[#Décryptage] « Post-UNOC 2025 : Face à une accélération des pressions climatiques, écologiques et géopolitiques, comment protéger et gérer l’océan comme un bien commun mondial ? »

Par Sabrina Speich (professeure en océanographie) et Laurent Bopp (océanographe et climatologue)

Créé le
4 juillet 2025
En juin 2025, la ville de Nice a accueilli deux événements internationaux majeurs : le One Ocean Science Congress (OOSC) et la Troisième Conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC3). Ces rencontres ont constitué une séquence inédite articulant les dernières avancées scientifiques et les décisions diplomatiques à l’échelle mondiale pour l’avenir de l’océan. L’enjeu était à la fois stratégique et civilisationnel : face à une accélération des pressions climatiques, écologiques et géopolitiques, comment mieux comprendre, protéger et gérer l’océan comme un bien commun mondial ?
 Sabrina Speich (professeure en océanographie) et Laurent Bopp (océanographe et climatologue) nous proposent un bilan des constats scientifiques sur les océans et une mise en perspective au regard de la fragilité des engagements pris.
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Congrès One Ocean Science 2025 à Nice : Sculpture sur les quai de Port Lympia, 2025 © Stephane Lesbats / Ifremer

Le constat - l'océan face à de multiples pressions

Depuis le début de l'ère industrielle, la température de surface de l’océan a grimpé d’environ 1 °C. La banquise arctique fond rapidement, perturbant les écosystèmes polaires. Le niveau marin a gagné 20 cm, entraînant des submersions côtières plus fréquentes et plus sévères. Par ailleurs, l’océan s’appauvrit en oxygène et s’acidifie, ce qui altère les équilibres écologiques. Ces transformations, bien documentées, illustrent les effets directs du changement climatique d’origine humaine.

Mais le dérèglement climatique n'est pas le seul à menacer l'océan. La surpêche vide les stocks marins à un rythme insoutenable, mettant en danger la biodiversité et la sécurité alimentaire. À cela s’ajoute une pollution croissante : plastiques et microplastiques envahissent les mers, perturbant les chaînes alimentaires. Les substances chimiques agricoles et industrielles provoquent la formation de zones mortes côtières. Même les sons produits par les navires nuisent à la faune marine. L’urbanisation du littoral et la destruction des milieux comme les mangroves diminuent la capacité des écosystèmes à s’adapter. Enfin, les espèces invasives, favorisées par le commerce maritime et le climat, bouleversent les équilibres naturels. Tous ces facteurs convergent vers une dégradation alarmante de l’océan.
Préserver l’océan ne revient pas seulement à protéger un environnement naturel : c’est aussi une nécessité pour les sociétés humaines. Des centaines de millions de personnes dépendent directement de ses ressources pour se nourrir, travailler et vivre. La pêche, le tourisme, les transports maritimes ou encore les protections naturelles contre les tempêtes sont autant de services rendus par l’océan, aujourd’hui menacés. Mais son rôle va bien au-delà : en absorbant plus de 90 % de la chaleur excédentaire liée au réchauffement climatique et plus d’un quart des émissions mondiales de CO₂, l’océan est un pilier essentiel de la régulation du climat. Sa dégradation affaiblit cette fonction, accélérant les dérèglements à l’échelle planétaire. Protéger l’océan, c’est donc agir à la fois pour la biodiversité, le bien-être humain et la stabilité du climat mondial.

Une architecture inédite science-politique : du savoir à l’action

Le OOSC (3–6 juin), organisé par le CNRS et l’Ifremer, a réuni plus de 2 000 scientifiques issus de toutes les disciplines et régions. Il visait à nourrir directement les négociations de l’UNOC3 (9–13 juin), conférence diplomatique co-organisée par la France et le Costa Rica, sous l’égide des Nations Unies. Cette articulation volontaire entre forum scientifique et sommet politique a été saluée comme un exemple de gouvernance fondée sur les preuves, où la science ne se contente plus d’alerter mais contribue à structurer les priorités, à éclairer les arbitrages et à mesurer les avancées.

Le One Ocean Science Congress : pour une science ouverte, transversale intégrée, équitable et orientée vers l’action

Le OOSC a présenté dix recommandations stratégiques, appuyées par des contributions scientifiques multidisciplinaires. Parmi les axes phares : la restauration des écosystèmes côtiers, l’arrêt des activités industrielles dans les grands fonds, la lutte contre la pollution plastique, la transparence des pêcheries et la décarbonation du transport maritime. L’un des fils conducteurs du congrès a été la nécessité d’ancrer politiques océaniques dans une science transdisciplinaire, co-produite, inclusive et orientée vers l’action.

Au-delà des recommandations thématiques, plusieurs fils rouges traversent les échanges scientifiques :
• la nécessité de co-produire les connaissances avec les communautés locales, les peuples autochtones et les acteurs de terrain ;
• le besoin d’investir massivement dans des systèmes d’observation pérennes, accessibles et ouverts, en particulier dans les zones sous-instrumentées (régions polaires, côtes tropicales, haute mer) ;
• et l’importance d’articuler sciences naturelles et sciences sociales, notamment pour renforcer l’interprétation, l’appropriation et l’implémentation des résultats scientifiques par les décideurs.

Le congrès a aussi popularisé des concepts structurants comme l’économie bleue régénératrice — qui vise à restaurer activement les écosystèmes tout en soutenant les communautés humaines — ou encore l’approche de visioning collaboratif, utilisée pour imaginer des futurs océaniques souhaitables et mobilisateurs.

Observation de l’océan : une infrastructure vitale, mais sous tension

L’observation océanique est au cœur de la capacité de l’humanité à comprendre et à anticiper les dynamiques planétaires. Aujourd’hui, plus de 10 000 plateformes d’observation actives (flotte Argo, gliders, satellites, navires, bouées, stations côtières) alimentent les prévisions météorologiques, les modèles climatiques, les alertes précoces, les suivis d’acidification, d’oxygénation ou de niveaux marins.

Mais 30 à 40 % du système mondial reste dépendant de financements à court terme, souvent inégaux entre pays. Des menaces réelles pèsent sur sa continuité, en particulier avec les désengagements annoncés dans certains pays majeurs. Le OOSC a lancé un appel fort à protéger les réseaux existants, combler les lacunes critiques, internationaliser les responsabilités et assurer l’ouverture des données.

L’UNOC3 : gouvernance, financements et engagements concrets

La Troisième Conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC3) a rassemblé plus de 14 000 participants, dont 75 chefs d’État et de gouvernement. Elle s’est conclue par :

•    l’adoption de la déclaration "Notre Océan, Notre Avenir" ;
•    la formalisation d’un Plan d’Action Océanique, fort de plus de 800 engagements volontaires ;
•    des annonces financières totalisant plus de 28 milliards d’euros, notamment de la BEI, de la Commission européenne, de la CAF et de plusieurs États.

Parmi les résultats concrets : 51 ratifications obtenues pour l’entrée en vigueur de l’Accord BBNJ ; la mise sous protection intégrale de la ZEE de la Polynésie française ; la reconnaissance des comptes océaniques ; et le lancement de coalitions ciblées. La Zone Verte, ouverte au public, a accueilli plus de 100 000 visiteurs.

Une dynamique d’outillage scientifique : Starfish, IPOS et les Digital Twins of the Ocean

Les conférences de Nice ont aussi marqué une étape vers une structuration globale des indicateurs et des expertises sur la durabilité océanique, avec deux avancées notables.

D’une part, le baromètre Starfish, soutenue par plusieurs États européens, vise à développer un jeu d’indicateurs harmonisés pour mesurer l’état de santé de l’océan, à l’image des indicateurs climatiques globaux pour le système atmosphérique. Déclinée autour de cinq objectifs : restaurer les écosystèmes marins, éliminer la pollution, décarboner l'économie bleue, promouvoir la gouvernance inclusive et renforcer la connaissance partagée, l’approche Starfish promeut une vision intégrée des interactions écologiques, économiques et sociales dans les milieux marins.

D’autre part, le projet d’établissement d’un Intergovernmental Panel for Ocean Sustainability (IPOS) – encore en phase exploratoire – a été salué comme un jalon potentiel pour renforcer l’interface science-politique dans la durée. Inspiré du GIEC et de l’IPBES, l’IPOS aurait pour mandat de synthétiser les connaissances scientifiques sur les trajectoires océanique futures, d’évaluer les politiques de durabilité, et de soutenir les processus internationaux en cours, tels que le suivi de l’ODD 14, l’Accord BBNJ ou le Pacte pour les plastiques.

Ces deux instruments, complémentaires aux comptes océaniques et aux infrastructures d’observation évoqués plus haut, traduisent une volonté croissante de construire une gouvernance océanique fondée sur des données fiables, des indicateurs partagés et une expertise collective

Les Digital Twins of the Ocean représentent une autre évolution majeure. Ces jumeaux numériques ambitionnent de simuler l’océan en temps réel grâce aux données, à la modélisation et à l’intelligence artificielle. Toutefois, ils prolongent une tradition bien établie d’analyses, prévisions et réanalyses océaniques, et soulèvent des enjeux cruciaux en matière de gouvernance, d’accès aux données et de partage des bénéfices.

L’urgence d’un multilatéralisme équitable et résilient : les conditions de l’efficacité

Les conférences de Nice ont révélé la tension croissante entre les avancées diplomatiques et scientifiques d’un côté, et la montée des risques politiques, budgétaires et géopolitiques de l’autre. Les coupes prévues dans le financement américain de la NOAA, de la NASA et du système IOOS, qui alimentent une part substantielle des données climatiques et océaniques mondiales, menacent l’ensemble de l’écosystème d’observation planétaire.

Face à cela, les participants de l’UNOC3 ont plaidé pour :

•    une coopération renforcée entre agences et États, pour assurer la résilience des réseaux d’observation et de recherche ;
•    une inclusion systématique des pays en développement, des communautés autochtones et des territoires côtiers, dans la gouvernance océanique ;
•    et une priorisation du financement public pour les fonctions critiques liées à la sécurité, à la souveraineté alimentaire et à l’adaptation au changement climatique.

Cette exigence d’équité, désormais au cœur des discours, témoigne d’un changement de paradigme : l’efficacité des politiques océanique passe par la justice sociale, l’inclusion et la transparence.

Perspectives

Les conférences de Nice 2025 laissent entrevoir un changement d’échelle dans la gouvernance de l’océan. Pour la première fois, un consensus s’est formé autour de l’idée que les solutions viables doivent être scientifiquement fondées, équitablement partagées, et localement enracinées. La reconnaissance politique des infrastructures d’observation, l’inscription des comptes océaniques dans les instruments de pilotage, la progression du BBNJ et la multiplication des engagements concrets montrent qu’un cap a été franchi.

Mais les défis sont immenses : sans financement pérenne, sans gouvernance partagée, sans accès ouvert aux données et sans reconnaissance du pluralisme des savoirs, les engagements pris à Nice risquent de rester symboliques.

L’enjeu des prochaines années sera donc de traduire ces engagements en dispositifs opérationnels, stables, adaptés aux réalités régionales, et interconnectés à l’échelle globale.


 

À propos de Sabrina Speich

Sabrina Speich, professeure en océanographie et sciences du climat au Laboratoire de météorologie dynamique (ENS/PSL), a contribué aux travaux du OOSC et de l’UNOC3 par l’organisation, pour le CNRS,  d’un side event consacré à l’observation océanique, et a coordonné, en tant que co-présidente du groupe Ocean Observations for Physics and Climate (GOOS, GCOS, WCRP, WMO), plusieurs Town Halls, interventions scientifiques et formations à destination des médias.

À propos de Laurent Bopp

Laurent Bopp est océanographe et climatologue, directeur de recherche CNRS au Laboratoire de météorologie dynamique (ENS/PSL) et directeur adjoint de l'Institut Pierre Simon Laplace. Ses travaux portent sur les liens entre océan et changement climatique. Il a contribué aux travaux de l'OOSC avec plusieurs contributions sur les options basées sur l'océan pour faire face au changement climatique, en particulier relatives aux techniques océaniques d'élimination du dioxyde de carbone. Il est l'auteur d'un ouvrage récent "L'océan en 30 questions" dans la collection Doc-en-poche de la documentation française.