[Décryptage] Dissuasion nucléaire : l'Europe peut-elle se passer des États-Unis pour sa sécurité ?
Entretien avec Frédéric Gloriant, historien, directeur du Centre interdisciplinaire sur les enjeux stratégiques (CIENS) de l'ENS-PSL
Dans un contexte de rapprochement entre la Russie et les États Unis, la question de la dissuasion nucléaire et de l’autonomie stratégique de l’Europe se pose avec acuité. Il y a deux semaines, Emmanuel Macron a évoqué la menace russe et la nécessité d’ouvrir la discussion sur l’élargissement à l’Europe de la dissuasion nucléaire française.
Frédéric Gloriant, historien, directeur du Centre interdisciplinaire sur les enjeux stratégiques (CIENS) et membre de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC) de l'ENS-PSL, analyse ces derniers développements de l’actualité en apportant une perspective historique sur l’histoire de la dissuasion en Europe et en analysant l’évolution des relations franco-allemandes et franco-britanniques.

L’Europe peut-elle vraiment se passer des États-Unis pour sa sécurité, notamment en matière de protection nucléaire ?
Frédéric Gloriant : Aujourd’hui, ce sont les fondements mêmes de l’ « ordre libéral international » établis après la Seconde Guerre mondiale qui sont remis en cause par les États-Unis. Autrement dit, on assiste sans doute à la fin d’une phase de plus de 80 ans de politique étrangère américaine, d’inspiration wilsonienne et rooseveltienne, en faveur d’un monde rendu plus « sûr pour la démocratie ».
La guerre d’agression contre l’Ukraine déclenchée par Vladimir Poutine le 24 février 2022, et le retour au pouvoir de Donald Trump depuis janvier 2025, ont donné lieu à une nouvelle phase d’accélération de l’histoire, après une première série de chocs avant-coureurs en 2014-2016. À l’époque déjà, la conquête puis l’annexion de la Crimée par la Russie, une vague d’attentats terroristes d’ampleur européenne, et enfin, le Brexit et la première victoire de Trump aux élections présidentielles américaines, avaient fait douter de la solidité de l’architecture de sécurité euro-atlantique bâtie à la fin de la guerre froide.
Pour l’Europe, cette double série de chocs, 2014-2016 et 2022-2025, a un effet considérable. La garantie nucléaire américaine était en effet partie intégrante de l’architecture de sécurité euro-atlantique durant toute la guerre froide et jusqu’à il y a peu. À tel point que pour de nombreux États européens (dont la France ne fait pas partie), elle finissait par sembler naturelle, devenir ce qu’on pourrait appeler « la garantie de sécurité perpétuelle ».
Ce n’est pourtant pas la première fois que l’Alliance atlantique est secouée par une crise de confiance entre les deux rives de l’Atlantique : à la fin de la décennie 1950 et durant la décennie 1960, plusieurs figures européennes majeures, à commencer par le chancelier allemand Konrad Adenauer et le Général de Gaulle, ont douté de la crédibilité du parapluie nucléaire américain, à un moment où l’on comprenait que l’écrasante supériorité nucléaire américaine était appelée à laisser place à une relation de vulnérabilité mutuelle entre les deux Grands, en d’autres termes à un équilibre fondé sur la « destruction mutuelle assurée ». Comment dès lors croire que les Américains risqueraient New York pour sauver Hambourg ? De même, la crise des Euromissiles (1977-1987) peut s’analyser comme un moment où les Allemands de l’Ouest, en première ligne face aux divisions du Pacte de Varsovie, ont perdu en partie confiance dans le parapluie nucléaire américain.
La crise actuelle représente donc une troisième phase de perte de confiance dans la garantie de sécurité américaine. La nouveauté, radicale, réside dans le fait que cette fois-ci, la crise a pour principal facteur le changement fondamental d’attitude du Président américain vis-à-vis de l’Alliance et de la construction européenne. Dans une diplomatie qui se veut « transactionnelle », il ne semble plus y avoir de distinction a priori entre alliés et adversaires. Trump conjugue un repli d’ordre isolationniste vers une conception étroitement nationale des intérêts vitaux américains (« America First ») à un renouveau de l’expansionnisme territorial (« Manifest Destiny ») qui s’exercerait principalement aux dépens de puissances alliées (Canada, Danemark via le Groenland) et bien sûr, de l’Ukraine, à travers les accords léonins envisagés par Trump concernant l’exploitation des minerais du sous-sol ukrainien ou les centrales électriques et nucléaires.
Face à ce qui ressemble fort à un retournement d’alliance de la part de Washington et un alignement sur les positions russes, l’Europe est prise à contrepied et n’est pas en mesure, dans l’immédiat, d’assurer seule sa sécurité, que ce soit en termes capacitaires, organisationnels ou même doctrinaux. Certains analystes estiment à 15-20 ans le temps nécessaire pour restaurer cette capacité.
La question qui se pose est donc d’organiser la transition vers une Europe plus autonome, ce qui pourrait prendre la forme d’une européanisation de l’OTAN ou d’une véritable Europe de la défense, ou les deux à la fois. Notons toutefois que ces deux projets, maintes fois évoqués, n’ont jusqu’ici jamais abouti, en grande partie à cause des divergences entre Européens eux-mêmes.
La dissuasion nucléaire française est-elle crédible face à la menace russe, surtout après les récentes déclarations du président de la République Emmanuel Macron, qualifiant la Russie de menace directe pour l’Europe, et quel rôle peut-elle jouer dans cette transition vers une Europe plus autonome ?
Frédéric Gloriant : La France est un peu moins mal préparée que certains de ses voisins européens à un monde où l’Europe serait à nouveau seule pour faire face à des menaces existentielles. L’intuition de De Gaulle était que les États-Unis sont fondamentalement « un autre monde » (il le répétait souvent) et que leur engagement massif comme acteur central de la sécurité européenne était un état transitoire. Il fallait donc se préparer au retrait américain hors d’Europe, inéluctable d’après lui – même s’il ne s’agissait nullement de provoquer ou de hâter ce retrait. De Gaulle ne remettait pas en cause l’Alliance atlantique elle-même, mais les modalités de son organisation, qu’il fallait rééquilibrer. D’où le retrait des structures militaires intégrées de l’OTAN en 1966, mais non de l’alliance elle-même. Le gaullisme en matière de politique étrangère, c’est en fait le constat simple que les intérêts stratégiques fondamentaux des Américains et des Européens ne sont pas nécessairement, et en toutes circonstances, superposables.
La doctrine de dissuasion française s’est bâtie par conséquent autour du principe d’indépendance nationale, impliquant d’une part la souveraineté technologique et industrielle, permettant de concevoir et de fabriquer têtes nucléaires et vecteurs sans dépendre de Washington ; et d’autre part, indépendance de la prise de décision nucléaire. Justifiée par le manque de crédibilité attribuée à la dissuasion nucléaire élargie américaine, la dissuasion française est fondamentalement une dissuasion centrale, dont l’objet est de dissuader tout agresseur potentiel de porter atteinte aux « intérêts vitaux » de la France.
Ce serait toutefois un contresens que de réduire ces « intérêts vitaux » à la seule sanctuarisation du territoire national. Dès les origines, la dissuasion française a de facto une dimension européenne, qui transparaît clairement par exemple dans les propos que de Gaulle a tenus à Adenauer en janvier 1963 au moment de la signature du traité de l’Élysée : « La France est résolue à employer sans délai et sans exception tous ses moyens pour la défense européenne. La défense de l’Allemagne est liée à notre défense, car il n’y aurait pas de chances pour la France après la prise de l’Allemagne. Aucun doute ne peut donc exister sur l’emploi de nos moyens [y compris nucléaires] et nous ne nous trouverons pas, à cet égard, dans la même situation que les Américains qui se trouvent séparés par l’océan d’un éventuel adversaire ».
L’argument brandi par de Gaulle est celui de la proximité géographique et de la contiguïté territoriale entre les deux États continentaux : alors que les divisions du Pacte de Varsovie se situent à moins de « deux étapes de Tour de France » du territoire national, la solidarité stratégique entre France et RFA s’impose de facto, la force de frappe française produisant ses effets dissuasifs par son existence même, et quand bien même cette extension hors du territoire national ne fut jamais formalisée comme c’est le cas dans le cadre de la doctrine de dissuasion élargie américaine via l’OTAN.
Dans les circonstances actuelles, la problématique de l’européanisation éventuelle de la dissuasion française pose deux types de problèmes. La question capacitaire tout d’abord : si le scénario de la remise en cause de la garantie de sécurité nucléaire américaine se concrétisait (ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui), le dimensionnement de la force de dissuasion française, selon le principe de « stricte suffisance » – aujourd’hui 290 têtes nucléaires – très loin derrière les plus de 4300 têtes nucléaires de la Russie, ne permettrait certainement pas à lui seul d’obtenir le même effet dissuasif à l’échelle européenne que l’arsenal américain (3780 têtes).
Plus important encore, se pose un problème conceptuel : dans un monde où il ne s’agirait plus simplement de garantir les approches du « sanctuaire national », mais une frontière entre l’Union européenne et le bloc Russie-Biélorussie désormais située à plus de 2000 km à l’est de l’Hexagone, la France ne pourrait plus s’en tenir au seul paradigme des « intérêts vitaux » et de leur « dimension européenne ».
Un modèle de dissuasion élargie à la française reste donc à inventer, évolution rendue d’autant plus nécessaire que se multiplient les manœuvres de « contournement par le bas » de la dissuasion nucléaire : les adversaires stratégiques de l’Europe multiplient les opérations dans les zones grises, telles que le cyberespace, le domaine informationnel, les fonds sous-marins, ou même l’espace extra-atmosphérique. Il s’agit pour eux d’atteindre des gains stratégiques tout en restant en-deçà du seuil nucléaire ou même du seuil du recours à la force.
Tout cela fait signe vers la nécessaire évolution du concept français de dissuasion, jusqu’ici strictement lié au nucléaire, pour aller vers une stratégie plus intégrée, incluant les dimensions conventionnelles, le cyber, la défense anti-missiles. La possible articulation entre la dissuasion nucléaire et ce qu’on appelle « les nouveaux domaines de la conflictualité » ou « l’hybridité » est d’ailleurs au cœur d’un des axes de recherche du CIENS, qui vise à repenser ensemble ces divers types de conflictualité.
Un parapluie nucléaire européen est-il envisageable ? La France et la Grande-Bretagne peuvent-elles travailler ensemble pour le mettre en place ? Quelle est l’histoire de la coopération entre ces deux pays sur le plan nucléaire ?
Frédéric Gloriant : La France et la Grande-Bretagne sont les deux puissances en Europe dotées de l’arme nucléaire, et l’on pense naturellement à la possibilité d’une « Entente cordiale » nucléaire si la garantie de sécurité américaine venait à faire défaut. L’addition de leurs moyens (respectivement 290 et 225 ogives nucléaires) permettrait d’atteindre un arsenal du même ordre que celui dont dispose la Chine aujourd’hui, ce qui représente une puissance de destruction considérable.
Par ailleurs, l’on ne part pas de rien dans le dialogue stratégique franco-britannique : en 1995, dans la déclaration des Chequers, les deux États avaient déjà proclamé qu’ils « n’imagin[aient] pas de situation dans laquelle les intérêts vitaux de l'un de nos deux pays, la France et le Royaume-Uni, pourraient être menacés sans que les intérêts vitaux de l'autre ne le soient aussi ». En 2010, les accords de Lancaster House ont établi pour la première fois une réelle coopération technologique sur le nucléaire entre les deux pays, avec l’installation commune Epure à Valduc, visant à garantir la fiabilité des têtes nucléaires détenues par les deux États.
Encore faudrait-il que Londres et Paris soient d’accord sur leurs objectifs de politique étrangère et la stratégie nucléaire à mettre en œuvre. À cet égard, l’histoire invite à la prudence. En effet, après le fiasco de l’expédition conjointe de Suez en 1956, les deux puissances ont opté pour des trajectoires nucléaires diamétralement opposées. Alors que l’arme nucléaire est devenue pour Paris le moyen et le symbole d’une indépendance retrouvée, Londres a fait le choix inverse de donner toute priorité à la restauration de la proximité avec Washington, au prix de l’acceptation, explicitée par le premier ministre de l’époque, Harold Macmillan, d’un statut de « junior partner » des États-Unis et d’un certain degré de dépendance technologique. Depuis les accords de Nassau de 1962, les Britanniques achètent aux Américains le vecteur sur lequel sont montées leurs têtes nucléaires : le missile Polaris destiné à être lancé à partir de sous-marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE), depuis remplacé par le Trident. Quant à l’alternative d’une coopération nucléaire franco-britannique, elle est devenue du même coup impossible tant la primauté de l’entente avec Washington marginalisait toute autre considération.
La posture nucléaire britannique reste aujourd’hui largement tributaire de la grande reconfiguration des années 1957-1963. C’est dire la profondeur de l’atlantisme britannique, que l’on retrouve chez le Premier Ministre Keir Starmer recourant à la métaphore très classique du « pont » entre Europe et États-Unis, et au leitmotiv du refus du choix à opérer entre les deux rives de l’Atlantique. La question délicate qui amène certains analystes britanniques à revoir en profondeur leurs calculs est la suivante : que feraient les Britanniques si à un moment donné, en raison par exemple d’une divergence politique fondamentale concernant l’Ukraine et la Russie, Trump bloquait les échanges de matériel et la maintenance des missiles Trident ? Derrière ce scénario, c’est la remise en cause d’un choix effectué il y a plus de 60 ans qui est en jeu.
Quel rôle peut jouer le couple franco-allemand ? Comment a évolué la relation stratégique des deux pays depuis la Guerre froide ?
Frédéric Gloriant : Le chrétien-démocrate Friedrich Merz, vainqueur des dernières élections générales en Allemagne et pourtant connu jusque-là comme un fervent atlantiste, a proclamé le 23 février que sa priorité absolue serait de bâtir « une véritable indépendance [de l’Europe] à l’égard des États-Unis », confessant qu’il « n’aurait jamais pensé dire cela à la télévision ». Deux jours plus tôt, le probable futur chancelier avait fait une autre déclaration, longtemps demeurée impensable outre-Rhin, indiquant son intention de « discuter avec les Britanniques et les Français pour savoir si leur protection nucléaire pourrait également s’étendre à l’Allemagne ».
Cette double déclaration est là encore un signe de l’ampleur des évolutions en cours depuis janvier 2025 et marque une rupture en Allemagne avec un double héritage issu de la guerre froide : la primauté accordée à la garantie de sécurité nucléaire fournie par les États-Unis et une forme d’anti-nucléarisme pacifiste devenu dominant au sein de l’opinion publique allemande.
Rappelons les « expériences nucléaires » fondamentalement différentes des Français et Allemands de l’Ouest durant la guerre froide, aboutissant à une complète désynchronisation franco-allemande en la matière. Si pour la France, l’atome a pu représenter un moyen de restauration de la souveraineté et au fond l’antidote au syndrome de 1940, l’ère nucléaire alla de pair, pour les Allemands, avec la peur d’une guerre qui aurait lieu sur leur territoire et prendrait la forme d’une destruction apocalyptique. Cela s’ajoutait à la dépendance vis-à-vis de Washington et des alliés pour se défendre face à une URSS qui instrumentalisait dans sa propagande les sentiments germanophobes nourris par le souvenir du nazisme. La « bombe » semblait donc renvoyer les Français à l’indépendance recouvrée, les Allemands à la douloureuse réalité d’une profonde dépendance stratégique, doublée d’une division apparemment indépassable en deux États.
La dissymétrie fondamentale d’expériences nucléaires contribue largement à expliquer pourquoi le sujet du nucléaire militaire est resté depuis la fin de la guerre froide une sorte de tabou dans le dialogue bilatéral entre Français et Allemands. Or, certains dirigeants allemands de la guerre froide, parmi lesquels Konrad Adenauer, Helmut Schmidt ou Helmut Kohl, avaient eu parfaitement conscience des avantages que le programme nucléaire français pouvait leur procurer, qu’il s’agisse d’une marge de manœuvre diplomatique accrue vis-à-vis de l’allié américain, et de manière plus fondamentale, d’un contrepoids à l’affaiblissement de la garantie stratégique américaine dans le contexte de la parité nucléaire entre les deux Grands. De sorte que, par-delà les malentendus réciproques et les méfiances héritées de l’Histoire, il y eut à certains moments privilégiés, la Seconde crise de Berlin en 1958-1963 ou encore la crise des Euromissiles, durant la décennie 1980, un dialogue stratégique fécond entre Français et Allemands, impliquant directement les sujets nucléaires. C’est sur cette expérience, largement oubliée aujourd’hui et sans doute inaboutie, que la conversation qui semble sur le point de reprendre entre Berlin et Paris pourrait s’appuyer, afin d’aller plus loin dans le sens du dépassement des antinomies nucléaires franco-allemandes.