25 ans des éditions Rue d’Ulm, 50 ans des presses de l’ENS

Des lectures anniversaires

Créé le
19 décembre 2025
Les éditions Rue d’Ulm sont la maison d’édition de l’École normale supérieure. En lien étroit avec ses départements, elles ont pour mission d’en refléter les exigences, celles d’une École de recherche ; la diversité, à travers toutes ses disciplines et notamment en lettres et sciences sociales ; la singularité, dans son histoire, ses axes originaux, sa pluridisciplinarité, et sa contribution, par la recherche, au débat public. Désormais fortes de 4 collections (Actes de la recherche à l’ENS-PSL, Rue d’Ulm, Sciences sociales et histoire, Versions françaises), elles fêtent cette année leur 50ème anniversaire - 25ème sous leur forme actuelle. L’occasion de revenir sur des ouvrages qui ont marqué cette période, avant un prochain article sur leurs nouveaux projets.
 

Les presses de l’ENS (PENS) ont été fondées en 1975, avant de fusionner, à la suite de l’École elle-même, avec les publications de l’ENSJF. Disant adieu à leur acronyme très seventies pour affirmer une ambition renouvelée, elles sont devenues éditions Rue d’Ulm il y a tout juste vingt-cinq ans. 
Nous avons choisi dix titres phares publiés dans cette période, que dix collègues spécialistes des domaines concernés nous ont fait l’amitié de présenter. Auteurs, traducteurs, directeurs de collection, représentants du diffuseur, libraires – toutes et tous ont contribué à la vie d’un catalogue digne d’une certaine idée du livre, de l’École littéraire et de ses domaines d’excellence. Qu’ils et elles en soient remerciés.

Lucie Marignac, décembre 2025

« L'invention de l'histoire politique chez Thucydide » 

Monique Trédé-Boulmer, professeure émérite de langue et littérature grecques à l’ENS
Membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres

EN UN TEMPS où Jacqueline de Romilly multipliait encore avec passion conférences et entretiens sur la Grèce antique à l’attention d’un large public de non spécialistes, il revenait aux presses de l’École normale supérieure – les « éditions Rue d’Ulm » – de rappeler quel grand savant fut cette normalienne à l’érudition sans faille, éditrice et traductrice de l’œuvre de Thucydide dans la « Collection des Universités de France », spécialiste de l’historien admirée par ses pairs. À l’initiative de Lucie Marignac, le 15e volume des « Études de littérature ancienne » regroupa une vingtaine d’articles publiés entre 1956 et 1992, disséminés dans des revues spécialisées ou des volumes de Mélanges, d’accès difficile. Publié en 2005 grâce aux soins de Dimitri Kasprzyk, jeune normalien helléniste qui assura l’édition des textes, ce nouvel ouvrage consacré à Thucydide, l’inventeur de l’histoire politique, fut un succès de librairie et donna lieu à une seconde édition en 2017. Merci aux éditions Rue d’Ulm de continuer, contre vents et marées, à faire ainsi rayonner l’hellénisme dans un monde qui en a plus que jamais besoin. 

L'invention de l'histoire politique chez Thucydide (Rue d'Ulm, 2017)
Jacqueline de ROMILLY

« Guide de l’épigraphiste » 

Denis Rousset, Directeur d’études à l’EPHE
Chaire d’Épigraphie grecque et géographie historique du monde hellénique

Le Guide de l’épigraphiste trouve son origine dans les talents multiples de Pierre Petitmengin, savant, pédagogue, bibliothécaire et éditeur, qui sut réunir les compétences d’une large équipe pour produire cet instrument de travail bibliographique ambitieux. Pour l’édition et l’étude des inscriptions, qui peuvent apparaître au profane difficiles, et dans la pléthore éditoriale frappant les sciences humaines, cette Bibliographie choisie des épigraphies antiques et médiévales est devenue, grâce à sa sélectivité et à ses commentaires critiques, le guide indispensable pour les étudiants et les chercheurs. Le livre a connu quatre éditions portées par les presses de l’ENS et leurs collaboratrices (1986, 1989, 2000, 2010), pour un total de quelque 5 000 exemplaires diffusés, et sa publication a contribué à la notoriété de l’École. « Il est de bon ton aujourd’hui, écrivait Petitmengin dans la préface de 1986, de se lamenter sur le mauvais état des bibliothèques parisiennes et sur les conditions de travail infligées aux savants […]. Notre expérience nous a montré qu’une coopération amicale entre lecteurs et bibliothécaires pouvait améliorer une situation effectivement préoccupante. » Espérons que la collaboration entre la Bibliothèque des lettres et les éditions Rue d’Ulm trouve bientôt les moyens de se matérialiser de nouveau en la 5e édition, imprimée et numérique, de ce Guide qu’attend la communauté internationale des antiquisants et médiévistes.

Guide de l'épigraphiste (Rue d'Ulm, 2010)
Bibliographie choisie des épigraphies antiques et médiévales
François BÉRARD, Denis FEISSEL,
Nicolas LAUBRY, Pierre PETITMENGIN
Denis ROUSSET et Michel SÈVE
 

« Sur l'origine de l'activité artistique »

Isabelle Kalinowski, directrice de recherche au CNRS
UMR 8547 Pays germaniques

LA COLLECTION « Æsthetica » des éditions Rue d’Ulm est une bibliothèque idéale de la théorie esthétique. Créée par Danièle Cohn en 2003, elle a accompagné les évènements les plus enthousiasmants des deux dernières décennies dans la pensée des arts et de la connaissance sensible. Elle a permis la redécouverte de la « science de l’art » allemande et de la tradition « morphologique », issue de Goethe et passionnée par la logique des formes. Elle a encouragé, avec le soutien du musée du quai Branly, le rapprochement si fécond entre philosophie et anthropologie des arts, éclairant les mémoires, les écritures, les rituels, la vie des objets. Des textes majeurs, jusque-là inédits en français, ont été traduits mais surtout rendus limpides par un travail d’édition exemplaire. L’essai Sur l’origine de l’activité artistique de Konrad Fiedler (1887) est l’un de ces trésors enfin partagés : il rompt avec le « beau », récusant sa fausse universalité, pour affirmer la seule « puissance du nouveau, c’est-à-dire la force de la création » ou de la « puissance cognitive de l’artiste » (D. Cohn), qui déploie le mouvement de la forme vers la visibilité. Un livre écrit avec et pour des artistes.

Sur l'origine de l'activité artistique (Rue d'Ulm, 2003)
Konrad FIEDLER

« L'Italie par elle-même »

Piero Caracciolo
ancien lecteur d’italien à l’ENS

LE PREMIER OUVRAGE publié en 2013 dans la collection « Italica » et réédité depuis, L’Italie par elle-même de Mario Isnenghi, annonce l’un des critères suivis dans le choix des volumes parus par la suite : l’étude de la mémoire comme aspect de l’identité d’un peuple ou d’une nation, fondée sur son histoire. Ce livre est en effet issu d’une vaste entreprise éditoriale, I luoghi della memoria, et un exemple particulièrement original de « transfert culturel ». S’il reprend la notion historiographique de lieux de mémoire forgée par Pierre Nora, il l’inscrit également dans une tradition italienne remontant à Francesco De Sanctis et à Benedetto Croce. Pour ces auteurs, les études d’histoire, notamment sociale et culturelle, répondent aussi à un engagement civique et politique. À l’époque où fut conçu l’ouvrage original dirigé par Isnenghi, se développaient, en Italie comme ailleurs, des mouvements politiques séparatistes soutenus par des idéologies niant la pertinence de l’idée de nation pour penser l’Italie. Ce livre a montré au contraire, en intégrant une dimension polémique, qu’il existait des lieux d’une mémoire italienne partagée par toute la communauté nationale, et son succès ne s’est pas démenti. Ensuite, la collection s’est beaucoup intéressée à la gauche italienne ou à l’antifascisme, toujours dans le même esprit. Le prochain titre à paraître début 2026 rendra ainsi hommage à Carlo Rosselli à travers les lieux de son exil parisien et de la sociabilité qu’il y a développée dans les années 1930. Ce sera sans doute là un point d’orgue.

L'Italie par elle-même
Lieux de mémoire italiens de 1848 à nos jours (Rue d'Ulm, 2013)
Mario ISNENGHI (dir.)

« Nouvelles et poèmes en prose : Cris - Errances - Mauvaises herbes »

Sebastian Veg, Directeur d’études à l’EHESS
chaire d’Histoire intellectuelle de la Chine moderne et contemporaine

LE PROJET DE TRADUIRE le recueil Errances de Lu Xun, alors inédit en français dans sa version intégrale, m’était venu dans le courant de mes recherches doctorales sur cet écrivain, et à la lecture des essais de Simon Leys, qui lui accordait une grande importance. L’idée a tout de suite suscité l’enthousiasme des Presses de l’ENS qui lançaient alors la collection « Versions françaises ». La préparation d’une traduction sous la forme d’une véritable édition scientifique minutieusement annotée et augmentée de notices dans le style « Pléiade » a été une démarche passionnante, mais aussi extrêmement formatrice pour le doctorant que j’étais, que ce fût sur le plan philologique et historique ou sur celui de l’édition et de la typographie. La rigueur exigeante mais toujours bienveillante de l’équipe des Presses a permis à l’ouvrage de voir le jour en 2004, au moment où je soutenais ma thèse. Il a été suivi d’un second recueil de Lu Xun, Cris, publié en 2010, puis en 2015 d’un volume réunissant les deux recueils, augmenté des poèmes en prose de Mauvaises herbes, chef-d’œuvre de Lu Xun jadis traduit par Simon Leys. Outre la grande qualité du travail éditorial des Presses, il convient de saluer la philosophie de la collection « Version françaises » qui a « pris au sérieux » un auteur chinois en l’accueillant en son sein, une démarche qui vingt ans plus tard reste toujours aussi rare dans un paysage éditorial où tout ce qui a trait à l’Asie est généralement rangé au rayon des curiosités exotiques.

Nouvelles et poèmes en prose
Cris - Errances - Mauvaises herbes  (Rue d'Ulm, 2015)
LU Xun

« L'Amour en saison sèche »

Emmanuel Laugier, poète, essayiste et critique littéraire
Représentant d’édition chez Belles Lettres Diffusion Distribution

D’ABORD IL Y EUT la découverte de la collection « Version française », le travail de diffusion des livres, leur défense dans les librairies, les idées ou les discussions concernant certains auteurs à y publier. De Shelby Foote j’avais conseillé une nouvelle édition de Tourbillon, paru en 1978 chez Gallimard et indisponible depuis plus de vingt ans. Le fait d’y penser coïncida avec sa réédition dans la collection « L’Imaginaire ». De ce choix déçu, et grâce à l’éditrice de Rue d’Ulm, Lucie Marignac, naquit le projet de faire retraduire un autre grand texte épuisé, L’Amour en saison sèche. Paul Carmignani, éminent connaisseur de la littérature américaine, qui fut lié avec Foote, s’attela à la tâche avec rigueur. Nous tombâmes d’accord sur le choix d’une photographie de Dorothea Lange en jaquette de l’ouvrage, impressionnant désastre d'une maison ravagée par le feu. Métaphore toute trouvée de la force avec laquelle ce livre, continuant l’exigence de Faulkner par d’autres moyens d’écriture, s’empare de ses personnages pour les emporter comme une torche sauvage dans un feu de malédiction. Toute l’Amérique ici, suante, laborieuse, contradictoire, est essorée sous le soleil acerbe du Sud. Elle se découvre dans une langue aussi précise que sarmenteuse, alliant l’ellipse à la littéralité, la pudeur à la brutalité.

L’Amour en saison sèche (Rue d'Ulm, 2022)
Shelby FOOTE

« Rencontre avec Piero della Francesca »

Stéphane Capelle, librairie Compagnie, Paris 5e

IL Y A DANS LA COLLECTION « Versions françaises » fondée par Lucie Marignac une idée qui prévaut, essentielle aux yeux de tout lecteur, à savoir qu’un livre peut un jour dans votre vie, dans votre parcours, professionnel ou personnel, s’installer comme une évidence, comme un bouleversement sensible et intellectuel, devenir celui qui a été écrit pour vous, pour cette rencontre. J’ai découvert Piero Calamandrei il y a quelques années avec son Inventaire d’une maison de campagne, œuvre majeure, mais rien ne pouvait dépasser dans son édition française et avec sa postface de Carlo Ossola ma Rencontre avec Piero della Francesca. Dans ce texte, Calamandrei s’inquiète, alors que la guerre impose ses dernières fureurs, du sort réservé à une fresque du peintre toscan recluse dans une petite chapelle, la Madonna del Parto, œuvre d’une sidérante beauté et modernité. Avec élégance et érudition, il offre une réflexion d’une grande finesse sur les notions du beau, du sublime et de la fragilité. Un regard d’une grande intelligence sur la pérennité des œuvres face au temps, celles dont le souvenir ne peut s’étioler.

Rencontre avec Piero della Francesca (Rue d'Ulm, 2023)
Piero CALAMANDREI

« La Société de défiance »

Luc Arrondel, directeur de recherche au CNRS
Professeur à l’École d’économie de Paris

FAIRE COHABITER aux éditions Rue d'Ulm La Société de défiance, best-seller de la collection depuis 2007, maintes fois retiré puis réédité en 2016, avec un livre (en fait une trilogie) sur L’Argent du football n’allait pas de soi. Longtemps méprisé par les élites intellectuelles, le beautiful game, pourtant sport le plus populaire de la planète, n’est pas considéré comme un sujet noble dans le monde académique. « Trop facile », disait Pierre Bourdieu. C’est toute l’intelligence et la curiosité de Daniel Cohen d’y avoir vu un véritable objet économique, digne d’un opuscule du Cepremap. Avec humour, il voyait dans le football « quelque chose d’un peu Robin des bois, où les gosses venus de nulle part prennent l’argent de la caisse ». C’est fort bien résumé. Contrairement à une antienne médiatique, l’économie du football ne fonctionne pas comme la société : l’argent qu’il génère – faible au regard de la passion des supporters – va moins dans les poches des propriétaires que dans celles des shorts des joueurs, les véritables travailleurs du jeu. De quoi faire reculer un peu une défiance française par ailleurs à son apogée.

La Société de défiance
Comment le modèle social français s'autodétruit (Rue d'Ulm, 2016)
Yann ALGAN
et Pierre CAHUC

« Le Salaire de la confiance »

Florence Weber
Professeure émérite de sociologie et d’anthropologie à l’ENS
Centre Maurice Halbwachs

DES MULTIPLES FACETTES de mon métier d’ethnographe, j’ai toujours aimé l’enquête et l’effervescence de sa transmission, la joie de la découverte collective, le plaisir solitaire de l’écriture. C’est tardivement que j’ai découvert l’importance stratégique de l’édition en français pour alimenter le débat public en France et réduire le fossé entre la langue usuelle et la langue du pouvoir. Lors d’une réunion annuelle de l’American Anthropological Association, j’ai écouté Emily Martin, l’une des plus puissantes anthropologues américaines, inconnue en France. Ce fut le premier livre de la collection « Sciences sociales », ma vie avec les éditions Rue d’Ulm avait commencé. Pour chaque ouvrage, le travail était immense, le résultat merveilleux, nous étions rôdées. Première étape : convaincre Lucie Marignac. Pour les ouvrages collectifs, deuxième étape : faire exister un collectif, c’était dans mes cordes. Troisième étape : polir le manuscrit, fabriquer l’objet, c’était son métier et elle m’y associait avec ténacité. Le Salaire de la confiance a réuni des auteurs étudiants dans une ethnographie économique de l’État à l’échelle locale, magnifiée par les photographies de Jean-Robert Dantou, afin d’éclairer les enjeux de l’aide à domicile dans la France d’après 2010. L’ouvrage a eu quelque écho dans les milieux concernés et pas seulement dans le milieu académique.

Le Salaire de la confiance
L'aide à domicile aujourd'hui (Rue d'Ulm, 2014)
Florence WEBER
Loïc TRABUT
et Solène BILLAUD (dir.)

« De la précarité à l'autoexclusion »

Jean Furtos, ancien chef de service en psychiatrie, Centre hospitalier Le Vinatier, Lyon-Bron
Membre permanent de l’Association mondiale de psychiatrie sociale (WASP)

Donner une conférence dans le grand auditorium de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, en avril 2009, sur le thème de la précarité, à l’invitation de la Ligue des droits de l’Homme et d’autres associations ; puis répondre aux questions d’une assistance nombreuse composée de membres d’Emmaüs, de SDF, d’enseignants et d’élèves de l’École – cela a constitué une rare et belle rencontre ! Conférence et échanges ont été publiés la même année dans la collection « La rue ? Parlons-en ! » des éditions Rue d’Ulm sous le titre De la précarité à l’autoexclusion. Sept retirages plus tard, Lucie Marignac, toujours aussi impliquée, a programmé en 2013 une nouvelle édition actualisée augmentée d’une préface et d’une postface : car la précarité n’est pas devenue obsolète, elle s’est étendue bien au-delà des « grands précaires » et s’est mondialisée. C’est une entrée pour comprendre, sans moralisation inutile, la société dans laquelle nous vivons : souffrance au travail, hyperindividualisme et désengagement, paranoïa et phobie sociale, perte de la notion d’avenir au-delà de l’urgence et du temps court... Une précarité contemporaine qui explique la gestion de la pandémie de 2020, comme je l’ai montré dans Pandémie et biopouvoir, un essai commandé peu après par les éditions Rue d’Ulm avec lesquelles j’ai été heureux de retravailler.

De la précarité à l’autoexclusion (Rue d'Ulm, 2023)
Jean FURTOS