Covid-19 - La grande diversité des réponses immunitaires au virus

Physique statistique et biologie quantitative au service de la compréhension de la pandémie

Spécialistes des recherches en physique statistique appliquée au champ de la biologie, Aleksandra Walczak et de Thierry Mora, deux physiciens théoriciens au Laboratoire de physique de l’ENS (LPENS), sont engagés dans la lutte contre le Covid-19. Avec leur équipe, ils concentrent leurs efforts sur deux projets qui pourraient permettre de comprendre l’hétérogénéité des réponses immunitaires au virus.
Aleksandra Walczak et Thierry Mora
Aleksandra Walczak et Thierry Mora

L’approche statistique du système immunitaire appliquée à la recherche contre le Covid-19

Il y a quelques semaines, Aleksandra Walczak et Thierry Mora ont répondu ensemble à deux appels visant à mobiliser les communautés scientifiques dans la lutte contre l’épidémie. Ceux-ci ont été respectivement lancés par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et la Commission européenne.
Les deux chercheurs étudient le système immunitaire adaptatif. Celui qui, constitué d’une armée de cellules, nous protège des attaques d’agents pathogènes y compris les virus, comme le Covid-19.

Ces cellules ont des récepteurs spécialisés qui reconnaissent et répondent aux différents agents pathogènes. « Nous avons à peu près autant de récepteurs spécialisés qu'il y a de personnes sur la planète, et le nombre des cellules munies de récepteurs évolue tout au long de notre vie. C’est un système tout à la fois dynamique et complexe qui ne peut être compris que statistiquement. La plupart du temps, celui-ci fonctionne - nous parvenons à combattre les infections, à contrôler les tumeurs - cependant, nous ne savons pas précisément comment. Ce qui signifie que nous ne comprenons pas toujours bien ce qui se passe en cas d'échec. Mais puisque nous savons que le système répond statistiquement, nous devons apprendre à le penser et à le décrire de cette façon. » expliquent les deux scientifiques.

A ce stade de la pandémie, de nombreuses questions sur le fonctionnement du système immunitaire adaptatif restent inexpliquées, notamment les raisons pour lesquelles les malades présentent autant de réactions différentes au Covid-19.

« Qu'est-ce qui fait un «bon» système immunitaire ? Ce n’est pas parce que plusieurs personnes sont considérées en bonne santé, que leur système immunitaire réagit de la même manière face aux menaces pathogènes. Avec le Covid-19, c'est un fait devenu plus clair que jamais. »

Pour tenter de répondre à cette question, Aleksandra Walczak et Thierry Mora étudient principalement la coévolution des virus et du système immunitaire : « on peut voir ce processus comme une course aux armements où les systèmes immunitaires du monde exercent une pression sur les virus qui tentent de se développer. Lorsque nous rencontrons un agent pathogène, le système immunitaire s’adapte pour le contrôler du mieux qu'il peut. L’Humanité fait pression sur lui en essayant de le combattre, de sorte que le virus évolue rapidement pour essayer de trouver un moyen de se déplacer vers un nouvel hôte. Les virus et les systèmes immunitaires se façonnent ainsi mutuellement. »

 

Identifier les éléments du système immunitaire impliqués dans les mécanismes de réponse au virus

Leur projet de recherche collaborative TheraCov, retenu suite à l'appel Flash Covid-19 lancé par l'ANR, cherche à quantifier la coévolution du virus Covid-19 et des systèmes immunitaires, à la fois au niveau de la population et au niveau de l'hôte. Une tâche colossale pour les deux physiciens : « nous voulons analyser les données de répertoire immunitaire des patients Covid-19 hospitalisés pour trouver des éléments du système immunitaire adaptatif qui participent à la réponse contre le virus. Notre objectif est de comprendre ce qui est à la source de l'hétérogénéité des résultats cliniques. »
D'autres membres du projet étudient quant à eux les modèles évolutifs et épidémiologiques de l'évolution virale.

Le projet d'appel ERC lancé par la Commission européenne est un consortium international beaucoup plus large dont l'objectif  est plus appliqué puisqu’il s’agit de trouver un remède spécifique. Les objectifs statistiques sont similaires à ceux de TheraCov puisqu’il s’agit aussi d’identifier les parties du système immunitaire qui participent à la réponse. « La tâche n’est statistiquement pas facile, précisent les chercheurs, car nous savons que le système immunitaire sur-réagit de manière non spécifique.»

 

La science fondamentale elle aussi première ligne

Pour Aleksandra Walczak et Thierry Mora, ces recherches révèlent l’importance de la science fondamentale : « les travaux de notre groupe ne sont pas directement au premier plan : nous ne produisons pas de tests, ne produisons pas de vaccins ou ne construisons pas de modèles épidémiologiques pouvant être utilisés dans l'élaboration des politiques publiques. Cependant, nous espérons contribuer à expliquer ce qui s'est passé et nous espérons que cela pourra être utilisé pour des solutions et des mesures prédictives à long terme. » Tous deux espèrent qu'en analysant les données immunitaires, leur équipe pourra aider à répondre à des questions de base telles que « pourquoi voyons-nous autant de réponses différentes au virus ? »

Selon les deux chercheurs, à plus long terme, au fur et à mesure que la situation évolue, la description des pressions immunitaires aidera à anticiper l’évolution du virus à la population. « Pour le moment, nous n'avons pas de cadre posé pour étudier concrètement ces problèmes, mais nous nous orientons dans ce sens. »
Les deux chercheurs espèrent d’ailleurs que la communauté scientifique s'efforcera de mettre en libre accès toutes les données accumulées dans la crise. Car eux qui sont spécialistes des données le savent : « il y a beaucoup plus d'informations dans les données actuellement produites que ce que les chercheurs en extraient ».
Ils formulent aussi le vœu que cette crise permette à chacun, grand public comme dirigeants, de prendre la mesure de « l'importance décisive de la recherche fondamentale et de l'éducation ».

 

Mener des recherches en temps de pandémie

Pour avancer dans leurs projets, Aleksandra Walczak et Thierry Mora font face à d’importantes contraintes comme tous les groupes de recherche. « Les principaux problèmes sont logistiques et techniques : essayer de faire analyser les échantillons, ou dépasser les problèmes internes de connexion internet requièrent pas mal d’effort. »

Ils sont aussi particulièrement attentifs aux membres de leur équipe. A ceux qui vivent seuls, dans de petites surface, ou à ceux qui sont plus sensibles une forte pression psychologique. « Pour garder le moral de l’équipe nous incitons tout le monde à avoir autant de contacts à distance que possible, à la fois pour le travail et de manière plus personnelle. Nous nous réunissons au moins une fois par semaine avec chaque membre du groupe, essayons de tenir des réunions d’équipe régulières et nous avons ouvert une chaîne discussion en ligne non-stop. »

 

Aleksandra Walczak
Du fonctionnement du système immunitaire au vol collectif des oiseaux en passant par la sélection darwinienne des gènes, les travaux d’Aleksandra Walczak, chercheuse au Laboratoire de physique de l’ENS (LPENS), se situent toujours à l’interface de la physique et de la biologie. Formée à l’université de Varsovie et à l’université de Californie, elle a réalisé un post-doctorat de trois ans à Princeton avant de s’installer en France.
Aleksandra Walczak a été recrutée au CNRS en 2010 et a rejoint cette même année le LPENS.
Parmi ses contributions majeures : l’étude des effets de la sélection darwinienne sur la statistique des gènes. En utilisant des données expérimentales, la chercheuse s’efforce de comprendre et de modéliser comment nos défenses immunitaires identifient les pathogènes. Ses approches théoriques sur de nombreux problèmes concrets de la biologie lui ont valu des distinctions telles qu’un ERC Junior en 2012, le Grand Prix Jacques Herbrand en 2014, la Médaille de bronze 2016 du CNRS et une ERC Consolidator en 2016. (source : cnrs.fr)

 

Thierry Mora
Physicien de formation, Thierry Mora cherche à comprendre les systèmes biologiques dans lesquels interagissent un grand nombre d’unités. Afin d’étudier ces systèmes, qui vont de l’échelle moléculaire à celle de populations d’individus, il fait appel à des méthodes issues de la physique statistique. Cette discipline, il commence à l’appréhender au Laboratoire de physique théorique et modèles statistiques (LPTMS) d’Orsay, où il soutient sa thèse en 2007. Après un séjour post-doctoral aux États-Unis, au sein du département de physique de l’université de Princeton, le scientifique rejoint le Laboratoire de Physique (alors Laboratoire de physique statistique) de l’ENS, à Paris.
Initiateur de plusieurs collaborations, aussi bien théoriques qu’expérimentales, au niveau national et international, Thierry Mora s’intéresse à tous les champs de la biologie. Résolument interdisciplinaires, ses travaux concernent aussi bien l’écologie des colonies bactériennes et l’immunologie moléculaire que l’étude du comportement collectif d’oiseaux et le codage génétique des populations de neurones de la rétine. Il est lauréat de la Médaille de bronze 2016 du CNRS. (source : cnrs.fr)

 

Repères

1/ L’importance de la physique statistique pour comprendre les systèmes vivants

La physique statistique est un outil puissant pour comprendre des systèmes complexes c’est-à-dire des systèmes dans lesquels le comportement collectif de toutes les parties peut être radicalement différent du comportement de chacune de ces parties prise individuellement.  Pour illustrer simplement les choses, prenons un exemple. Chacun comprendra que suivre une seule molécule de gaz n’aide pas à comprendre des phénomènes physiques comme la pression exercée par un gaz sur les parois d’un récipient. Pour y parvenir, il est nécessaire de prendre du recul et décrire le comportement d’un grand nombre de molécules en même temps. Cet écart de comportement entre le singulier et le tout, voilà l’essence même du travail en physique statistique.

La physique statistique moderne va même plus loin encore en travaillant sur des systèmes plus complexes comme ceux du vivant qui consomment de l'énergie, des systèmes dont l'état dépend de processus très rares et pour certains irréversibles.

Dans le cas des systèmes biologiques, « il est difficile de rassembler de nombreuses observations du même processus, comme nous aimons le faire en physique statistique traditionnelle. Et nous ne possédons pas encore de prescriptions prêtes à l'emploi » aiment à rappeler Aleksandra Walczac et Thierry Mora.

« Les systèmes vivants posent de nombreuses énigmes à la physique théorique et défient notre description actuelle du monde. Mais en même temps, ils obéissent aux lois strictes de la physique dont ils ne sont pas pas exemptés » résument-ils. Alors, les quantifier, essayer de les prédire ou de développer de nouvelles théories est un terrain de recherche passionnant pour les physiciens.

« Nous abordons ces questions en physiciens et essayons de décrire le monde qui nous entoure de manière quantitative.  Nous avons la chance de travailler à un moment carrefour où la biologie vit une révolution, où elle passe d’une science descriptive à un domaine de recherche marqué par la multiplication de mesures reproductibles, expliquées par des théories prédictives. Nous sommes contemporains de l’émergence de la biologie quantitative. Et l'abondance de données disponibles et la multiplicité des processus biologiques, nous pousse à dépasser les images schématiques et just-so-stories ».

Car c’est bien la complexité et l’abondance des données qui sont une source d’inspiration pour Aleksandra Walczac et Thierry Mora dont les contributions les plus récentes à la compréhension du vivant portent sur la diversité des récepteurs des lymphocytes immunitaires.

 

2/ Les données passées au crible de l’inférence statistique

Pour leurs recherches, Aleksandra Walczak et Thierry Mora utilisent toute la palette offerte par l’inférence statistique. Une boîte à outil clé, même si « cette technique est devenue assez standard. »
L’inférence statistique repose sur un ensemble théorique plus grand que le simple calcul de statistiques, telles que la fréquence ou la variance. Les méthodes basées sur le maximum de vraisemblance nécessitent de concevoir une méthodologie pour chaque cas. Les spécificités dépendent de l'approche utilisée mais en général elles permettent d'inclure la connaissance des processus sous-jacents et de discriminer ceux qui sont compatibles avec les données. Ces processus permettent ainsi d'obtenir plus d'informations sur les données et de modifier nos hypothèses.

Les deux chercheurs tiennent cependant à nuancer : « plus important encore, ce que nous faisons dans notre travail, et ce que font beaucoup de méthodes d’inférences statistiques modernes, c'est de prendre en compte la réalité des données, car celles-ci sont bruitées. Nous essayons d’abord de comprendre les propriétés de ce bruit pour chaque ensemble de données, puis de le corriger. Cela implique de connaître les processus biologiques et des contraintes physiques pour déterminer quels processus sont compatibles avec ces mêmes données. »

 

Entretien réalisé en collaboration avec Martin Rieu, doctorant au LPENS.