« On ne peut comprendre le monde qui nous entoure que comme un tout »

Rencontre avec Hélène Morlon, médaille d’argent CNRS 2021

Hélène Morlon est directrice de recherche au CNRS et responsable de l’équipe Modélisation de la biodiversité à l’Institut de Biologie de l’ENS-PSL (IBENS). L’objectif de ses travaux ? Mieux comprendre comment les changements environnementaux du passé ont influencé la biodiversité et réciproquement, pour appréhender les changements environnementaux actuels. Des recherches novatrices, à la croisée des mathématiques et de la biologie qui lui ont valu d’être récompensée par la prestigieuse médaille d’argent du CNRS en 2021.
Hélène Morlon
Hélène Morlon

Directrice de recherche au CNRS, Hélène Morlon est également responsable de l’équipe Modélisation de la Biodiversité à l’Institut de Biologie de l’ENS-PSL (IBENS). Celle qui a longtemps hésité entre une formation en mathématiques et en biologie jongle aujourd’hui au quotidien avec les deux disciplines.

 

Comprendre le passé pour anticiper l’avenir

Son équipe de recherche s’intéresse en particulier à trois processus qui influencent la diversité des espèces vivantes de notre planète : la spéciation, c’est-à-dire la formation de nouvelles espèces, l’extinction et l’évolution des phénotypes, qui englobent l’ensemble des traits observables des organismes comme, par exemple, taille corporelle ou la morphologie. « La vitesse à laquelle ces processus ont eu lieu dans le passé, ou « taux évolutifs » jouent un rôle primordial à la fois dans les variations passées de la diversité et dans ses niveaux actuels », explique Hélène Morlon. « La particularité de nos recherches est de développer des modèles probabilistes qui permettent d’estimer ces taux évolutifs à partir de données actuelles. » Par exemple, l’étude de l’ADN d’espèces actuelles permet de reconstruire la séquence des événements de spéciation qui se sont succédés depuis l’ancêtre commun à ces espèces. Leurs phénotypes et les distributions actuelles permettent de reconstruire les phénotypes et les distributions ancestrales. Une véritable remontée dans le temps dans l’histoire de la biodiversité, appliquée par les scientifiques à de nombreuses espèces : « nous appliquons nos modèles à une variété d’organismes, allant des vertébrés terrestres tels que les mammifères et les oiseaux au plancton marin, étudié par l’expédition scientifique Tara Océans, et même au microbiote intestinal » détaille la chercheuse.

Au sein de l’équipe Modélisation de la Biodiversité, Hélène Morlon est spécialiste d’une branche particulière de la biologie évolutive, la macroévolution. Ce champ d’études s’intéresse à l’histoire évolutive de groupes d’espèces sur des temps longs. À l’histoire évolutive des mammifères au cours du Cénozoïque, par exemple, c’est-à-dire au cours de ces 65 derniers millions d’années, ou encore aux grandes radiations évolutives, c’est à dire la diversification rapide d'espèces et de leurs traits écologiques. « Historiquement ces recherches ont été menées par des paléontologues travaillant sur le registre fossile », précise Hélène Morlon. « L’approche « néontologique » que je mène, qui consiste à étudier ces questions à partir de données actuelles, existe depuis une trentaine d’années. » Les enjeux de cette approche récente sont de taille : les scientifiques travaillent à des outils de récolte et d’analyse de données les plus performants possibles qui combinent des éléments fossiles et des informations sur des espèces actuelles. Ces recherches permettent ainsi de comprendre progressivement comment les changements environnementaux du passé ont influencé la biodiversité, et vice versa. Elles sont centrales aussi pour comprendre et anticiper les changements environnementaux de notre époque.

Illustration de la radiation évolutive des thraupidés. À gauche: les thraupidés sont une famille de passereaux qui présente une extraordinaire diversité d’espèces et de traits morphologiques. À droite : phylogénie du groupe, qui, associée aux traits des espèces actuelles et aux modèles mathématiques, permet d'identifier les facteurs qui ont favorisé cette radiation.

Illustration de la radiation évolutive des thraupidés. À gauche: les thraupidés sont une famille de passereaux qui présente une extraordinaire diversité d’espèces et de traits morphologiques. À droite : phylogénie du groupe, qui, associée aux traits des espèces actuelles et aux modèles mathématiques, permet d'identifier les facteurs qui ont favorisé cette radiation.

 

Réunir deux passions

Récemment récompensée par la médaille d’argent Talents du CNRS, Hélène Morlon est une scientifique passionnée : « la recherche en écologie évolutive est tout simplement fascinante ! Et surtout, elle satisfait à la fois mon goût pour la formalisation conceptuelle et théorique des mathématiques et mon enthousiasme pour le monde naturel. » Car si Hélène Morlon a réussi à réunir ses deux passions dans son travail, cela n’a pas toujours été aussi simple. La scientifique a longtemps hésité entre une formation en mathématiques et biologie : « à l’époque je ne savais pas qu’on pouvait faire les deux » se rappelle-t-elle. Pour qui envisage une carrière scientifique, comme elle aime à le rappeler, il est important de « bien réfléchir au premiers stages de recherche et à la thèse, d’y réfléchir tôt, et de ne pas hésiter à se faire conseiller par les enseignants, tuteurs et autres ». Des choix qui peuvent s’avérer « difficiles » mais sont « cruciaux » pour le reste de la carrière avertit la chercheuse, qui a fait l’expérience d’une réorientation en cours de parcours.

Originaire du sud de la France, Hélène Morlon a commencé ses études en effectuant deux ans de classe préparatoire Math-Sup / Math-Spé au lycée Thiers à Marseille. Élève à l’ENS de Cachan, elle prépare l’agrégation de mathématiques, qu’elle passe en 2000. « C’est ensuite que j’ai bifurqué vers l’écologie » explique-t-elle.  « En cours de préparation à l’agrégation il y avait un module d’application des mathématiques à d’autres disciplines et, entre autres, il y avait un cours de dynamique adaptative enseigné par Régis Ferrière, qui est professeur à l’ENS et chef d’équipe à l’IBENS. » La chercheuse commence alors à entrevoir les possibilités d’applications mathématiques aux sciences du vivant. Elle bifurque donc vers un DEA – aujourd’hui Master – d’écologie inter-établissements regroupant à l'époque Paris VI, l’ENS, et le Muséum d’Histoire Naturelle. « Ce cours de dynamique adaptative et l’année de DEA en écologie qui a suivi, ont été décisifs pour moi » admet la scientifique. « Au début j’ai plutôt orienté mes recherches vers l’écologie et les sciences de l’environnement, par préoccupation environnementale. L’aspect évolutif a pris une part croissante plus tard. »

Si Hélène Morlon soutient sa thèse en sciences de l’environnement en 2005, c’est en post-doctorat aux États-Unis qu’elle développe ses thèmes de recherche actuels sur la modélisation de la biodiversité. La chercheuse effectue ainsi deux post-docs à cheval sur quatre universités, d’abord avec Jessica Green à UC Merced et l’Université d’Oregon, puis avec Joshua Plotkin et Matthew Potts à UPenn (Philadelphie) et UC Berkeley. À son retour en Europe en 2010, elle rejoint le CNRS et le Centre de Mathématiques Appliquées de l’École Polytechnique. C’est en 2014 qu’elle a l’opportunité de monter son propre groupe de recherche en remportant un appel d’offre « nouvelles équipes » à l’Institut de Biologie de l’ENS. Depuis, la chercheuse est devenue directrice de recherche en 2017. « J’ai de la chance d’avoir un très bon environnement de travail, des étudiants incroyablement doués, et des collègues brillants avec lesquels collaborer, comme Amaury Lambert avec lequel je travaille depuis mes débuts à l’ENS et Chris Bowler qui m’a embarquée dans l’aventure Tara Océans », témoigne Hélène Morlon avec gratitude. La chercheuse est aussi heureuse d’y voir l’interdisciplinarité encouragée, un aspect de la recherche qui lui tient particulièrement à cœur, en tant que mathématicienne et biologiste : « le monde qui nous entoure n’est ni biologique, ni chimique, ni physique, ni économique et social, mais tout cela à la fois ; on ne peut le comprendre que comme un tout. Et les mathématiques sont un formidable outil pour le comprendre. » estime-t-elle. « Le ou la scientifique d’aujourd’hui est souvent très spécialisé pour être à la pointe dans son domaine. Il faut donc travailler en équipe, avec une culture de l’interdisciplinarité », conclut la chercheuse.