[Décryptage] Election de Donald Trump : quelles conséquences pour l’Europe et le monde ?
Entretien avec Philippe Etienne
Donald Trump, tout au long de sa campagne présidentielle et depuis son élection, a beaucoup parlé des états européens et de l’Union européenne, et de comment la relation transatlantique devrait évoluer pour être plus profitable aux Etats-Unis. A quoi faut-il s’attendre en ce domaine et comment l’Europe peut-elle s’adapter à cette inflexion peut-être radicale de la politique américaine à son égard ? Entretien avec Philippe Etienne, ambassadeur de France, auparavant ambassadeur aux États-Unis et conseiller diplomatique/sherpa du Président de la République, professeur de pratique au sein du Programme d'études démocratiques de l'ENS-PSL.

Durant sa campagne comme depuis son élection, Donald Trump a fréquemment parlé de modifier la relation transatlantique, en particulier sur la question du libre-échange. Faut-il réellement s'attendre à des changements rapides et radicaux - et dans quels domaines ?
Philippe Etienne : Plusieurs aspects dans les premières annonces du président Trump et de son entourage peuvent impacter les relations transatlantiques, y compris le retrait de l'OMS et de l'accord de Paris sur le climat. Toutefois, les principaux domaines concernés semblent devoir être la guerre en Ukraine, plus généralement la sécurité et la défense européennes, le commerce transatlantique et la mise en œuvre des législations européennes sur le numérique. Certaines des attentes exprimées paraissent légitimes, notamment celle d'une prise en charge beaucoup plus forte par les Européens de leur propre défense. Ce sera d'ailleurs l'objet d'un sommet des dirigeants européens début février. S'agissant des menaces de tarifs douaniers et d'autres mesures, outre que l'Union européenne est loin d'être la seule à faire face à de telles déclarations, il faut les prendre au sérieux bien sûr mais aussi garder la tête froide, conserver absolument l'unité des Européens, être prêt à des propositions sur les points où nous pouvons dégager des solutions d'intérêt mutuel et éviter des conflits qui seraient nuisibles aux économies des deux côtés de l'Atlantique ; mais en même temps montrer notre détermination à défendre s'il le faut nos intérêts et nos législations.
Durant la guerre froide, la stratégie américaine, a fortiori sous des présidences républicaines, avait érigé en priorité le "containment" de la Russie - l'URSS alors - notamment sur le front européen. Donald Trump semble prêt à stopper le soutien militaire à l'Ukraine. L'Europe doit-elle se préparer à se défendre seul ou bien une forme de continuité va-t-elle prévaloir ?
Philippe Etienne : Cela fait déjà un certain temps que le soutien militaire et surtout financier à l'Ukraine est contesté aux Etats-Unis, parfois sur la base de l'argument - d'ailleurs inexact si l'on prend en compte l'ensemble des données - que l'Europe en ferait moins que les États-Unis. Le fait que le Président Trump veuille contribuer à une solution politique en Ukraine n'est pas en soi une mauvaise chose. L'essentiel est que, si une telle solution devait être négociée avec Moscou, elle le soit aussi avec les Ukrainiens bien sûr, mais également avec les Européens, appelés certainement à apporter une contribution importante à toute solution sur les plans de la sécurité et du redressement de l'Ukraine, reconnue comme Etat candidat à l'adhésion à l’Union européenne. De ce point de vue, la rencontre organisée en décembre dernier par le Président de la République, en marge de la réouverture de Notre-Dame, avec les Présidents Trump et Zelensky a été un signal positif.
Par ailleurs, il est probable que l'administration américaine continuera à suivre de près la politique russe et les menaces qu'elle peut faire peser sur la sécurité occidentale, c'est du moins ce qu'on peut déduire du parcours passé des responsables choisis pour y occuper certaines des principales fonctions en matière de sécurité nationale.
Ces dernières semaines, Elon Musk a multiplié ses interventions dans le débat politique interne européen, en soutien notamment à des formations de droite radicale. Est-ce la pointe émergée d'une stratégie américaine d'influence active voire de déstabilisation de l'Europe ?
Philippe Etienne : Si les interventions d'Elon Musk dans la campagne électorale allemande ou dans la politique intérieure britannique constituent un élément récent et qui a légitimement choqué dans les pays concernés et au-delà, les critiques du même Elon Musk contre les régulations européennes du numérique, par exemple en ce qui concerne la nécessité d'une modération des contenus, ne sont pas elles nouvelles. Certains commentateurs ont donc pu poser la question du lien qui pourrait exister entre ces deux développements. Par ailleurs, n'est pas nouvelle non plus l'intérêt de la sphère MAGA aux Etats-Unis (pas toujours en ligne avec Elon Musk sur d'autres sujets) pour les partis souverainistes et eurosceptiques en Europe. A vrai dire, au-delà des critiques portant sur les déficits commerciaux ou sur certaines législations européennes, au-delà aussi des familiarités idéologiques sur le sujet des genres ou d'autres, l'idée que des nations puissent partager leurs souverainetés au sein d'une Union comme l'UE est difficilement compréhensible et même acceptable pour ces courants aux États-Unis. Il appartient donc à l'Union européenne et à ses États membres de continuer à prendre leurs décisions en fonction de leurs intérêts, ce qui n'est absolument pas contradictoire avec une bonne relation transatlantique. Au contraire, une Europe plus forte est un atout pour l'Amérique et pour la sécurité globale des démocraties des deux côtés de l'Atlantique.
On entend souvent dire que la grande priorité de Donald Trump est la rivalité avec la Chine. Au fond, s'intéresse-t-il à l'Europe, ou va-t-elle devenir un sujet secondaire pour les États-Unis ? Quelle place a-t-elle dans sa vision du monde ?
Philippe Etienne : A vrai dire, la relation avec la Chine n'est pas la préoccupation du seul Donald Trump. S'il est un sujet de consensus aux États-Unis c'est bien la volonté de contenir l'émergence, notamment technologique, de la puissance chinoise, pour permettre aux États-Unis de conserver leur rang de première puissance mondiale. Derrière ce consensus, il peut y avoir en revanche des nuances sur la manière de gérer la relation avec Pékin, qui peut aussi être un terrain propice à l'approche réputée transactionnelle du Président Trump. Dans ce contexte, l'Europe, si elle n'est plus en effet, par rapport à l'espace indopacifique, la première priorité stratégique américaine, peut rester, si elle en a la volonté, un acteur important vis à vis de Pékin comme de Washington et en tout cas éviter de devenir un simple objet de leur rivalité. Dans ce triangle complexe, nous, Européens, avons souvent des préoccupations convergentes avec celles des Américains, par exemple au vu des surcapacités de production de l'industrie chinoise, mais nous pouvons si nous n'y prenons garde subir des conséquences négatives de conflits, et même d'ententes, entre les deux géants. C'est l'une des raisons aussi de la nécessité pour l'Europe de multiplier les partenariats stratégiques avec d’autres régions du monde.
Le fonctionnement de l'Europe et son modèle politique sont-ils encore adaptés au nouveau monde qui se dessine, marqué par l'affirmation des impérialismes voire par la raison du plus fort ? Comment peut-elle encore affirmer ses valeurs ?
Philippe Etienne : Il est exact que le modèle de coopération internationale inhérent à l'intégration européenne telle qu'elle a été approfondie depuis les origines n'est plus adapté au monde actuel. C'est la raison pour laquelle Ursula von Der Leyen a appelé de ses vœux dès son premier mandat une Union géopolitique. Le Président de la République, dans son premier discours de la Sorbonne en septembre 2017, a lancé un appel à établir une véritable souveraineté européenne dans les domaines d'importance stratégique pour notre avenir, afin que nos nations puissent continuer à décider de leur destin dans un contexte global où, plus que jamais, l'union des Européens fait leur force. Ce concept de souveraineté européenne, au départ français, est aujourd'hui largement partagé en Europe. La brutale agression russe contre l'Ukraine a accéléré la prise de conscience collective. Quelques semaines plus tard, sous présidence française, les dirigeants européens ont adopté un agenda de souveraineté au sommet informel de Versailles. Cet agenda va bien au-delà de la défense et couvre par exemple aussi l'indépendance énergétique. Il y a donc bien eu un changement de paradigme. Le budget européen finance directement les développements de l'industrie d'armement, ce qui était encore inimaginable il y a quelques années. Face aux risques extérieurs il faut désormais simplement changer aussi d'échelle et appuyer sur l'accélérateur. Le problème aujourd'hui pour les Européens est que, s'ils suivent le rythme auquel ils sont habitués pour surmonter leurs divergences et rassembler les ressources nécessaires, ils ne seront pas au rendez-vous de l'Histoire. Mais l'expérience, même récente (réponse à la pandémie), a aussi montré que l'Union européenne, poussée par la nécessité, peut prendre rapidement des décisions majeures. Faisons le pari que ce sera le cas dans les mois qui viennent.
Propos recueillis par Romain Pigenel