Le thermomètre de Foucault

Journée d'étude

Dans sa généalogie des savoirs biopolitiques, Michel Foucault a beaucoup parlé des milieux mais peu du climat. Pourtant, les notions de milieu et de climat sont souvent confondues au 19e siècle pour décrire les conditions d’existence d’un vivant qui rendent possible l’intervention d’un pouvoir. Mais si la notion de milieu conduit à contrôler les flux, comme le font les sciences de la population, celle de climat conduit à contrôler les températures, comme le font les sciences de l’acclimatation. 
Peut-on relire Michel Foucault à partir de la notion de climat, qui a pris un sens nouveau avec les mesures du réchauffement climatique ? En quoi la mesure de la température par des outils technologiques conduit-elle à interroger le moteur de la temporalité historique ? 
The Forge of Vulcan Cornelis Bos Netherlandish 1546
The Forge of Vulcan, Cornelis Bos Netherlandish (1546), MET Museum

Une telle question permet de revenir sur les relations entre Michel Foucault et Claude Lévi-Strauss. La distinction entre « sociétés froides » et « sociétés chaudes » renvoyait pour celui-ci à des modèles thermodynamiques différents d’insertion de l’évènement dans une structure qui lui préexiste. Foucault s'y réfère via Furet et ́la distinction entre une "histoire chaude", où l'observateur investit les mêmes discours que les acteurs, et une "histoire froide", que l'on peut approcher avec la même distance que l'ethnologue aborde les mythes des sociétés qu'il étudie. Il n'est pas question ici non plus de réchauffement climatique, mais d'usages de la métaphore du chaud et du froid et du modèle de la thermodynamique pour penser les modalités par lesquelles les sociétés contiennent ou opèrent leur transformation et son rythme. Peut-on dire alors que Foucault, en faisant une ethnologie des sociétés européennes, a refroidi notre histoire pour mieux diagnostiquer notre présent ? Quels seraient les objets et les terrains pour lesquels il serait urgent aujourd’hui de refroidir l’histoire ?

Programme 

Faire l’histoire des sociétés chaudes

Modération : Jean-Claude Monod (CNRS-ENS Paris)

9h : accueil et présentation par les organisateurs

Remarques introductives : Le chaud et le froid entre anthropologie structurale et généalogie de l’actualité : pour un paradigme « thermopolitique » ? Jean-Claude Monod (CNRS-ENS, Paris)

9h30 : Les chaleurs limites. Généalogie des seuils de température humide.
Grégoire Chamayou (CNRS-ENS Paris)

10h15 : Du pouvoir cynégétique à la cryopolitique : transformations des techniques des chasseurs de virus
Frédéric Keck (CNRS-EHESS Paris)

La notion de biopolitique proposée par Michel Foucault à la fin des années 1970 ne considère les relations entre les humains et les autres animaux que de façon métaphorique à travers la notion de pouvoir pastoral. Depuis son « tournant ontologique », l’anthropologie aborde ces relations comme des réalités qui transforment les techniques de pouvoir. En prenant le terme de transformation au sens que lui donne Claude Lévi-Strauss, c’est-à-dire comme une inversion dans les polarités structurales qui orientent les relations entre les vivants dans un environnement, je montrerai comment les techniques des chasseurs de virus se transforment en passant de ce que Grégoire Chamayou appelle un « pouvoir cynégétique », défini comme la capacité à prendre le point de vue de sa proie pour la traquer et ce qu’Emma Kowal et Joanna Radin appellent une « cryopolitique », définie comme la capacité à prélever des échantillons sur les êtres vivants pour les conserver dans une forme de « vie latente ». J’interrogerai alors les formes d’émancipation qui sont possibles au sein de ces techniques qui utilisent la chaîne du froid pour capturer et conserver les vivants.

11h-11h15 : pause

11h15 : L'histoire foucaldienne de la gouvernementalité : une nouvelle 'ethnographie interne de notre culture' ?
Florence Hulak (Université Paris 8)

Cette intervention entend revenir sur la théorie de l'histoire associée à l'étude des gouvernementalités, que Foucault a peu explicitée. Alors que l'on associe en général surtout le dialogue Foucault/Lévi-Strauss à la période archéologique, je voudrais montrer que Foucault s'efforce en réalité toujours de répondre au défi lévi-straussien consistant à faire l'ethnographie des sociétés chaudes, dont la particularité est de produire des "grille d'intelligibilité" du réel qui sont aussi des principes de transformation du réel. Mais il se heurte, dans la réalisation de ce projet, à certaines difficultés théoriques qu'il faudra éclairer.

12 h : L’ethos du moderne, le regard de l’anthropologue. Foucault, Lévi-Strauss et l’enjeu du présent
Giuseppe Al Majali (ENS Paris)

Le problème de la modernité est central aussi bien dans l’œuvre de Lévi-Strauss que dans celle de Foucault. Si dans le premier cas, il se manifeste de manière plus latente, il est bien plus explicite dans l’œuvre de Foucault, qui en propose une thématisation claire à plusieurs endroits. L’une des plus célèbres concerne la définition de l’épistème moderne dans Les mots et les choses (1966), où l’ethnologie occupe une place privilégiée. Une deuxième occurrence remarquable peut paraître à première vue plus éloignée des travaux de Lévi-Strauss, car elle apparaît dans les derniers textes de Foucault (1978-1984) où sa réflexion constante sur l’histoire se concentre sur la définition de l’acte critique du « diagnostic du présent ». Nous nous proposons de comparer les deux auteurs autour de ce deuxième axe éthique, à partir du célèbre texte « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1978) où Foucault définit la modernité moins comme une rupture historique que comme un certain ethos à l’égard de son propre présent, ethos qui refuse avant tout de se renfermer dans le choix d’être « pour ou contre » la modernité. Notre hypothèse consiste à voir dans la posture foucaldienne une série d’analogies avec l’attitude esthétique de la sagesse anthropologique de Lévi-Strauss. Nous comparerons l’ethos du moderne et le regard éloigné de l’anthropologue dans leurs points de contact, de rupture et dans leurs éclaircissements réciproques. De l’anthropologie comme ethos critique, à l’ « ontologie du présent » comme technique de refroidissement de l’histoire, nous croiserons ces deux chemins de pensée autour du problème de la modernité comme rapport au présent.

Population et climat dans la biopolitique

Modération : Judith Revel (Université Paris 1-Panthéon Sorbonne)

14h30 : Le baromètre démographique : de Lévi-Strauss à Foucault, en passant par Chakrabarty
Luca Paltrinieri (Université de Rennes)

Les craintes de Lévi-Strauss concernant la surpopulation mondiale sont bien connues : elles s’inscrivent dans un zeitgeist de l’après-guerre que certains ont qualifié de « moment malthusien » ou d'emballement « démo-ressourciste » (1945-1974). La démographie pourrait toutefois jouer un rôle plus profond dans l’anthropologie structurale si l’on prend au sérieux la limitation populationnelle des sociétés « froides » face à la croissance illimitée des sociétés « chaudes », l’héritage rousseauiste de Lévi-Strauss, ainsi que son indifférence au seul problème des ressources : tout se passe en effet comme si la répartition humaine dans l’espace, la pression démographique ou encore la densité insuffisante jouaient un rôle dans l’organisation (ou la désorganisation) de la pensée. Problématisant la « population » comme un niveau de pertinence propre à la gouvernementalité libérale, Foucault considère au contraire la question démographique comme un aspect du gouvernement des sociétés par elles-mêmes, à intégrer dans une histoire de la biopolitique. Dans les deux cas, nous le verrons, la réflexion sur la démographie humaine n’est pas sans rapport à la question environnementale, voire climatique, mais les deux styles de réflexion ne sont ni homogènes ni réductibles à une perspective globale. Il convient alors de les comparer à la lumière de l’observation plus récente de Dipesh Chakrabarty, pour qui, même en abandonnant explicitement les perspectives néo-malthusiennes, la population demeure « l’éléphant dans la pièce » du moment planétaire.

15h15 : L’autolimitation climatique et écologique au risque de Foucault
Ferhat Taylan (Université de Bordeaux)

Au cours de des années 1970, tandis que Foucault formule ses concepts de biopolitique et de gouvernementalité libérale, l’émergence de la question climatique sur la scène politique mondiale donne lieu à une problématisation progressive des « limites » des actions humaines sur la planète. Qu’il s’agisse des « limites de la croissance » en 1972, des efforts de limiter le réchauffement climatique mondiale à moins de 2°C par les Conventions de Rio en 1992, ou de la proposition plus récente des « limites planétaires », la question climatique émergente se trouve encastrée dans une réflexion sur la limitation, voire de l’autolimitation, face aux défenseurs d’un illimitisme technosolutionniste et/ou climatosceptique. Ce thème était également présent dans la réflexion écopolitique en France dans cette période, chez Gorz et Castoriadis, qui tentèrent de formuler une écologie politique sous forme d’une autolimitation démocratique, en prenant chacun des distances théoriques à l’égard de Foucault. A partir de ce contexte, cette intervention a pour objectif d’analyser la manière dont les problématiques foucaldiennes de la biopolitique et de la gouvernementalité s’articulent avec les questions relatives à la limitation et à l’autolimitation climatique et écologique, en mettant en lumière les principales zones de tension qui en découlent.

16h-16h15 : pause

16h15 : Biopolitiques et écopolitiques à la lumière du climat
Andrea Angelini (Université Paris 8)

À partir de quelques repères historiques autour de la co-constitution des discours anthropologique, biologique et géographique, entre la fin du XVIIIᵉ et le XIXᵉ siècle, nous voudrions soutenir l'opportunité d’élargir et de pluraliser, dans une perspective à la fois écologique et coloniale, le chantier ouvert par les études foucaldiennes sur la biopolitique. Les recherches récentes en histoire des sciences et des techniques, ainsi qu’en histoire environnementale, invitent à reconsidérer les différentes formes modernes de "réflexivité" concernant les relations socio-environnementales et anthropozoologiques. Cela conduit à repenser à la fois les espaces visés par ces technologies de gouvernement et les vivants, humains et non humains, qui les habitent. Les liens entre le développement des technologies biopolitiques et ce qu’on pourrait appeler des éco-politiques (Lascoumes) permettent d’accorder une nouvelle centralité au rôle du climat, à la fois comme objet de science et de préoccupations gouvernementales, et d'investiguer les significations très diverses que cette notion assume dans les transformations des "savoirs de l’environnement" entre le XVIIIᵉ et le XXᵉ siècle. Dans le cadre limité de cette intervention, nous nous concentrerons sur la dimension globale acquise par les études sur le climat dès le XIXᵉ siècle, ainsi que sur leurs transformations au XXᵉ. Nous aborderons notamment la notion de biosphère et sa reprise dans l’écologie globale de la seconde moitié du XXᵉ siècle, moment où écologie et sciences du climat nouent une nouvelle alliance. Enfin, il s’agira de réfléchir au rôle différent des sciences biologiques au sein d'une écopolitique centrée sur les sciences du climat et les Earth System Sciences, dans le contexte plus large du tournant systémique de l’écologie après la Seconde Guerre mondiale. Nous tenterons ainsi de mesurer quelques-uns des enjeux épistémologiques et politiques liés à l'envergure que la climatologie a acquise dans les débats écologiques contemporains, de réfléchir sur son importance ainsi que sur ses aspects problématiques.

17h : Thermal (Dis)Comfort in Bahrain: How Air-Conditioning Changed Everything (en ligne)
Marwa Koheji (New York University, Abu Dhabi)

In the Arab Gulf, air-conditioning consumes about 60% of the domestic consumption of electricity. Yet, the ascendency of this technology is far from simple. Beyond simply providing coolness, air-conditioning transformed life as people knew it. In a remarkably short period of time, this seemingly innocent device reshaped houses, cities, practices of daily life, social relations, and even, bodies. Today, one can argue there is no society that is more air-conditioned than in the Gulf, where even the outdoors is being air-conditioned. This talk brings historical and ethnographic insights to explore how and why air-conditioning became ubiquitous in the Gulf and to what social and material consequences.

Mis à jour le 3/12/2025