« J'ai eu la chance de me former auprès de scientifiques d'origines et de cultures si diverses »

Rencontre avec Ariane Mézard, mathématicienne, récemment récompensée par un Venus International Women Awards

Créé le
11 avril 2023
En mars dernier, Ariane Mézard, professeur de mathématiques à l’ENS-PSL recevait un Venus International Women Award, lors d’une cérémonie à Chennai, en Inde. Ce prix honorifique, décerné par la Venus International Foundation récompense chaque année les travaux et la carrière de femmes scientifiques du monde entier.
Elle a profité du voyage pour aller à la rencontre de jeunes mathématiciennes indiennes lors de trois conférences dans plusieurs grandes villes du sous-continent, initiées par le collectif Indian Women and Mathematics.
Dans cet entretien, la scientifique revient sur la place des engagements internationaux dans sa carrière de mathématicienne.
Ariane Mézard
Ariane Mézard

Début mars, vous avez été récompensée en Inde par un Venus International Women Awards, catégorie Distinguished Woman Researcher. Quelle part de votre travail vous vaut cette reconnaissance ?

Ariane Mézard : Pour ma part, c’est une forme de reconnaissance de mon travail « p-adique » et de ma collaboration ancienne avec les scientifiques indiens de ma discipline. D’ailleurs, si vous me permettez une aparté, je suis très contente et un peu fière que Jishnu Ray, mon ancien doctorant, ait obtenu tout récemment un poste permanent à l’Harish-Chandra Research Institute à Prayagraj, Uttar Pradesh.

En plus d’être lauréate 2023 d’un VIWA, vous étiez également invitée d'honneur de cette édition. Comment l’expliquer ?

Ariane Mézard : Ce prix a vocation à mettre la lumière sur des destins atypiques de femmes, principalement des femmes indiennes ou du sous-continent. Cette année, nous étions quatre lauréates européennes, toutes invitées d’honneur. Chacune d’entre nous venait d’ailleurs avec un lien plus ou moins concret avec l’Inde. La sociologue Anne Raffin, par exemple, travaille à Singapour sur le colonialisme moderne et l’héritage des colonisations en Asie.
Ce prix accentue, je crois, la responsabilité de notre génération de chercheuses et de chercheurs à créer des réseaux, des chemins pour les jeunes et ici, pour les jeunes femmes indiennes.

Vous avez profité de ce séjour en Inde pour donner trois conférences dans le cadre du visitor program du collectif Indian Women and Mathematics.
Ces conférences ont été l'occasion d'aller à la rencontre des jeunes qui étudient votre discipline, pouvez-vous nous faire part de vos impressions sur cette communauté de jeunes mathématiciennes indiennes ?

Ariane Mézard : L’Inde est un pays extrêmement dynamique en pleine transition, en pleine réflexion aussi sur les orientations politiques, sociales et environnementales qu’elle doit prendre. Au Tamil Nadu, état agricole qui nourrit le pays, le nombre annuel de récoltes de riz est passé de 5 à 2 par an, conséquence du changement climatique. L’urgence des actions à mener, l’engagement et l’énergie de la jeunesse étaient manifestes lors de mes rencontres avec les étudiants en mathématiques, majoritairement des étudiantes, du collège de jeunes femmes Stella Maris, de l’université de Pondichéry et de l’université centrale du Tamil Nadu.

Les étudiants et plus largement la nation indienne ont pleinement conscience du rôle des mathématiques comme source essentielle de progrès humain. En France, nous n’avons pas par exemple de journée nationale en l'honneur d’un de nos mathématiciens héroïques, tel Srinivasa Ramanujan. En Inde, le 22 décembre, date de son anniversaire, est célébré comme la journée nationale des mathématiques. Je suis convaincue que nous avons énormément à apprendre de ces jeunes mathématiciennes indiennes.

À propos des recherches d’Ariane Mézard : Le programme de Langlangs p-adique.

Ariane Mézard fait de la recherche en géométrie arithmétique, qui consiste à résoudre des équations sur des objets géométriques. Ses principales contributions sont des conjectures. « Une conjecture est un défi lancé aux mathématiciens pour ouvrir l’imagination et couvrir de nouvelles techniques », explique la chercheuse. « Ce principe de raisonnement permet de faire de grandes avancées. Par exemple, lorsqu’on imagine qu’un homme marchera sur la Lune. »

Plus précisément, ses travaux s'inscrivent dans le cadre du programme de Langlangs p-adique, un sujet crucial en mathématiques pures. Celui-ci suggère l’existence d’une correspondance entre deux objets mathématiques qui n’ont pas été conçus pour se ressembler : les représentations galoisiennes et les représentations de groupes de matrices. Son résultat le plus connu à ce jour est la conjecture de Breuil-Mézard, largement utilisée dans la géométrie arithmétique.
« Le p-adique est une autre façon de définir les nombres avec lesquels on travaille. Ils ont leur réalité, même s’ils ne sont pas tous réels », précise Ariane Mézard. « il s’agit d’un champ des mathématiques peu éloigné de la cryptographie », ajoute-t-elle. « Il faut faire confiance aux mathématiques pures, à la recherche de la vérité, partout, en toute liberté, pour trouver des idées, des concepts qui serviront certainement à long terme. »

Vous travaillez à Paris tout en étant très engagée à l'étranger. En quoi cette dimension internationale nourrit-elle votre travail et plus largement votre vision du rôle du chercheur dans la société ?

Ariane Mézard : Il y a plusieurs réponses à cette question. Il faut reconnaître que les mathématiques sont une discipline où l'on se sent parfois assez seul et un autre, d’où qu’il soit, qui partage vos préoccupations, est un ami précieux. Pour moi, les mathématiques étaient une évidence dès l’enfance, même si l’idée de faire de la recherche est venue plus tard, en avançant dans mes études. Tout au long de mon parcours, j’ai eu la chance de découvrir et de me former auprès de mathématiciens de tant d'origines et de cultures si différentes. Ils ont non seulement nourri ma connaissance de cette discipline, mais aussi ma vision du métier de professeur et de chercheuse.

Pour répondre  à la seconde partie de votre question, je vois les mathématiques, activité intellectuelle rigoureuse, comme une source de progrès sociaux à toutes les échelles. Elles sont pour moi résolument tournées vers le monde. C’est à la fois un terrain de concorde, un lieu d’échange, de recherche de l’exactitude, de la précision, de l’objectivité. Peut-on dire de paix ? C’est paradoxal, car sans mathématiques, pas d’armement moderne non plus.

Ariane Mézard et les autres lauréates des Venus International Women Awards 2023, lors de la cérémonie de remise des prix en février 2023. D.R.

 

Vous allez entamer une nouvelle collaboration avec le Japon, pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?

Ariane Mézard : Le point de départ de ce projet, c’est ma rencontre avec Tadachi Ochiai et Seidai Yasuda, aujourd’hui professeurs de mathématiques à Tokyo et Hokkaido, lors de mon stage de Master à Tokyo en 1994. Eux aussi étaient étudiants.
Si nous faisions déjà du p-adique tous les trois, la rencontre était improbable. Elle n’a d’ailleurs eu lieu que grâce à la sœur de Tadachi qui étudiait le français.
Il en est resté une complicité franco-japonaise qui ne s’est jamais éteinte. Au fil des années, nous avons effectué quelques séjours, indépendants des uns et des autres, et d’autres liens scientifiques se sont tissés au Research Institute for Mathematical Sciences, le RIMS, à Kyoto où, grâce à eux, je savais que notre école de mathématiques était représentée.

Cette collaboration entre l’ENS-PSL, le RIMS et l’Université de Lille est la convergence de ces multiples rencontres, pour en susciter d’autres, mais cette fois-ci à destination de nos propres étudiants et étudiantes, ici à l’ENS.

Car la matière première de notre métier de mathématiciens, ce sont les idées, qui se créent avec des discussions et des rencontres. Et il est de la responsabilité de notre génération de créer ce type de réseau et d’offrir la chance à des plus jeunes d’y participer. Nous allons structurer cette collaboration franco-japonaise par des conférences, des programmes d’échanges pour les étudiants et doctoraux, des cours… autant d’initiatives qui pourront permettre d’échanger de la manière la plus simple et la plus fluide possible.

En tant que professeure et mathématicienne, que vous apporte de travailler à l'École normale supérieure ?

Ariane Mézard : Les normaliennes et normaliens sont tout simplement incroyables. À leur entrée à l’École, ils nous font confiance sans hésitation. Pour eux, tout est possible, bien qu’ils ne sachent pas encore ce qu’ils veulent précisément. Au fil des années, ils prennent conscience qu’ils ne pourront pas tout faire, qu’ils devront choisir un chemin… le leur ! Et puis ils s’envolent, adultes, dans leur vie, leur thèse et leurs projets. C’est une grande responsabilité de les accompagner, de les conseiller, mais aussi jubilatoire de les voir en devenir, dans tant de directions.

Que conseiller à toute jeune personne qui souhaiterait s'orienter vers la recherche en général et en mathématiques en particulier ?

Ariane Mézard : Ayez confiance en vous, soyez attentifs aux autres et à vous-même. Travaillez beaucoup mais pas trop. Soyez heureux, en particulier en mathématiques.

Et des conseils enfin, à propos de l'ouverture internationale d'un parcours ?  À celles et ceux par exemple qui hésiteraient à tenter l'expérience d'un échange avec une université indienne au cours de leur formation ?

Ariane Mézard : Voyagez, changez de sujets, multipliez les rencontres. C’est l’essence de la formation à l’ENS. On cherche à vous faire circuler dans les départements, dans les établissements partenaires… avec pour objectif de faire de vous un citoyen du monde, actif et bienveillant.

 

Bio express d’Ariane Mézard

Ariane Mézard intègre en 1992 l’ENS de Lyon. Elle effectue ensuite son doctorat à l’Institut Fourier de Grenoble, qu’elle obtient en 1998. Après deux postdoctorats, l’un au Mathematical Sciences Research Institute aux États-Unis en 1999 et l’autre à l’Universität Regensburg en 2000, elle devient maître de conférences à l'Université Paris-Sud (aujourd’hui l’Université Paris-Saclay). En 2006 elle obtient le poste de professeur à l’Université Saint-Quentin (désormais Université de Versailles) puis membre junior de l’Institut Universitaire de France en 2010, où elle restera 5 ans. En 2012, elle devient professeur à l’Institut de Mathématiques de Jussieu-Paris Rive Gauche, à Sorbonne Université.En 2016, elle rejoint l’École normale supérieure - PSL, où elle enseigne désormais à plein temps.

Ariane Mézard a effectué de nombreux séjours à l’étranger, parmi lesquels à l’Université de Berkeley, en Californie en 2015, grâce à l’obtention d’une bourse de recherche Fullbright, puis au Research Institute for Mathematical Sciences à Kyoto en 2016, en tant que professeur invité. En 2019, elle obtient le prix Fullbright for the Future et reçoit en 2023 un Venus International Women Award pour ses recherches et sa contribution à la vie des mathématiques.