Félicitations à Cécile Charrier, lauréate de la 20e édition du Prix Irène Joliot-Curie

La neurobiologiste remporte le prix de la « Jeune Femme scientifique »

Neurobiologiste, Cécile Charrier est cheffe de l’équipe « Développement et Plasticité de la Synapse » à l’Institut de Biologie de l’ENS (IBENS) et l’une des 5 lauréates du Prix Irène Joliot-Curie 2021. Une reconnaissance pour ses recherches, qui s’intéressent à l’impact des mutations génétiques apparues au cours de l’évolution humaine et aux mécanismes fondamentaux du développement et de la plasticité des synapses. Deux étapes essentielles pour comprendre la vulnérabilité du cerveau humain aux maladies et en particulier aux troubles du neuro-développement, et mieux soigner certaines pathologies cérébrales.
Cécile Charrier, à l’Institut de Biologie de de l’ENS-PSL
Cécile Charrier, à l’Institut de Biologie de de l’ENS-PSL

86 milliards. C’est le nombre de neurones en moyenne dont disposerait le cerveau humain au meilleur de ses capacités. Pour transmettre l’information dans cet incroyable labyrinthe, chaque neurone possède entre 10 000 à 20 000 synapses assurant les connexions entre les cellules nerveuses, émettant jusqu’à 100 milliards de millions d’impulsion par seconde.
Lors d’une impulsion, l’activité électrique arrive au niveau de la terminaison de l’axone (1) et provoque la libération du neurotransmetteur au niveau de la « zone active » telle qu’elle a été. Le neurotransmetteur libéré, un composé chimique, va se diffuser dans un laps de temps de l’ordre de la milliseconde et dans un espace étroit d’environ 30 nanomètres, soit 30 milliardièmes de mètres, pour aller se fixer sur des récepteurs qui à leur tour induisent ou modulent un signal électrique. (2)

Ces connexions, au cœur de la machine humaine, la neurobiologiste Cécile Charrier les étudie depuis presque une vingtaine d'années. La cheffe d’équipe à l’Institut de Biologie de l’ENS cherche aujourd’hui à comprendre comment de nouveaux gènes, apparus au cours de l’évolution humaine, modifient le développement et la plasticité de ces fameuses synapses. Des recherches qui lui valent de recevoir aujourd’hui le prestigieux Prix Irène Joliot-Curie (Prix Jeune Femme scientifique).

L’influence de l’environnement sur le cerveau

« Les synapses sont des nanomachines qui transmettent et traitent l'information entre les neurones. L’une de leurs principales caractéristiques est leur plasticité. Elles gardent des traces de l’activité passée qui sont au cœur de tous les processus de mémoire et d'apprentissage », explique Cécile Charrier.

Schéma simplifié d’une transmission d’information entre deux neurones. À droite, détail d’une synapse © Wikimedia, licence Creative Commons
Schéma simplifié d’une transmission d’information entre deux neurones. À droite, détail d’une synapse © Wikimedia, licence Creative Commons

Chez l’Homme, les synapses présentent des spécificités, en particulier dans une région du cerveau qu’on appelle le néocortex. Cette région, la plus récente du point de vue de l’évolution, est considérée comme le siège des fonctions cognitives supérieures. Plus précisément, les synapses humaines y sont plus nombreuses, elles forment des circuits plus divers, elles se développent sur des périodes beaucoup longues et elles peuvent intégrer beaucoup plus d’informations.

« Ces caractéristiques renforcent l'influence de l'environnement sur le développement du cerveau et permettent la formation de circuits complexes, qui soutiennent les capacités cognitives humaines », précise Cécile Charrier. Elles contribuent également à la vulnérabilité du cerveau humain aux troubles neuro-développementaux comme l’autisme et les déficiences intellectuelles, ou aux maladies neurodégénératives. « L’objectif de nos recherches est de comprendre, au niveau cellulaire et moléculaire, comment des mutations génétiques qui sont apparues au cours de l’évolution humaine impactent les mécanismes fondamentaux du développement et de la plasticité des synapses », explique la scientifique.

Genèse des travaux primés aujourd'hui

Le projet de recherche que conduit Cécile Charrier s’appuie sur une expertise de la biologie des synapses acquise en thèse (effectuée au Laboratoire de biologie cellulaire de la synapse dans le département de biologie de l’ENS sous la direction d’Antoine Triller) ainsi que sur les travaux pionniers qu'elle a menés pendant son postdoctorat aux États-Unis. La scientifique a en effet découvert qu’un gène apparu au moment de la séparation entre Australopithecus et Homo, il y a environ 2,4 millions d’années, a contribué à l’émergence de caractéristiques typiques des synapses humaines ; en particulier le prolongement de leur période de maturation (la néoténie) et l’augmentation de leur densité.

Neurone cortical dont les synapses sont marquées par des protéines fluorescentes. Cette image illustre la diversité moléculaire des synapses dans les arborisations dendritiques. (© Marine Depp)
Neurone cortical dont les synapses sont marquées par des protéines fluorescentes. Cette image illustre la diversité moléculaire des synapses dans les arborisations dendritiques. (© Marine Depp)

« Depuis la création de mon groupe de recherche en 2013, nous avons montré que ce gène spécifiquement humain, appelé SRGAP2C, régule de manière coordonnée le développement des synapses excitatrices et inhibitrices, ce qui est crucial pour préserver l’intégrité neuronale dans un contexte de modifications synaptiques majeures », explique Cécile Charrier.

La chercheuse et son équipe ont utilisé ces résultats comme point de départ pour identifier des voies moléculaires susceptibles d’être régulées différemment dans les neurones humains, et pour comprendre les bases cellulaires et moléculaires des régulations induites par le gène humain SRGAP2C. « Nous avons ainsi montré que SRGAP2C régule la vitesse d’assemblage des machineries synaptiques, et découvert un mécanisme inattendu de la formation des circuits corticaux ciblé à différents niveaux au cours de l’évolution humaine », indique Cécile Charrier. Les chercheurs ont aussi développé une technique de microscopie corrélative optique et électronique tridimensionnelle (3D-CLEM) de pointe, permettant de caractériser l’ultrastructure des synapses, c’est-à-dire leur morphologie, suivant leur signature moléculaire et les neurones qu’elles connectent dans le cerveau.

Les propriétés qui distinguent les neurones et les synapses humaines des autres espèces de primates ou de mammifères pourraient augmenter les possibilités de stockage et la flexibilité du traitement de l’information dans les réseaux corticaux. Elles pourraient ainsi contribuer à la richesse des interactions sociales et culturelles, ainsi qu’aux capacités cognitives. Dans ce contexte, l’identification des mécanismes moléculaires par lesquels des mutations génétiques apparues dans la lignée humaine, telles que SRGAP2C, régulent le développement des synapses pourrait ouvrir de nouvelles voies pour la compréhension des troubles neurodéveloppementaux ou psychiatriques. (2)

Aujourd’hui, les travaux de Cécile Charrier et de son équipe s’étendent à d’autres gènes spécifiquement humains, et interrogent leurs relations avec les gènes régulés par l’activité synaptique, qui sont à l’interface entre le cerveau et l’environnement. « Nous recherche explorent des voies moléculaires à la croisée des chemins entre l’évolution de l’homme et les maladies du cerveau », résume la scientifique enthousiaste.

Reconstruction tridimensionnelle d'une dendrite, prolongement ramifié du neurone, en microscopie électronique. Les dendrites des neurones pyramidaux du cortex sont couverts d'épines qui forment les synapses excitatrices. (© Olivier Gémin)
Reconstruction tridimensionnelle d'une dendrite, prolongement ramifié du neurone, en microscopie électronique. Les dendrites des neurones pyramidaux (3) du cortex sont couverts d'épines qui forment les synapses excitatrices. (© Olivier Gémin)

Moment fondateur

Lorsqu’on demande à Cécile Charrier quel événement l’a particulièrement marqué dans sa carrière, elle pioche dans ses nombreux souvenirs du département de biologie de l'ENS. En 2003, encore étudiante elle effectue un stage dans le laboratoire d’Antoine Triller qui tente, avec l’équipe de Maxime Dahan au département de physique, de mettre au point une technique de suivi de particules uniques en temps réel utilisant des quantum dots, des sondes fluorescentes stables et brillantes de très petite taille.

L’objectif ? Pouvoir suivre les récepteurs aux neurotransmetteurs « entrer » et « sortir » des synapses par diffusion latérale, afin d’étudier les mécanismes responsables de leur accumulation aux synapses. « Cela n’avait jamais été fait auparavant », explique Cécile Charrier. « À l’époque, le laboratoire n’avait pas de microscope adapté et nous préparions les échantillons au département de biologie puis nous traversions la rue pour utiliser celui du département de physique », raconte-t-elle. « Au début du stage, les expériences ne marchaient pas, on ne détectait aucun signal », poursuit la scientifique. Puis les chercheurs ont aperçu les récepteurs briller et bouger à la surface des neurones, « comme des étoiles dans la galaxie » se rappelle Cécile Charrier. « C’était un grand moment pour les deux laboratoires. Et je suis restée dans l’équipe d’Antoine Triller jusqu’à la fin de ma thèse ». Une formidable expérience pour la chercheuse, qui la convainc « de la puissance des interactions entre biologistes et physiciens et des vertus de la persévérance ».

Cette découverte a mis au jour un paradoxe entre la stabilité des connexions synaptiques, dont la durée de vie peut être de plusieurs mois ou plusieurs années, et la dynamique de leurs constituants qui sont renouvelés en permanence. « Tout était à faire d’un point de vue méthodologique et conceptuel. Les résultats qui ont été obtenus depuis avec cette technique ont radicalement transformé notre compréhension de la synapse », précise la scientifique. Ce fut un moment « fondateur » pour la suite de la carrière de celle qui est aujourd’hui la lauréate du prix Irène Joliot-Curie, un prix qui récompense des parcours exemplaires de femmes scientifiques dans la recherche publique et privée.

Combattre les biais cognitifs qui pèsent encore sur les femmes

 « En biologie, les étudiantes en thèse sont nombreuses, les post doctorantes aussi, mais les femmes sont encore largement sous-représentées dans les postes de chefs d’équipe et de direction, avec des disparités importantes suivant les domaines de la biologie » observe la scientifique qui rappelle également que les femmes représentent aujourd’hui 61% des effectifs étudiants en Sciences de la vie, contrairement à des disciplines comme la physique ou les mathématiques, (4).

Pourquoi plus que les hommes quittent-elles le monde de la recherche ou ne postulent pas - ou moins - aux appels d’offres ? « Un élément de réponse tient sûrement à la durée des postdoctorats. Elle s’est beaucoup allongée ces 10 dernières années tandis que le nombre de postes a diminué. Cela pénalise particulièrement les femmes. La période où elles doivent être les plus productives, les plus compétitives, correspond aussi à la période où elles fondent leur famille, où elles ont des enfants. » Pour la chercheuse, il faut trouver des solutions pour les retenir, mais « il faut aussi combattre les biais cognitifs qui défavorisent systématiquement les femmes » ajoute-t-elle. « L’Union Européenne fait des efforts importants pour former les évaluateurs contre ces biais mais ce n’est pas suffisant et il reste beaucoup à faire », estime la chercheuse.

Pour les étudiantes et les jeunes chercheuses, « il n’est pas toujours facile de se projeter en tant que femme dans la recherche. Il n’y a probablement pas encore suffisamment de role-models. Il faut continuer de témoigner que l’on peut être une femme, avoir des enfants et faire de la recherche de haut niveau. Ce n’est pas du tout exceptionnel. C’est vrai que le parcours est exigeant mais nous bénéficions d’une très grande liberté, nous poursuivons ce qui nous passionne. Ça reste un métier de rêve. »

Être chercheur est un immense privilège. C’est une aventure scientifique et humaine.

À toutes celles et ceux qui voudraient poursuivre une carrière dans la recherche, la scientifique conseille d’être attentifs dans le choix des stages, « cruciaux » pour la suite. « Il est important de choisir des laboratoires qui étudient des questions scientifiques qui vous passionnent et qui apporteront l’encadrement et l’environnement dont vous avez besoin pour vous épanouir et réussir. Lire la littérature scientifique est aussi très important pour développer son esprit critique et construire un projet original », conclut-elle.

 

(1)    L’axone est le prolongement du neurone qui conduit le signal électrique du corps cellulaire vers les zones synaptiques.

(2)    Source : Rôle de la duplication partielle du gène SRGAP2 dans l’évolution et le développement du cerveau humain, Cécile Charrier et Franck Polleux, Médecine/Sciences, 12 novembre 2012

(3)    Un neurone pyramidal est appelé ainsi à cause de sa forme : le corps cellulaire de ce neurone est triangulaire. Les neurones pyramidaux peuvent avoir un nombre important de dendrites, ce qui signifie qu'ils peuvent recevoir beaucoup d'informations. Ils peuvent transmettre un message pour commander volontairement un geste : ce sont donc des neurones efférents du cortex moteur. Source : futura-science.com

(4)    Source : Enseignement supérieur, recherche et innovation – Vers l’égalité femmes-hommes ? Chiffres clés (2019)

 

 

Bio express :  « Savoir comment ça marche »

Véritablement passionnée par son métier, Cécile Charrier admet volontiers « ne pas se souvenir avoir voulu faire autre chose » et avoir toujours été « très intéressée » par les mécanismes, les cellules, le vivant et l'humain. « Je voulais savoir "comment ça marche" » explique-t-elle avec simplicité. La chercheuse se souvient encore de l’émulation suscitée par ses tout premiers cours de génétique au collège. « J’ai quitté le lycée en ayant une idée claire de ce vers quoi je souhaitais m’orienter », affirme-t-elle. « Même si ma vision de la biologie et de la recherche était très partielle, mon domaine de prédilection était déjà la neurobiologie cellulaire et moléculaire ».

Après son bac, Cécile Charrier s’oriente donc vers un DEUG de biologie à l’université d'Orsay (aujourd’hui université Paris-Saclay) puis intègre l'ENS dans le cadre du magistère interuniversitaire de biologie. « Lorsque j'ai effectué mes premiers stages, à l’université et surtout ensuite à l'École normale, j’ai découvert que la vie dans les laboratoires était encore mieux que ce que j'avais pu imaginer. Je me suis sentie complètement dans mon élément », se rappelle la chercheuse. « La biologie a cet avantage d'être un champ scientifique finalement assez littéraire, parce que l’écriture occupe une place importante et que chaque projet d’une certaine manière raconte une histoire », justifie-t-elle. « J’aime le côté artisanal et le côté intellectuel. C’est aussi une discipline très ouverte, avec de nombreuses passerelles vers la médecine, les sciences dures et les sciences humaines. »

Après avoir effectué un postdoctorat aux États-Unis de 2010 à 2013 dans le laboratoire de Franck Polleux, d’abord à l’Université de Caroline du Nord puis au Scripps Research Institute en Californie, Cécile Charrier rentre en France en 2013 avec le soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR) pour démarrer un projet de recherche autonome à l’Institut de Biologie de l’ENS. Elle obtient ensuite un poste à l'institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), puis un financement ERC starting en 2018. Depuis 2020, elle dirige l’équipe « Développement et Plasticité des synapses » à l’IBENS après avoir répondu à un appel d’offre international visant à recruter de nouvelles équipes. La même année, elle devient également membre du programme EMBO young investigator, qui accompagne les jeunes chefs d’équipe de recherche ayant déjà démontré leur indépendance scientifique.

« L'institut de Biologie de l'ENS (IBENS) est une unité de recherche mixte Inserm, CNRS et ENS. C’est un institut pluridisciplinaire entièrement dédié à la recherche fondamentale, ce qui est devenu assez rare », constate Cécile Charrier. « Cette pluridisciplinarité, qui est liée à l’ENS, crée un environnement scientifique très riche ». Pour la scientifique, les recherches menées à l’IBENS « sont d'une originalité et d'une qualité qu'on trouve rarement ailleurs » et permettent de voir au-delà de son champ disciplinaire, « ce qui est très stimulant ». Cécile Charrier apprécie aussi « la taille humaine » de l’institut où les interactions entre les équipes sont faciles et permettent une certaine proximité de travail avec les étudiants, « une chance pour les laboratoires comme pour eux », estime-t-elle.