Professeur invité - Hugo García Fernández
Professeur invité à la semaine de l'histoire
En mars 2025, le département d'histoire de l'ENS accueillera Hugo García Fernández, professeur d'histoire contemporaine à l’Université Autonome de Madrid (UAM).

Professeur d’histoire contemporaine, Hugo García Fernández est enseignant-chercheur à l’Université Autonome de Madrid (UAM). Ses recherches en font un spécialiste reconnu d’histoire transnationale, sociale, culturelle, politique et des conflits. Ses recherches actuelles sont dédiées à l’histoire de la pensée et la pratique utopique au vingtième siècle, d’un côté, et de la mémoire de l’antifascisme, de l’autre.
Invité par le département d’histoire de l’École Normale supérieure à partir du 4 mars 2025 et pour une période de 1 mois, Hugo García fera plusieurs interventions autour de ces thématiques.
Trois questions à Hugo García Fernández
Par Pierre Salmon, maître de conférences en histoire contemporaine à l'ENS
Vos travaux sur l’histoire transnationale des mobilisations militantes ont fait date. Pourriez-vous nous dire en quoi ce changement de perspective – du tournant global en passant par l’histoire connectée – a permis de renouveler l’histoire politique du long 20e siècle ?
Hugo García Fernández : Mes travaux sur l’histoire transnationale se limitent à développer une approche qui a été adoptée par, entre autres, Gerd-Rainer Horn dans European Socialists Respond to Fascism (1996) et Enzo Traverso dans « Les intellectuels et l’antifascisme. Pour une historisation critique » (1998). Ce tournant a rendu visibles des aspects traditionnellement négligés et fascinants en eux-mêmes, tels que les réseaux et les circulations de personnes, d’objets, d’informations, d’idées, des techniques et de symboles, contribuant à sortir l’historiographie de sa zone de confort nationale et à faire dialoguer des traditions presque déconnectées (je pense à la riche historiographie italienne et française sur l’antifascisme qui a commencé à être diffusée en anglais au cours de la dernière décennie).
Je suis conscient du risque de nous laisser éblouir par les connexions et les similitudes trouvées grâce aux moteurs de recherche, en ignorant les contextes locaux et les barrières que les frontières et les langues ont toujours représentées : contrairement à l’avis des globalistes qui ont fortement inspiré ce courant historiographique [l’histoire transnationale], la Terre n’a pas été « aplatie » par les progrès technologiques [en référence au titre de La terre est plate : une histoire du XXIe siècle (2006), de Thomas L. Friedman, qui défend une approche utopique de la globalisation]. Une vision multidimensionnelle de l’espace et du temps est peut-être le principal avantage comparatif dont nous les historiens disposons à l’ère de l’intelligence artificielle (je fais ici référence à ce que Pierre-Yves Saunier avançait déjà dans son essai Transnational History [2013]). Par ailleurs, la lutte contre le nationalisme méthodologique me semble encore nécessaire et stimulante, et je reste attaché à une vision transnationale autocritique et consciente des autres échelles de l’histoire (mon groupe de recherche à l’UAM s’appelle justement ESCALAS).
Votre venue à l’École normale supérieure est motivée par plusieurs projets de recherches d’histoire transnationale. Quels sont-ils ?
Hugo García Fernández : Je travaille sur deux projets très vastes qu’il est urgent de délimiter. D’une part, j’essaie de systématiser l’information et les idées que ma collaboration aux projets du groupe HISTOPIA m’a apportées dans une synthèse qui vise à intégrer le phénomène utopique dans l’histoire de la modernité, au lieu d’identifier une tradition étanche comme l’ont souvent fait les Utopian Studies. Ce projet plutôt ambitieux, dans lequel je fais heureusement équipe avec mon collègue d’HISTOPIA Carlos Ferrera, nous oblige à repenser l’histoire contemporaine à la lumière de l’utopisme et, inversement, à relire l’histoire de l’utopisme à la lumière d’approches telles que l’histoire des concepts ou l’histoire transnationale. J’aborderai cette dernière question, en particulier la circulation des modèles de communautés intentionnelles à la Belle époque, dans le séminaire « Transferts Culturels » du 28 mars, dans lequel j’aurai le privilège de débattre avec une spécialiste des réseaux transnationaux de l’anarchisme comme Constance Bantman. Lors de la Semaine de l’Histoire, au début du mois de mars, je ferai également une intervention sur les républiques d’enfants qui se sont étendues à l’Amérique du Nord et à l’Europe au cours de la même période.
D’autre part, j’ai repris mes recherches sur l’antifascisme en collaboration avec des collègues étrangers comme Kasper Braskén. Mes projets actuels portent sur les espaces et la mémoire de l’antifascisme des années 1930, compris comme une communauté à la fois sociale et imaginaire, capable de circuler et de se reproduire dans le temps, mais soumise à de profondes tensions et mutations qui rendent problématique l'idée par ailleurs suggestive d’une « gauche globale ». Mon étude porte sur Madrid, capitale autoproclamée de l’antifascisme mondial pendant la guerre civile de 1936-1939, et d’un lieu plus petit mais symboliquement important comme Guadalajara, où la République espagnole a remporté sa victoire la plus retentissante en 1937. L’extraordinaire confluence des acteurs de cette bataille – soldats et civils, Espagnols et étrangers, fascistes et antifascistes – en fait un sujet fascinant pour l’étude de la mémoire, et je me réjouis de discuter de ce moment antifasciste – le symbole de L’Espoir pour Malraux – dans le cadre de ma venue à l’ENS.
Avec les nombreuses crises qui émaillent le monde actuel, beaucoup parlent « d’accélération de l’histoire ». Quelles clés d’analyse l’histoire transnationale apporte-t-elle face à cette actualité ? Un monde plus connecté va-t-il nécessairement plus vite ?
Hugo García Fernández : L’accélération de l’histoire est l’un des thèmes récurrents de l’histoire des utopies contemporaines : comme Koselleck l’a signalé il y a longtemps, hommes et femmes ont éprouvé cette sensation avec la Révolution française. La perplexité et l’inquiétude face à un monde « déréglé » semblent indissociables de l’expérience moderne, tout comme le désir de revenir à des temps plus sereins et harmonieux et, inversement, l’attente d’une apocalypse ou d’une fin de l’histoire. Cela n’exclut pas les périodes où de grands changements sont précipités, comme les « moments transnationaux » étudiés par Horn (1945, 1968, 1989), des moments plus anciens comme 1789, 1815 ou 1919 ou des moments plus récents comme 2001 ou 2008. Tout indique que nous sommes dans l’un de ces moments qui aboutira à un changement durable, mais je ne suis pas sûr que l’histoire transnationale puisse éclairer ce processus ouvert au-delà de rappeler que l’internationale nationale-populiste-ultralibérale qui se forme autour de Trump s’inscrit dans une longue tradition qui a historiquement favorisé des internationalismes de signe opposé. Par ailleurs, le concept d’accélération de l’histoire me semble plus utile pour mesurer l’effet de la vitesse toujours croissante de l’information – généralement catastrophique – sur notre psyché que l’accumulation confuse et contradictoire d’événements que nous appelons l’histoire et qui, souvent malgré nous, s’obstine à continuer.