Expérience de terrain : la recherche entre photographie et ethnographie

Créé le
8 juillet 2022
Dans le cadre d’un stage de terrain, onze étudiants issus de diverses formations de l'ENS ont effectué dans la ville de La Souterraine (Creuse) une enquête mêlant photographie, géographie et ethnographie. Deux étudiantes, Charlotte Caillat et Amandine Reist, reviennent en quelques épisodes photographiques légendés sur cette passionnante enquête.
 
Karine et les enfants
Crédit : Charlotte Caillat

Carnets et appareil photo en main, nous arrivons à La Souterraine et découvrons la pension de famille, un centre d’accueil pour des personnes en situation de grande précarité. Dans le cadre de ce stage, nous nous lançons en binôme dans une enquête riche en émotions et en rencontres. Nous partageons ici quelques épisodes photographiques de notre travail et revenons à deux voix sur les temps forts de notre enquête. »

Ritualisation à la pension de familles :

Photo 1 la souterraine
Crédit : Charlotte Caillat

Charlotte : Chaque matin à la pension de famille a lieu la réunion de lancement de la journée et de répartition des tâches pour les résident.e.s. Conviées à ce temps fort de la journée, nous sommes assises autour de la table avec les résident.e.s qui ont été informé.e.s de notre travail et du fait que nous avons un appareil photo. Karine ne nous a pas donné beaucoup de détails sur le déroulé de cette réunion.

Je suis donc assez surprise quand elle sort un thermomètre électronique et que les résident.e.s se lèvent un.e par un.e pour qu’elle prenne leur température, sans qu’elle ait besoin d’appeler leur nom. Ils et elles ont visiblement intériorisé cet ordre. Je sors donc l’appareil photo pour fixer le moment où Karine pose le thermomètre sur le front de chacun.e, en restant assise.

En présentant ces photographies sous forme de série, l’idée est de souligner la forte ritualisation de ce temps fort de la journée à la pension de famille, mais aussi, par cette pratique sanitaire, l’inscription corporelle forte de l’accompagnement social au sein de la structure. »

La maison des femmes :

Perruque à la souterraine
Crédit : Amandine Reist

Amandine : Le jour de notre arrivée à la pension de famille, Karine, la directrice, nous a invitées à nous joindre à un essayage de perruques à la maison des femmes. Nous n’y étions encore jamais allées. Je sentais le potentiel photographique d’un tel moment entre femmes et j’étais curieuse de comprendre la nature des relations entre Karine et les mères, l’ayant alors vue seulement dans l’espace des hommes.

À notre arrivée à la maison, les mères nous offrent une tasse de thé. Lorsque nous présentons notre travail et demandons l’autorisation de les prendre en photographie, elles se montrent réticentes, se jugeant peu présentables. Faute de pouvoir capturer les visages, j’ai orienté l’objectif vers une perruque posée sur la table. L’objet, qui apparaît ici en nature morte, révèle en contrepoint ce moment de partage entre femmes, mais cristallise également l’économie des relations qui se déploie dans la pension : une ancienne résidente vient présenter sa marchandise à une nouvelle, par l’entremise de Karine.

Pour notre premier jour de terrain, l’enjeu était aussi technique : après avoir réalisé des séries photographiques à l’extérieur ou dans un environnement assez lumineux, nous étions confrontées au défi d’ajuster l’appareil à l’atmosphère plus tamisée du salon de la maison des femmes. »

En cuisine :

Atelier cuisine
Crédit : Charlotte Caillat

Amandine : Pour la première fois de la semaine, je mets de côté l’appareil photo et le carnet de notes : l’heure est à la cuisine. Invitées au dîner de rupture de jeûne du Ramadan prévu le soir, nous avons rejoint les mères dans l’après-midi pour les aider à cuisiner. Elles m’intègrent à la préparation des bureks, une spécialité turque de pâte feuilletée garnie de viande, de poireaux ou d’épinards. Il s’agit de prendre à quatre ou six mains des morceaux de pâte aplatis au rouleau pour les étendre sur une nappe et les étirer jusqu’à ce qu’ils deviennent translucides et épousent la taille de la nappe. L’entreprise est minutieuse et je n’ai pas encore le geste technique : nous rions de mes erreurs de débutante.

Je sens que la relation d’enquête évolue lorsque, les mains pleines d’huile, nous discutons en cuisinant. Une complicité s’installe entre nous dans le silence, la plaisanterie ou la conversation détendue, qui prend par moments des tons plus intimes. Ce fut un tendre prélude à ce joyeux dîner. »

Karine et les enfants
Crédit : Charlotte Caillat

Charlotte : Karine arrive à la maison des femmes pour le dîner de rupture de jeûne du Ramadan. Tandis que les mères dressent la table, Karine demande aux enfants s’ils veulent la maquiller, pour les occuper et qu’ils fassent moins de bruit.  

L’instant est visuellement très frappant, je le reporte dans mon carnet de terrain (extrait du 13 avril 2022) : “Les enfants, très enthousiastes, prennent chacun.e leur poste autour de Karine : Rigerza est préposée au massage crânien, Alisja à la crème hydratante, une autre au mascara. On dirait une image religieuse, entourée par tous.tes ces enfants.”J’assiste ici à un grand moment de complicité et de solennité dans le soin de Karine, qui est l’objet d’une grande admiration de la part des résident.e.s. Je sors alors l’appareil photo pour capturer la composition de ces mains enfantines autour de la figure centrale de la pension de famille.

Je suis témoin de l’organisation de la structure autour d’un soin réciproque, auquel je suis par ailleurs intégrée, puisque les enfants me proposent de s’occuper de mes cheveux et de mes ongles pendant que les dernières touches sont posées sur le visage de Karine. Entrer dans la famille de la pension, c’est aussi accepter de recevoir le soin, et de le donner à sa façon, en jouant avec les enfants par exemple. »

Sous l'œil des habitants :

Patrice regarde le travail réalisé  la souterraine
Crédit : Amandine Reist

Amandine : Au terme de la semaine d’enquête est venu le temps de la restitution pour les cinq binômes du groupe. Nous avons préparé une exposition composée de photographies, de textes et de cartes et la présentons dans nos locaux de travail à La Souterraine aux personnes que nous avons rencontrées sur le terrain. Mêlant impatience et appréhension, le moment de la restitution est porteur de sens mais il ne va pas sans mettre à l’épreuve nos relations d’enquête. Que pensera Karine de la photographie sur laquelle elle apparaît s’abandonnant aux enfants qui la maquillent ? Et les résident.es face aux photographies du rituel de la prise de température ? Nous étions animées par ces questionnements, tandis que les planches étaient imprimées dans la précipitation.

Les enfants arrivent en premier, suivi.es par les résident.es. La réception de l’exposition est favorable : Emmanuelle est ravie de la planche sur laquelle elle figure ; Jean veut « sa photo en deux fois : une pour Karine, une pour chez moi » ; Karine rit cependant jaune face à la photographie en question : “C’est pas bon pour ma réputation ça !”, plaisante-t-elle. A son arrivée, Alisja découvre avec émotion sa planche, impressionnée et fière. Toutes et tous signent la photographie de groupe et rient de bon cœur en se reconnaissant. Ils et elles nous remercient. Si ce moment de restitution est un éminent révélateur ethnographique, il donne également sens à notre travail en le partageant aux personnes que nous avons côtoyées tout au long de cette semaine. Nous offrons des photographies à la pension de famille.

Sur cette photographie, Patrice lit attentivement notre travail. Il prête une grande attention aux mots choisis et manifeste de la satisfaction en indiquant les mots qui sonnent justes selon lui. Il se prête au jeu en partageant son impression directement sur les planches, avec les feutres mis à disposition à cet effet. »

Retour à La Souterraine :

Jeux de jardin à la Souterraine
Crédit : Amandine Reist

Charlotte : Notre relation d’enquête à la pension de famille est rapidement devenue très privilégiée, et si je n’ai pas changé de sujet de mémoire, j’ai décidé de suivre Amandine (qui a modifié son sujet mémoire) pour retourner à La Souterraine et commencer une série photographique en lien avec ma recherche : le soin dans les communautés de femmes qui ont vécu des formes de violence (notamment migratoire, dans notre cas).

J’ai concentré mon observation sur les femmes, mais aussi sur les petites filles, avec qui j’ai partagé plusieurs moments de jeux. La relation d’enquête a beaucoup évolué avec les femmes, qui se laissaient cette fois photographier plus aisément : la confiance entre nous a permis ce lâcher-prise, ainsi que le passage par les enfants, qui au contraire réclamaient qu’on les prenne en photo.

Sur cette photographie, nous courons dans les champs de la pension de famille pendant que les mères se reposent à l’ombre des arbres. Elles apprécient beaucoup les temps de repos que leur accorde notre présence avec les enfants. J’identifie ce moment comme une forme de soin, qu’elles nous rendent en nous accueillant dans leur maison et en nous préparant à manger. »