« L’énorme avantage de cette École, c’est l’éventail des possibilités »

Rencontre avec Charlotte Jacquemot, nouvelle directrice du Département d’Études Cognitives de l’ENS-PSL.

Créé le
3 mai 2022
Depuis le 1er janvier 2022, Charlotte Jacquemot est la nouvelle directrice du département d’Études Cognitives de l’ENS-PSL. Très attachée à ce département qu’elle a vu naître et grandir, la chercheuse au laboratoire de Neuropsychologie Interventionnelle, a cœur de fédérer et de faire avancer toute la communauté du département autour des enjeux scientifiques et humains.
Photo de Charlotte Jacquemot © Frédéric Albert / Pole communication ENS-PSL
Charlotte Jacquemot © Frédéric Albert / Pole communication ENS-PSL

Vous êtes la nouvelle directrice du département d’Études Cognitives à l’ENS-PSL, que représente pour vous cette nomination ?

La direction du DEC est une nouvelle fonction à la fois très stimulante et lourde de responsabilités. Le rôle d’une directrice, c’est de fédérer autour de projets stratégiques, de développer une vision à long-terme pour préserver l’excellence scientifique et pédagogique, et de faire avancer ensemble toute la communauté du département. J’ai vu le département se créer, grandir et j’y suis très attachée. Les enjeux sont multiples, scientifiques bien sûr, avec des choix sur les orientations scientifiques qui sont discutés au sein de département, et des enjeux humains, avec une réflexion à mener sur les questions de qualité de vie au travail, d’égalité professionnelle entre les femmes et hommes, d’inclusion et de diversité.

Quelle est la spécificité de l’enseignement en sciences cognitives ?

L’interdisciplinarité est l’essence même des sciences cognitives. C’est une science qui regroupe des domaines rattachés traditionnellement aux lettres comme la philosophie ou la psycholinguistique et des domaines rattachés aux sciences comme la psychologie expérimentale ou l’étude des réseaux de neurones. La diversité des domaines se retrouve dans l’éventail des techniques utilisées en sciences cognitives : modélisation computationnelle, études comportementales, expérience de pensée, intelligence artificielle, études de corpus, imagerie cérébrale, neuropsychologie... L’enseignement reflète cette interdisciplinarité, ce qui est essentiel pour transmettre les sciences cognitives !

Selon vous, quels sont les grands enjeux actuels de la formation en sciences cognitives ?

Les deux principaux enjeux actuels de la formation en sciences cognitives et plus globalement de la formation en recherche sont de résoudre le problème de la capacité d’accueil des différentes filières et celui des débouchés. La formation en sciences cognitives, grâce au Cogmaster notamment, est de très grande qualité. Mais les places sont limitées tout comme l’offre de contrats doctoraux qui permettent de financer les thèses. De plus en plus d’étudiant.e.s ne peuvent accéder à cette formation. Le deuxième enjeu est l’après doctorat : d’excellents chercheuses et chercheurs sont formés mais les débouchés dans la recherche fondamentale et académique sont réduites. Ce qui incite les jeunes à se tourner vers d’autres voies, notamment au sein de grandes sociétés comme Google et Facebook qui ont bien saisi l’opportunité de recruter des personnes aussi brillantes. Aujourd’hui, il serait pertinent de mener une réflexion nationale sur l’élan que l’on veut donner à la recherche fondamentale et sur le soutien à apporter à la recherche publique en France.

Quel a été votre parcours jusqu’à aujourd’hui ?

J’ai fait des études de biologie à l’ENS, très intéressée par la neurobiologie. Cependant, après un stage passé à étudier des coupes de cerveaux de souris, j’ai compris que je n’étais pas sur la bonne voie. Ce vers quoi je souhaitais m’orienter, c’était l’étude du comportement humain. Je ne savais pas encore que cela s’appelait les sciences cognitives. À l’époque, ces sciences n’étaient pas encore représentées à l’ENS. Mais l’énorme avantage de cette École, c’est l’éventail des possibilités. J’ai été très soutenue dans mon choix vers les sciences cognitives et orientée vers les bonnes personnes. J’ai fait un stage au Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique, alors à l’EHESS, qui m’a emballée et j’ai ensuite fait mon doctorat dans ce même laboratoire. Après un post-doctorat à l’Institute of Cognitive Neuroscience à Londres, j’ai intégré le CNRS en 2005 et suis revenue rue d’Ulm au Département d’Études Cognitives qui avait vu le jour entre-temps.

Quelles sont vos recherches actuelles ?

Comprendre pourquoi et comment les humains sont des experts du langage est le fil conducteur de mes recherches. La communication est très importante dans la société humaine et les humains ont développé un moyen unique pour communiquer : le langage. J’aborde cette question sous deux angles principaux : d’un point de vue théorique, en construisant des modèles cognitifs de traitement du langage et en explorant les corrélats neuronaux de ces modèles, et d’un point de vue clinique, en développant des outils pour détecter et rééduquer les troubles cognitifs chez des patients neurologiques, par exemple après un AVC,  ou dans les maladies neurodégénératives.

Qu’appréciez-vous dans votre métier de chercheuse ?

Le métier de chercheur-euse est multifacette. La facette « recherche » est une grande chance, celle d’avoir comme mission d’explorer des sujets qui nous fascinent. La facette « équipe » est essentielle. Dans mon domaine, la recherche se construit grâce à des interactions continues avec des médecins, des neuropsychologues, des orthophonistes, des statisticien.ne.s... C’est très stimulant de faire émerger des résultats en agrégeant des contributions complémentaires et de construire la connaissance à plusieurs. La facette « diffusion scientifique » concerne la transmission des connaissances. Si la diffusion auprès d’un public spécialisé est une évidence pour les chercheuses et les chercheurs,  de mon point de vue, le partage des découvertes avec le grand public est tout aussi important et nécessaire. La facette « enseignement » donne l’opportunité d’accompagner les jeunes générations, mais également de se remettre en question, ce qui est souvent fort bénéfique pour avancer. C’est le mélange de toutes ces facettes qui font que ce métier est tellement passionnant !

Dès le début de la pandémie du COVID-19, vous vous êtes engagée dans le collectif Adios Corona, un site informatif à destination du grand public. Selon-vous, comment former les jeunes à lutter contre la désinformation et les thèses complotistes ?

Lutter contre la désinformation et les thèses complotistes est un sujet qui a toujours été d’actualité. De la grande peste noire de 1348 au 11 septembre 2001, les évènements d’ampleur suscitent l’explosion de thèses plus ou moins farfelues. Mais la différence depuis l’essor des nouvelles technologies et des réseaux sociaux, c’est que les nouvelles se propagent auprès d’un nombre considérable de personnes, à très grande vitesse. Former les jeunes commence par leur apprendre à utiliser les réseaux sociaux, à détecter les sites truffés de fausses informations, à comparer les différentes sources et à comprendre, par exemple, que l’algorithme de tri de Google fait émerger les sites dont les informations sont semblables à celles des sites que l’on vient de visiter, renforçant ainsi les biais cognitifs… Comme tout apprentissage, cela se joue dans la répétition et c’est tout au long de la vie, pour les jeunes et les moins jeunes, qu’il est nécessaire de rester attentif pour démêler le faux du vrai. Heureusement, les réseaux sociaux ne sont pas uniquement vecteurs de fake news. Ils sont aussi d’une grande utilité pour informer. C’est ce que l’on voit actuellement en Russie où la mainmise du Kremlin sur les réseaux nationaux d’informations est contrecarrée par les réseaux sociaux alternatifs qui remettent en question le discours national.

Quelles sont les responsabilités des communautés scientifiques vis-à-vis de la société ?

Acquérir une connaissance n’a de sens que si on la partage et que si l’on permet aux autres de pouvoir l’utiliser. La responsabilité des communautés scientifiques est de renseigner, d’expliquer et de conseiller. Il est important que les communautés scientifiques contribuent à rendre accessible l’information scientifique à toutes et tous. Le travail pédagogique d’explication et de vulgarisation permet que les connaissances soient comprises. Ce point a cruellement fait défaut pendant l’épidémie de Covid entrainant des comportements de défiance bien difficiles à maitriser, encore aujourd’hui. Enfin les scientifiques doivent conseiller. Conseiller, c’est alerter quand cela est nécessaire, comme c’est le cas aujourd’hui avec les discussions sur le dérèglement climatique. Conseiller, c’est aussi aider à trouver des solutions et accompagner les changements de comportement. Mais, pour que les communautés scientifiques puissent agir au mieux dans la société, il est nécessaire qu’elles soient activement soutenues par des politiques d’investissement et de recrutement.