Débat : Existe-t-il une sociologie de la démocratisation scolaire ?

Par Jérôme Deauvieau, Professeur de sociologie à l'ENS-PSL

11 Octobre 2020 - The Conversation
Comprendre en quoi le fonctionnement de l’école produit une si grande inégalité scolaire est l’un des défis majeurs posés à la sociologie de l’éducation. Ces dernières années ont vu le développement de travaux qui ont cherché à mieux comprendre la façon dont les inégalités d’acquisitions scolaires se construisent au cœur même des dispositifs pédagogiques.
Classe d'école
©Shutterstock

 Par Jérôme Deauvieau, École normale supérieure (ENS) – PSL

La sociologie de l’éducation est-elle également en mesure de nous éclairer sur des processus qui, à l’inverse, produiraient de l’égalité scolaire ? Peut-elle mettre à jour des pratiques d’enseignement et des formes d’organisations scolaires qui auraient des effets proprement démocratisants ? Existe-t-il, en d’autres termes, une sociologie de la démocratisation scolaire ?

Deux livres récents, l’un publié aux États-Unis et l’autre en France, apportent quelques éléments de réponse à ce sujet. Le premier relate une enquête au long cours menée auprès d’établissements d’enseignement secondaire réputés « innovants ». Ses auteurs, Jal Mehta et Sarah Fine, sont partis en quête de ce qu’on appelle aux États-Unis le « Deeper Learning ».

Ce terme en vogue outre-Atlantique renvoie à une volonté de mettre en place un enseignement profondément renouvelé amenant les élèves à une maîtrise approfondie des savoirs leur permettant de résoudre des problèmes complexes. Les objectifs du « Deeper Learning », selon Mehta et Fine, renvoient à trois dimensions :

  • la maîtrise, qui exprime la capacité des élèves à comprendre la logique interne des savoirs enseignés ;

  • l’identité, qui signifie que les élèves trouvent un intérêt intrinsèque aux savoirs enseignés ;

  • la créativité, qui rend compte de leur capacité à passer de la compréhension d’un phénomène à une production dans le domaine considéré.

Bien que très différent dans sa forme, l’ouvrage collectif Pédagogies de l’exigence. Récits de pratiques enseignantes en milieu populaire, dirigé par Jean‑Pierre Terrail, cherche également les traces dans l’école d’aujourd’hui de pratiques d’enseignement démocratisantes. Le moteur de cette entreprise collective s’alimente des nombreux travaux du directeur de l’ouvrage réalisés depuis les années 1990 sur la question de l’école.

L’étude en sociologue des formes contemporaines de l’inégalité scolaire a en effet conduit Jean‑Pierre Terrail à dégager une conclusion forte : une moindre exigence dans les objectifs fixés aux élèves issus des milieux populaires serait l’obstacle majeur à une véritable démocratisation scolaire. Ce constat l’a amené à proposer à une douzaine d’enseignants de diverses disciplines et exerçant de la maternelle à l’université de décrire la façon dont ils procèdent pour mettre en place un enseignement exigeant envers des publics populaires.

Maîtriser sa discipline

Le premier résultat de l’enquête des sociologues américains peut paraître pour le moins décourageant. La mise en place effective d’un enseignement novateur et exigeant est clairement l’exception et non la règle parmi la trentaine d’établissements enquêtés qui pourtant s’en réclament d’une manière ou d’une autre. La force et l’intérêt de cet ouvrage sont de ne pas s’arrêter à ce constat et de chercher à comprendre les mécanismes qui permettent, dans une minorité d’établissements et de classes estimées à 20 % du corpus, la mise en place effective de ce fameux « Deeper learning ».

 

On y apprend d’abord que ces établissements réellement innovants ont des formes d’organisation pédagogique parfois très éloignées les unes des autres – allant d’établissements expérimentaux inspirés des principes pédagogiques de John Dewey jusqu’à des écoles prônant un style éducatif « strict » pour un public d’élèves des milieux populaires. Tout l’intérêt de l’ouvrage consiste à montrer finement sous quelles conditions institutionnelles certains établissements parviennent, par-delà leur diversité réelle, à remplir les objectifs ambitieux qu’ils se sont fixés.

Qu’apprend-on du côté des pratiques d’enseignement elles-mêmes – ce domaine qui reste bien trop souvent dans l’ombre des débats sur l’école ? Les deux ouvrages convergent fortement en ce qui concerne un point essentiel : le rapport que les enseignants entretiennent à leur discipline d’enseignement.

Mehta et Fine relèvent que les professeurs du secondaire qui parviennent à mettre en place un enseignement véritablement approfondi ont tous une grande maîtrise disciplinaire. Chaque enseignant efficace développe une vision de sa discipline d’enseignement comme un champ ouvert, proche du rapport que les chercheurs entretiennent avec leur discipline.

Cette caractéristique, très visible également dans les récits de pratiques des enseignants français, tranche nettement avec l’idée encore très répandue selon laquelle il existerait une frontière étanche entre de supposées compétences pédagogiques d’une part – sous-entendu d’ordre général – et la maîtrise proprement disciplinaire des savoirs enseignés d’autre part. Cette dichotomie conduit bien souvent à opposer des enseignants prétendument « pédagogues » intéressés par leurs élèves et d’autres qui, se vivant d’abord comme des spécialistes de leurs disciplines, se désintéresseraient des résultats de leur enseignement.

Les analyses de Mehta et Fine tout comme les récits de pratiques enseignantes dans l’ouvrage dirigé par Jean‑Pierre Terrail conduisent à une conclusion fort différente : seule une maîtrise approfondie des enjeux de connaissances et des obstacles épistémologiques propres à un univers de savoir permet aux enseignants de concevoir des séquences pédagogiques pertinentes et exigeantes pour tous les élèves.

Il y a là un point d’appui important pour réfléchir aux modalités d’une formation professionnelle efficace, tout particulièrement dans l’enseignement primaire où la dimension proprement disciplinaire de l’apprentissage du métier reste aujourd’hui encore très peu développée.

 

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La langue scolaire

L’apport essentiel de l’ouvrage collectif français est de permettre aux lecteurs d’entrer plus avant dans l’intimité de pratiques d’enseignements. Comment faire penser et écrire en philosophe des élèves de lycée technologique ? Comment former de manière approfondie de futurs professeurs des écoles ? Faire vivre dans la mixité des pratiques sportives en classe d’éducation physique et sportive (EPS) ? Au-delà des spécificités proprement disciplinaires, Jean‑Pierre Terrail repère dans ces récits une caractéristique transversale essentielle : la question de la langue scolaire.

 

L’attention à cette langue scolaire s’entend de prime abord comme une volonté de travailler la maîtrise de la langue écrite, préalable indispensable à un travail exigeant dans toutes les disciplines scolaires. Mais au-delà, les auteurs de l’ouvrage insistent tous sur la nécessité d’explorer avec les élèves deux univers lexicaux spécifiques.

Celui d’abord qui concerne la formulation des attentes des enseignants. « Décrivez », « Expliquez », « Analysez » : ces mots si fréquents dans le quotidien de l’école font ici l’objet d’une attention particulière et d’explicitation du sens qu’ils revêtent dans chacune des disciplines. Cette précaution permet ainsi de lever les nombreux implicites auxquels sont si souvent confrontés les élèves et de s’assurer qu’ils entrent bien dans l’activité voulue.

Le second univers lexical renvoie lui à ce qu’on pourrait appeler la langue disciplinaire. Il est ainsi crucial de bien faire comprendre aux élèves que le nombre en mathématique ne correspond pas au « nombre de… » du langage courant ou que le concept de monnaie en économie n’est pas synonyme de la notion d’argent dans la vie de tous les jours. C’est par cette attention au langage proprement disciplinaire que les enseignants parviennent à faire bouger le rapport à la langue des élèves, condition sine qua non d’une entrée réussie dans des activités cognitives de haut niveau.

On referme ces deux ouvrages passionnants dotés d’une solide conviction : loin du fatalisme qu’on lui reproche parfois, la sociologie, armée de ses propres outils d’observation du réel, a beaucoup à dire sur les chemins possibles vers une réelle démocratisation scolaire. La crise sanitaire que nous vivons rappelle l’importance – s’il en était besoin – du rôle essentiel de l’école dans la vie sociale et de l’absolue nécessité de former des citoyens toujours plus instruits. Ces deux ouvrages donnent des outils de réflexion essentiels pour relever ce défi fondamental pour l’avenir de nos sociétés.The Conversation

Jérôme Deauvieau, Professeur de sociologie, École normale supérieure (ENS) – PSL

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

 

 

Photo 1 la souterraine
Crédit : Charlotte Caillat

Charlotte : Chaque matin à la pension de famille a lieu la réunion de lancement de la journée et de répartition des tâches pour les résident.e.s. Conviées à ce temps fort de la journée, nous sommes assises autour de la table avec les résident.e.s qui ont été informé.e.s de notre travail et du fait que nous avons un appareil photo. Karine ne nous a pas donné beaucoup de détails sur le déroulé de cette réunion.

Je suis donc assez surprise quand elle sort un thermomètre électronique et que les résident.e.s se lèvent un.e par un.e pour qu’elle prenne leur température, sans qu’elle ait besoin d’appeler leur nom. Ils et elles ont visiblement intériorisé cet ordre. Je sors donc l’appareil photo pour fixer le moment où Karine pose le thermomètre sur le front de chacun.e, en restant assise.

En présentant ces photographies sous forme de série, l’idée est de souligner la forte ritualisation de ce temps fort de la journée à la pension de famille, mais aussi, par cette pratique sanitaire, l’inscription corporelle forte de l’accompagnement social au sein de la structure. »

La maison des femmes :

Perruque à la souterraine
Crédit : Amandine Reist

Amandine : Le jour de notre arrivée à la pension de famille, Karine, la directrice, nous a invitées à nous joindre à un essayage de perruques à la maison des femmes. Nous n’y étions encore jamais allées. Je sentais le potentiel photographique d’un tel moment entre femmes et j’étais curieuse de comprendre la nature des relations entre Karine et les mères, l’ayant alors vue seulement dans l’espace des hommes.

À notre arrivée à la maison, les mères nous offrent une tasse de thé. Lorsque nous présentons notre travail et demandons l’autorisation de les prendre en photographie, elles se montrent réticentes, se jugeant peu présentables. Faute de pouvoir capturer les visages, j’ai orienté l’objectif vers une perruque posée sur la table. L’objet, qui apparaît ici en nature morte, révèle en contrepoint ce moment de partage entre femmes, mais cristallise également l’économie des relations qui se déploie dans la pension : une ancienne résidente vient présenter sa marchandise à une nouvelle, par l’entremise de Karine.

Pour notre premier jour de terrain, l’enjeu était aussi technique : après avoir réalisé des séries photographiques à l’extérieur ou dans un environnement assez lumineux, nous étions confrontées au défi d’ajuster l’appareil à l’atmosphère plus tamisée du salon de la maison des femmes. »

En cuisine :

Atelier cuisine
Crédit : Charlotte Caillat

Amandine : Pour la première fois de la semaine, je mets de côté l’appareil photo et le carnet de notes : l’heure est à la cuisine. Invitées au dîner de rupture de jeûne du Ramadan prévu le soir, nous avons rejoint les mères dans l’après-midi pour les aider à cuisiner. Elles m’intègrent à la préparation des bureks, une spécialité turque de pâte feuilletée garnie de viande, de poireaux ou d’épinards. Il s’agit de prendre à quatre ou six mains des morceaux de pâte aplatis au rouleau pour les étendre sur une nappe et les étirer jusqu’à ce qu’ils deviennent translucides et épousent la taille de la nappe. L’entreprise est minutieuse et je n’ai pas encore le geste technique : nous rions de mes erreurs de débutante.

Je sens que la relation d’enquête évolue lorsque, les mains pleines d’huile, nous discutons en cuisinant. Une complicité s’installe entre nous dans le silence, la plaisanterie ou la conversation détendue, qui prend par moments des tons plus intimes. Ce fut un tendre prélude à ce joyeux dîner. »

Karine et les enfants
Crédit : Charlotte Caillat

Charlotte : Karine arrive à la maison des femmes pour le dîner de rupture de jeûne du Ramadan. Tandis que les mères dressent la table, Karine demande aux enfants s’ils veulent la maquiller, pour les occuper et qu’ils fassent moins de bruit.  

L’instant est visuellement très frappant, je le reporte dans mon carnet de terrain (extrait du 13 avril 2022) : “Les enfants, très enthousiastes, prennent chacun.e leur poste autour de Karine : Rigerza est préposée au massage crânien, Alisja à la crème hydratante, une autre au mascara. On dirait une image religieuse, entourée par tous.tes ces enfants.”J’assiste ici à un grand moment de complicité et de solennité dans le soin de Karine, qui est l’objet d’une grande admiration de la part des résident.e.s. Je sors alors l’appareil photo pour capturer la composition de ces mains enfantines autour de la figure centrale de la pension de famille.

Je suis témoin de l’organisation de la structure autour d’un soin réciproque, auquel je suis par ailleurs intégrée, puisque les enfants me proposent de s’occuper de mes cheveux et de mes ongles pendant que les dernières touches sont posées sur le visage de Karine. Entrer dans la famille de la pension, c’est aussi accepter de recevoir le soin, et de le donner à sa façon, en jouant avec les enfants par exemple. »

Sous l'œil des habitants :

Patrice regarde le travail réalisé  la souterraine
Crédit : Amandine Reist

Amandine : Au terme de la semaine d’enquête est venu le temps de la restitution pour les cinq binômes du groupe. Nous avons préparé une exposition composée de photographies, de textes et de cartes et la présentons dans nos locaux de travail à La Souterraine aux personnes que nous avons rencontrées sur le terrain. Mêlant impatience et appréhension, le moment de la restitution est porteur de sens mais il ne va pas sans mettre à l’épreuve nos relations d’enquête. Que pensera Karine de la photographie sur laquelle elle apparaît s’abandonnant aux enfants qui la maquillent ? Et les résident.es face aux photographies du rituel de la prise de température ? Nous étions animées par ces questionnements, tandis que les planches étaient imprimées dans la précipitation.

Les enfants arrivent en premier, suivi.es par les résident.es. La réception de l’exposition est favorable : Emmanuelle est ravie de la planche sur laquelle elle figure ; Jean veut « sa photo en deux fois : une pour Karine, une pour chez moi » ; Karine rit cependant jaune face à la photographie en question : “C’est pas bon pour ma réputation ça !”, plaisante-t-elle. A son arrivée, Alisja découvre avec émotion sa planche, impressionnée et fière. Toutes et tous signent la photographie de groupe et rient de bon cœur en se reconnaissant. Ils et elles nous remercient. Si ce moment de restitution est un éminent révélateur ethnographique, il donne également sens à notre travail en le partageant aux personnes que nous avons côtoyées tout au long de cette semaine. Nous offrons des photographies à la pension de famille.

Sur cette photographie, Patrice lit attentivement notre travail. Il prête une grande attention aux mots choisis et manifeste de la satisfaction en indiquant les mots qui sonnent justes selon lui. Il se prête au jeu en partageant son impression directement sur les planches, avec les feutres mis à disposition à cet effet. »

Retour à La Souterraine :

Jeux de jardin à la Souterraine
Crédit : Amandine Reist

Charlotte : Notre relation d’enquête à la pension de famille est rapidement devenue très privilégiée, et si je n’ai pas changé de sujet de mémoire, j’ai décidé de suivre Amandine (qui a modifié son sujet mémoire) pour retourner à La Souterraine et commencer une série photographique en lien avec ma recherche : le soin dans les communautés de femmes qui ont vécu des formes de violence (notamment migratoire, dans notre cas).

J’ai concentré mon observation sur les femmes, mais aussi sur les petites filles, avec qui j’ai partagé plusieurs moments de jeux. La relation d’enquête a beaucoup évolué avec les femmes, qui se laissaient cette fois photographier plus aisément : la confiance entre nous a permis ce lâcher-prise, ainsi que le passage par les enfants, qui au contraire réclamaient qu’on les prenne en photo.

Sur cette photographie, nous courons dans les champs de la pension de famille pendant que les mères se reposent à l’ombre des arbres. Elles apprécient beaucoup les temps de repos que leur accorde notre présence avec les enfants. J’identifie ce moment comme une forme de soin, qu’elles nous rendent en nous accueillant dans leur maison et en nous préparant à manger. »