« Les interventions militaires se font rarement à partir de calculs purement rationnels »

Rencontre avec Johanna Siméant-Germanos, directrice du département de Sciences sociales de l'ENS

Créé le
7 juin 2022
Que signifie « Entrer en guerre » ? Quelle est la fabrique de la politique étrangère française ?  Qu'apportent les sciences sociales à la compréhension d’une intervention militaire ?
 
À l’occasion de la parution de « Entrer en Guerre au Mali » aux éditions Rue d'Ulm (2022), rencontre avec Johanna Siméant-Germanos, co-directrice de l'ouvrage et directrice du département de Sciences sociales de l’ENS-PSL.
Arshile Gorky The Leaf of the Artichoke Is an Owl 1944 © 2022 The Arshile Gorky Foundation - Artists Rights Society (ARS), New York
Arshile Gorky « The Leaf of the Artichoke Is an Owl », 1944 / © 2022 The Arshile Gorky Foundation - Artists Rights Society (ARS), New York

Quelle est l’origine de « Entrer en guerre au Mali », l'ouvrage que vous avez co-dirigé ?

J’avais travaillé à partir de 2008 sur la contestation au Mali, mais, assez pessimiste sur le devenir du pays, je n’y avais pas entrepris de nouveaux terrains depuis le putsch de 2012 puis la guerre en 2013. Malgré tout, la guerre m’a amenée à mobiliser un autre de mes intérêts, la sociologie politique de l’international. C’est ainsi que j’ai eu l’idée de monter un atelier de recherche au Département de sciences sociales avec deux collègues dont j’apprécie beaucoup les travaux, Grégory Daho, qui avait travaillé sur les questions civilo-militaires dans l’armée française, et Florent Pouponneau, qui lui avait étudié la diplomatie française relative au nucléaire iranien.  À nous trois, nous étions complémentaires pour envisager l’opération Serval. Tout aussi important, le format de l’atelier de recherche au département a permis d’associer des élèves à l’enquête, pendant trois ans : plusieurs chapitres ont été partiellement ou entièrement rédigés par des élèves. Ce livre n’aurait jamais existé sans cette formation à la recherche par la recherche que sont ces ateliers.

Votre livre démontre que les chercheurs en sciences sociales peuvent avoir accès à des archives de l’État, « non scellées par le secret ».  Comment les sciences sociales font elles pour enquêter sur une entrée en guerre ?  

Ce livre revendique de ne pas céder au défaitisme méthodologique, auquel on se résout trop facilement dès lors qu’il s’agit d’analyser des questions régaliennes, ou aux sommets de l’État. Il ne faut pas négliger l’ampleur de l’information ouverte, déjà disponible, qui permet de questionner des faits ou des enchaînements d’actions avec une problématique spécifique. À cela, se rajoutent les possibilités d’accéder à des informations qui ont à voir avec les luttes entre acteurs de l’État, un État que l’on gagne à ne pas analyser comme une machine homogène : les perdants de certains arbitrages, ceux qui veulent solder des comptes avec des adversaires, peuvent être enclins à des confidences - à l’inverse le fait que l’opération Serval ait été vécue comme un succès, a poussé certains à nous confier des documents classifiés… Enfin, on peut décrypter des éléments diffusés dans certains journaux pour comprendre comment ces derniers sont utilisés comme des agences de coups indirects à l’égard d’adversaires. Le fait qu’une partie des interviews menées l’aient été par des étudiants a aussi contribué à ce qu’ils aient été perçus comme inoffensifs, aboutissant paradoxalement à une forme de relâchement de la parole ; d’autant qu’avait aussi joué une forme de solidarité entre anciens des grandes écoles qui leur a ouvert des portes.

Quels sont la place et le pouvoir des sciences sociales dans la compréhension de ce type de fait historique ?

Les chercheurs en sciences sociales, quand bien même ils en sauraient parfois un peu moins que certains journalistes sur des points factuels, peuvent déployer des conceptions moins personnalisées et cryptiques de la décision, comprendre comment les domaines les plus « nobles » de la politique de l’État renvoient aussi à des phénomènes d’information partielle, d’interprétation de la réalité en fonction de convictions déjà établies, elles-mêmes produits de socialisations antérieures, de routines, de bricolages, d’improvisations et prises de risque. Le fait de ne pas chercher le scoop mais d’établir des causalités complexes et nuancées, de redéployer tout ce qu’auraient été les autres possibles (ici ce qu’auraient pu être les autres modalités de cette intervention, par exemple uniquement aérienne, ou limitée au sud, etc.), peut contribuer à défataliser le monde social et politique.

Votre livre décortique la décision de l’entrée en guerre au Mali en démontrant qu’elle a impliqué de nombreux acteurs de l’appareil de l’État français et qu’elle est « le produit de luttes politiques et bureaucratiques ».  À travers cet exemple de décision politique, quelles analyses peut-on faire sur l’évolution des relations entre autorités politiques, diplomatiques et militaires ?

Cette intervention confirme ce qu’a écrit Grégory Daho sur le retour en grâce de la mémoire des opérations en Afrique, sous la colonisation et ensuite, et la valorisation de ces expériences opérationnelles là dans les cursus des officiers. C’est d’autant plus paradoxal que le Mali n’appartient pas historiquement à ce que l’on a appelé le pré carré français, il n’est pas caractéristique de la Françafrique. D’autres formes de luttes internes à l’État ont opposé le ministère des affaires étrangères et celui de la défense, ou encore le cabinet du ministère de la défense, Jean-Yves Le Drian, et les principaux conseillers militaires du président Hollande.

À l’heure de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, quels enseignements peuvent-nous apporter l’intervention militaire française au Mali ?

La tentation est toujours très grande de personnaliser la décision d’entrer en guerre, voire de la ramener au caractère ou aux pathologies d’un président. Si le président a un rôle central dans ces entrées en guerre (ne serait-ce que dans le cas français un rôle de veto entre des lignes d’action et scenarii divergents), il sera passionnant dans l’histoire future de creuser ce qu’étaient les divergences au sein de l’appareil d’État russe, les secteurs de l’armée qui se sont satisfaits de l’intervention, les logiques qui ont interdit de faire remonter certains éléments au président Poutine… De ce point de vue, les leçons de l’ouvrage majeur de Graham Allison,The Essence of decision, un ouvrage consacré à la réaction des États Unis à la crise des missiles de Cuba, restent valables : les interventions militaires se font rarement à partir de calculs purement rationnels, mais elles impliquent aussi bien des routines et des héritages, des vues partielles de la réalité, des conceptions concurrentes de ce qui définit l’intérêt national, lequel est souvent envisagé à partir des secteurs de l’État qui entendent l’incarner et en ont une interprétation très liée à ce que peut être leur contribution à ce dernier.

Où en est la « contestation et la mobilisation au Mali » (en référence à votre livre « Contester au Mali » paru en 2014 ) ?

Je ne suis plus que de très loin les mobilisations maliennes. J’aurais préféré me tromper sur l’optimisme démesuré qu’il y avait à voir dans le Mali un « bon élève » de la démocratisation en Afrique de l’Ouest dans les années 1990-2000. Aujourd’hui, je suis frappée de constater le décalage entre ce qui indigne nombre de Maliens du Sud et la description internationale de la situation au Nord : c’est moins le djihadisme qui indigne nombre de gens à Bamako que ce qui est perçu comme l’irrédentisme de Touaregs décrits comme « les bandits du Nord », ou la question des « violences intercommunautaires » au centre du pays. Une partie des argumentaires nationalistes et antiimpérialistes que l’on pouvait entendre en manifestations dans les années 2007-2012 ont trouvé à se redéployer au sujet des interventions internationales, occidentales en particulier, et de leur contestation – et ces argumentaires ont été recyclés par la junte au pouvoir.