collective qui mena au développement des probabilités au cours du siècle dernier. Deux aventures qui ne manquent pas de nous rappeler celles de Marc Mézard.

Borel est en effet un ancien élève de l’École normale supérieure. Rentré en 1889, il intègre rapidement la communauté des enseignants-chercheurs de l’ENS après la soutenance de sa thèse en 1893. Borel fut aussi impliqué dans la direction de l’École, en tant que directeur adjoint sciences de 1910 à 1920.

Émile Borel, et ses compères René Baire et Henri Lebesgue, sont connus de tous les élèves de troisième année de licence de mathématiques et de physique. Ces trois mathématiciens, et quelques autres à la même époque, fondent en effet la théorie de la mesure (circ. 1894-1901). Quelques années plus tard, cette théorie permet à Andrei Kolmogorov de formaliser la théorie des probabilités qui s'imposera au cours des décennies suivantes.

Il n'est donc pas étonnant que Borel occupe la chaire de probabilités et de physique mathématique à la faculté de Paris à partir de 1921. C'est aussi Borel qui crée en 1922 l'institut de statistique de l'université de Paris.  Il jettera un autre pont entre les mathématiques et la physique en créant en 1928 ce qui deviendra l'Institut Henri Poincaré et qui se veut une maison commune des mathématicien·nes et physicien·nes.

Le livre choisi par le DMA s'intitule « Valeur pratique et philosophie des probabilités ». Il a été publié en 1939 par les éditions Gauthier-Villars à Paris.

Les probabilités permettent une analyse de phénomènes aléatoires. La physique statistique, que Marc Mézard connaît bien, s’intéresse elle à l'évolution d'un système composé d'un grand nombre de particules. Cela peut aussi bien être les 1023 atomes d'un petit volume de gaz que le peta de bits d'information d'un flux de données. Comme il n'est pas possible de suivre l'évolution de chacune des particules, on fait appel à des outils statistiques pour extraire de l'ordre d'un apparent désordre.

Comme le sais bien aussi Marc Mézard, du chaos peut naître l’harmonie : quand chaque particule a un comportement a priori bien différent des autres, une forme d’harmonie statistique émerge. Dans son livre Borel traite justement de la bonne utilisation des probabilités (et plus généralement de la science) dans ce genre de contexte.

Au sortir d'une crise sanitaire qui a secoué le monde et nos institutions ces derniers mois, la bonne utilisation des probabilités reste d'une brûlante actualité et nous espérons que lire Borel presque un siècle après la publication de son ouvrage enchantera le directeur.

Ce petit cadeau est en tout cas pour nous l’occasion de remercier Marc Mézard pour tout le travail accompli et de souligner, au-delà de ses travaux théoriques, son savoir-faire pratique pour transformer en harmonie le beau chaos d’une école en constant bouillonnement.

Après avoir quitté la direction adjointe de l'ENS, Émile Borel déclara que ce fut pour lui le plus grand honneur reçu à ce moment-là de sa carrière. Il sera par la suite député, ministre et président de l'Académie des sciences. Nous ne savons pas quel mal de cette sorte souhaiter à Marc Mézard, mais quoiqu’il en soit, nous savons qu'il continuera à faire avancer la science.

Merci.

Cyril Imbert, Directeur du Département de Mathématiques et Applications, au nom de l'ensemble du département.

«Physique et philosophie : expliquer la nature pour trouver le bonheur ? »

Département de Philosophie

La physique et la philosophie ont toujours fait bon ménage. Des premiers philosophes présocratiques à Platon, Aristote et Épicure, puis Descartes et Leibniz, les philosophes furent aussi des physiciens, soucieux de percer les mystères de la matière, du mouvement et des principes qui les gouvernent. Au regard de la physique contemporaine dont Marc Mézard est un des spécialistes les plus éminents, il est vrai que la physique des philosophes n’explique plus grand-chose, ni la nature et le mouvement des particules infiniment petites, ni ceux des corps immensément grands dans l’espace sans limite. Mais elle n’est pas pour autant dénuée d’attrait et de rigueur et continue de fasciner tous ceux qui pensent que la philosophie, comme la physique, a pour vocation première d’interroger et d’expliquer la nature profonde des choses. La nature des choses, c’est justement le titre que l’on donne au plus grand poème philosophique de l’Antiquité, écrit par Titus Lucretius Carus au Ier siècle avant notre ère. C’est ce poème de rerum natura que Marc Mézard pourra lire dans le volume Les Épicuriens (dirigé par D. Delattre et J. Pigeaud pour la Bibliothèque de La Pléiade en 2010) que le département de philosophie lui offre avec son amitié et sa gratitude.

Dans ce poème, long de plus de sept mille vers, Lucrèce délivre, développe, et surtout défend le message épicurien indispensable au bonheur des hommes : les dieux ne sont pas à craindre, car nous ne sommes rien pour eux, et la mort non plus, car elle n’est rien pour nous. Mais pour ce faire, Lucrèce pénètre les secrets de la matière, examine la variété (immense mais finie) des formes atomiques, le nombre (infini) des atomes, la nature du vide, et celle des mondes en nombre infini. Bref, il fait de la physique, car c’est en comprenant que nous ne sommes rien d’autre que des composés atomiques transitoires, dont les composants seuls sont indestructibles et éternels, que nous pouvons vaincre nos craintes et nos superstitions et atteindre la sérénité de l’âme. Faire de la physique est donc la condition du bonheur pour un épicurien. Marc Mézard a consacré toute sa vie de chercheur à la physique : sur le chemin qui mène à ce bonheur, à cette sérénité dont parle Lucrèce, il est par conséquent d’ores et déjà très avancé. Aussi nous a-t-il semblé que pour cheminer avec lui vers l’Italie, la terre natale de Lucrèce, il n’y avait pas de bagage philosophique plus approprié que ce volume qui porte en lui tous les fruits du Jardin d’Épicure.

Voyager en Italie, c’est en outre ce qu’aiment faire tous les philosophes, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui. En 1580-1581, Montaigne, grand admirateur de Lucrèce, fit un tel voyage. Pour accompagner Marc Mézard dans son propre voyage en Italie, nous avons toutefois souhaité lui offrir non pas le Journal de voyage de Montaigne, mais ses Essais, dans l’édition récente (2007) de J. Balsamo, C. Magnien-Simonin et M. Magnien, toujours dans la Bibliothèque de la Pléiade. Montaigne aimait follement Lucrèce, mais sa pensée est aux antipodes du dogmatisme épicurien sur bien des aspects, car Montaigne est un sceptique. Il critique la raison, sa présomption et son impuissance, là où Épicure et Lucrèce pensaient pouvoir établir sur elle et sur l’expérience sensible les fondements inébranlables de toute explication du monde. Contre le dogmatisme de la physique épicurienne qui pourtant est, à bien des égards, la seule physique de l’Antiquité dont les résultats soient encore scientifiquement acceptables pour le physicien contemporain, il fallait offrir une sorte de remède. Quelle médecine plus douce que la libre et profonde divagation d’un Montaigne qui en se peignant « tout entier, et tout nu », démontre les pouvoirs généreux d’invention et d’imagination de l’esprit ?

Lucrèce et Montaigne sont à l’image de la philosophie, qui est tantôt dogmatique, constructive, et systématique, tantôt critique, destructrice, et rhapsodique. Nous espérons que l’un et l’autre sauront nourrir Marc Mézard lors des nouveaux défis qui l’attendent.

Dimitri El Murr, Directeur du département de Philosophie, au nom de l’ensemble du département.

« […] pour initier de futurs businessmen à la beauté et à la puissance de la themodynamique et de la mécanique.»

Département de Physique

Le département de physique se singularise mais il ne pouvait décemment pas offrir un livre de physique à un éminent spécialiste de la discipline ! Alors puisque désormais Marc Mézard portera la physique dans une fac d'économie, nous avons pensé que ce joli moteur Stirling et son support de tenségrité pourraient être utiles pour initier de futurs businessmen à la beauté et à la puissance de la thermodynamique et de la mécanique.

Un immense merci pour la manière dont l'ENS a été dirigée et pour tout ce qui y a été accompli depuis 10 ans. En plus du physicien exceptionnel que nous connaissions, nous avons découvert un directeur hors pair. Reviens nous voir souvent, Marc, tu seras toujours chez toi au département de physique de l'ENS.

Jean-Marc Berroir, Directeur du département de Physique au nom de tous les personnels du département.

«  […] une démonstration magistrale de la structuration profonde des sociétés modernes par la science et la politique […] »

Département de Sciences sociales

Afin de saluer votre engagement dans et pour l’École depuis 2012, le département de sciences sociales a souhaité vous offrir deux ouvrages qui témoignent de la diversité des disciplines hébergées au département.

Le premier, Léviathan et la pompe à air, est un classique de la sociologie des sciences et des techniques – un domaine qui a constitué une révolution paradigmatique aussi bien pour les sciences et les techniques que pour la sociologie. Il s’agissait, rien de moins, que de démontrer qu’il était possible de soumettre à l’analyse sociologique les sciences sans pour autant les faire déchoir de leur statut de pourvoyeuse de découvertes et de clés de compréhension du monde. Une première étape a consisté à montrer que les sciences, comme tout autre activité humaine, étaient travaillées par des normes sociales conditionnant leur organisation. Une deuxième a supposé d’aller regarder dans le détail les pratiques scientifiques et de chercher à rendre compte avec les mêmes outils épistémologiques des réussites et de échecs. Ces travaux ont légué aux sciences sociales le principe méthodologique de la symétrie, qui inspire encore de nombreuses démarches sociologiques. Le livre de Steve Shapin et de Simon Schaffer s’inscrit au cœur d’une troisième étape, qui a visé à montrer combien les questions scientifiques et les questions politiques sont entremêlées, sans pour autant qu’elles soient susceptibles d’être confondues, ou que l’une d’entre elles soient réductibles à l’autre. Les auteurs montrent ainsi qu’il est non seulement possible de décrire et de comprendre la construction théorique que Thomas Hobbes élabore dans le Léviathan et l’expérimentation sur le vide promue par Robert Boyle avec les mêmes outils de sociologie des sciences, mais aussi que l’une et l’autre entretiennent un rapport intime. Le Léviathan de Hobbes se nourrit ainsi de la réfutation que le philosophe anglais a opposé à Boyle alors que le physicien défend la méthode expérimentale non seulement sur le plan scientifique, mais aussi sur un plan politico-philosophique. L’ouvrage de Shapin et Schaffer constitue une démonstration magistrale de la structuration profonde des sociétés modernes par la science et la politique, et montre que toute tentative de les séparer radicalement, tout comme toute tentative de les rendre indistincte, est vouée à l’échec. Des questions dont on perçoit aisément la très grande actualité.

L’équipe Droit du Département de sciences sociales a quant à elle le plaisir de vous offrir un ouvrage récent, destiné à devenir un classique de la philosophie du Droit : À quoi sert le droit ? du professeur belge François Ost. Fruit de quarante ans de recherche, ce livre d’une grande hauteur de vue, écrit dans une prose très accessible et agréable, introduit à tous les aspects fondamentaux du Droit. Il traite cependant spécialement d’une problématique contemporaine : celle d’un Droit qui se fraie un chemin, ou se perd, dans l’univers des « standards techniques et managériaux », dans « l’empire des statistiques et la nébuleuse des nudges », dans la « culture de la performance et du management », où il encourage, subit ou affronte « la normalisation des objets et la standardisation des pratiques », les cas de « gouvernance sans véritables normes », (p. 3). Jamais prétentieux ou sentencieux, mais à la fois ambitieux, érudit et approfondi, il nous a tous semblé susceptible de vous plaire. Dans sa dernière partie, il invite à s’interroger sur les conditions auxquelles le Droit peut servir des « finalités extrinsèques » comme la Démocratie et la Justice. Bien qu’une telle interrogation soit sans aucun doute universelle, les problématiques de l’heure, marquées par les agissements de dirigeants peu tourmentés par cette question, invitent à la reprendre inlassablement, qu’on soit gouverné ou gouvernant, deux statuts qui sont de toute façon, à un titre ou un autre, toujours les nôtres.

Johanna Siméant-Germanos, Directrice du département de Sciences sociales, au nom de l'ensemble du département.

 

« Entre mets et mots : le DSA invite Marc Mézard à la table d’Apicius »

Département des Sciences de l'Antiquité

Le Département des Sciences de l’Antiquité a choisi d’offrir à Marc Mézard, pour accompagner son départ et perpétuer le souvenir des dix années qu’il aura consacrées à diriger l’École, une petite édition illustrée du recueil De re coquinaria (L’Art culinaire) attribué au célèbre cuisinier romain Marcus Gavius Apicius (flor. Ier s. ap. J.-C.) ; en complément de ce viatique, un livre de recettes qui s’en inspire, et qui résulte de la collaboration d’un restaurateur du Sud-Ouest et d’une archéologue du CNRS animés par une même envie d’explorer et de faire découvrir ce patrimoine culinaire.

Cette histoire de mets et de mots nous paraît représentative à plus d’un titre de notre département, des disciplines qu’on y pratique et de l’esprit qui y règne. Voilà bien, en effet, un livre et un objet – la pratique culinaire des Romains – qui demandent à être étudiés dans une perspective pluridisciplinaire, sous les angles croisés de la philologie, de l’archéologie, de l’histoire et de l’anthropologie. L’enquête pourrait commencer par le texte. L’illustre gastronome, amateur de luxe et de bonne chère, sous le nom duquel s’est transmis le De re coquinaria, n’en est assurément pas l’unique auteur ; démêler le noyau originel de l’ouvrage des ajouts qui l’ont enrichi au fil des siècles fait partie de ces défis que les textes anciens proposent régulièrement à la sagacité des philologues. Quand et comment les quelque cinq cents recettes qui s’y trouvent rassemblées ont-elles été compilées en un recueil ? Il y a déjà là de quoi alimenter bien des propos de table, dans la cuisine d’Apicius.

En se penchant sur ses fourneaux, on pourra aussi s’intéresser, avec Sénèque, à l’éthique des condiments, dont notre cuisinier, auteur d’un petit traité entièrement dédié aux assaisonnements, était un utilisateur immodéré, ou reconstituer en esprit les routes commerciales par lesquelles les épices et les aromates faisaient pénétrer jusqu’à Rome les saveurs de l’Orient. Quelques décennies après Apicius, les maisons de Pompéi et d’Herculanum offrent aux investigations des archéologues en quête des pratiques alimentaires des Romains leurs vestiges d’ustensiles et de repas figés par la lave du Vésuve. Reconstituer les saveurs antiques, interroger les perceptions olfactives et gustatives des anciens : nous sommes cette fois au cœur des questions que pose l’histoire sensorielle, actuellement en plein essor dans le domaine des Sciences de l’Antiquité. Or quoi de plus précieux que des recettes de cuisine pour accéder à ces réalités ?

Il faudra encore, pour s’inviter à la table des Romains, suppléer quantités et temps de cuisson, qui font défaut chez Apicius, expérimenter et accommoder l’Antiquité à nos palais modernes. C’est donc aussi au gastronome féru de cuisine italienne que nous offrons ces deux livres, comme un clin d’œil aux déjeuners du Pot, aux plateaux-repas partagés dans le triclinium directorial, à la tradition conviviale des syssitia (goûters) du DSA, qui réunissent, à chaque veille de vacances, la petite communauté des antiquisants normaliens. Il y découvrira comment confectionner l’embractum de Baïes, la patella de Lucretius ou le vinum piperatum, en faisant de cette cuisine antique revisitée un lien vivant entre sciences du passé et plaisirs du présent.

Χαῖρε, Vale !

Christine Mauduit, Directrice du Département des Sciences de l'Antiquité, au nom de l'ensemble du département.

« La bibliothèque conserve la mémoire vive. Des écrits, des visages, des images. »

Bibliothèque Ulm-Jourdan de l'ENS

La bibliothèque conserve la mémoire vive. Des écrits, des visages, des images.
Parmi ses gisements, soigneusement conservés, un trombinoscope, celui de la promotion 1976. De petites photos d’identité, soigneusement collées sur un large carton. Littéraires. Scientifiques. Les visages, pris dans l’instantané du Photomaton, la plupart graves, certains surpris ou distants, rarement souriants.

Et parmi ces visages, celui de l’élève Marc Mézard : les cheveux en bataille, le front volontaire, le sourcil interrogateur. Un sourire presque esquissé. Son regard, simultanément posé et plein de questions, nous attrape. Le voici presque inquiet, de cette féconde inquiétude née de la quête du sens. Et solide, dans la franchise avec laquelle il fixe l’objectif.

Tel est le témoignage dont la bibliothèque veut faire un présent, au moment du départ de Marc Mézard, directeur de l’École normale supérieure.

Emmanuelle Gondrand-Sordet, Directrice de la bibliothèque Ulm-Jourdan de l’ENS.

« A companion book for your next transatlantic journey »

Les Éditions Rue d'Ulm

Préfaçant son premier roman plusieurs décennies après sa publication originale, le grand écrivain sudiste Shelby Foote se souvenait en 1986 à Memphis : « L’ébauche de Tournament [Bart le magnifique] a été rédigée [en 1941] alors que nous attendions de voir éclater un conflit mondial et d’être appelés à y prendre part. C’était le conflit que l’on a désigné du nom de seconde guerre mondiale par distinction avec la première, connue en son temps comme « la Der des ders », en attendant la troisième, qu’il faudra baptiser d’avance vu qu’il ne restera aucun survivant pour la nommer ou même la numéroter, une fois qu’auront retenti les premiers coups de feu et que les toutes premières explosions de bombes dernier cri élèveront vers le ciel leurs champignons atomiques traversés d’éclairs aveuglants, nés du génie humain. “Le coup de grâce” conviendrait bien, je crois, comme appellation, et les jeunes gens qui composeront des romans la veille de son déclenchement traceront des mots sur un papier promis à devenir la proie des flammes et à retomber en cendres, si tant est qu’il reste des cendres ou tout autre résidu. »

Je voulais, cher Marc Mézard, vous faire découvrir le requiem de Hugh Bart, ce planteur du delta dont le destin hors du commun déconstruit, et perpétue, les mythes américains, en songeant que vous vous rendriez sans doute bientôt outre-Atlantique, sinon dans le vieux Sud de l’Amérique, une fois votre liberté recouvrée et vos recherches dûment réactivées. Mais je n’avais pas anticipé combien le contexte international de cette fin du mois de février 2022 ferait résonner sinistrement ces lignes inaugurales. Puisse ce livre inédit en français vous accompagner quelque temps, quoi qu’il en soit, sur de nouveaux chemins, en souvenir de notre petite équipe éditoriale.

Lucie Marignac, éditions Rue d’Ulm