Hommages à Emmanuel Farhi

Puissance intellectuelle et générosité

Emmanuel Farhi, l'un des plus brillants économistes de sa génération, s'est éteint le 23 juillet 2020, à l’âge de 41 ans.
L'École normale supérieure est honorée de recueillir l'hommage de ses pairs et amis à l'homme brillant et intègre qu'il était, guidé par le souci du bien commun.

 

Normalien (promotion 1997, Sciences), professeur à Harvard, il reçoit le Prix du meilleur jeune économiste de France en 2013. En 2014, il fait parti des 25 meilleurs économistes de moins de 45 ans sélectionnés par le FMI. Il travaillait notamment sur la fiscalité, la macroéconomie et la finance internationale.

Emmanuel Farhi © Charlie Mahoney
Emmanuel Farhi © Charlie Mahoney

 La profondeur et la diversité de ses recherches sont époustouflantes.

Daniel Cohen

C’est avec une immense peine, un profond désarroi, que nous avons appris cet été la disparition d’Emmanuel Farhi, ancien élève de l’Ecole et Professeur à Harvard, à l’âge de 41 ans. Comme le dira Jean Tirole, avec lequel il a écrit de nombreux articles, Emmanuel était clairement sur la voie d’un Nobel. La profondeur et la diversité de ses recherches sont époustouflantes, qu’il s’agisse de la théorie de la fiscalité, du système monétaire international, de la macroéconomie financière ou de la croissance économique.
Reçu major à l’X, Emmanuel a choisi d’entrer à l’ENS pour se consacrer à la recherche. Il aurait pu être mathématicien (il est reçu 2ieme à l’agrégation), physicien (il a eu le concours général de physique), haut fonctionnaire (il fut admis au corps des Mines à la sortie de l’Ecole). Il a choisi d’être économiste, à la mémoire de son père André Farhi, spécialiste du développement, décédé quand Emmanuel avait 11 ans, peut-être aussi parce qu’il a pensé que l’économie lui offrait une méthode pour décrypter le monde. C’est l’une de mes plus grandes fiertés d’avoir pu contribuer à engager tant de jeunes et brillants normaliens, avides de savoirs, à prendre l’économie au sérieux. J’espère du fond du cœur que cette discipline ne les a pas déçus, qu’ils gardent, comme je crois que ce fut le cas d’Emmanuel, confiance dans la possibilité qu’elle offre de comprendre le monde pour le rendre meilleur. Ce fut, comme en ont témoigné ses amis, collègues et élèves, son ambition absolue.
J’ai toujours été frappé par la manière dont Emmanuel semblait vouloir masquer son intelligence par une forme de détachement amusé à l’égard du monde, comme une forme de politesse à l’égard d’autrui. Sa personnalité incluait une curiosité intellectuelle qui n’avait d’égale que sa générosité à l’égard de ses amis, de ses collègues ou de ses élèves. Pour lui rendre hommage, quelques-uns de ses proches amis, rencontrés tôt dans sa vie, au lycée, à l’Ecole, ou au cours de sa carrière, ont bien voulu partager leur regard sur sa personnalité, ses attentes, ses ambitions. Je les remercie d’avoir contribué à rendre hommage à Emmanuel. La personnalité si attachante, si profonde, d’Emmanuel irradie dans chacun de ces témoignages.

Daniel Cohen - Economiste - Directeur du département d'Economie de l'ENS.

 

...Discovering a hidden brother.

Philippe Aghion

It is not until Emmanuel joined the Economics Department at Harvard that I truly got to meet him. Meeting Emmanuel and getting to know him, turned out to be like discovering a hidden brother. Both his father and mine were Egyptian Jews who migrated to France. We discovered that our two fathers shared similar political opinions, stemming from a common revolt against the extreme poverty they had seen in Egypt. We also found out that they had the same close friend in common, the Development Economist Samir Amin. Samir was a prominent figure in Emmanuel’s childhood and youth, as he had been before in my own childhood and youth. Both Emmanuel and I chose Economics partly to pay tribute to our fathers but also to walk in Samir’s footsteps.
This brotherhood meant that Emmanuel was the only person with whom I could talk freely about pretty much everything. We would of course exchange at length about Economics. A question by Emmanuel was always so deep that quite often my immediate reaction would be to ask for one day or two before getting to him with tentative answers. His insights with Davis Baqaee on the importance of composition effects in explaining the rise in aggregate rents, inspired our current work with Begeaud, Boppart, Klenow, and Li. With Emmanuel we would also discuss recent books not to miss: Emmanuel made me discover Steven Pinker, I recommended Monique Canto-Sperber’s latest book “La fin des Libertes” to him. We would discuss French politics and geopolitics, with some training from our fathers. Or Art exhibitions: from Cambridge Massachusetts, Emmanuel would recommend exhibitions not to be missed in Paris. Occasionally, we would also share more private feelings or judgements about things: the idea being that only an Egyptian Jew could fully understand another Egyptian Jew.  
Many of us here share the same quest for excellence I am sure. But in Emmanuel’s case, this quest could turn into a deep guiltiness for not doing well enough, even though in reality he had already reached the top. Maybe this goes back to our fathers and mentor and to the French system pushing hard for us to never rank second at school.
If only Emmanuel could be back with us to see the unanimous tribute to him and his path-breaking academic contribution today and at the ESWC. If only he could be back to hear Emmanuel Macron and Christine Lagarde praising the deep influence he had on macroeconomic policy over the past fifteen years.
If only he had been here seating next to me when I googled his name last night and came across the following quote: “Every once in a decade or two, a bright star rises on the horizon and dazzles the profession with sheer brilliance. One such rare economist was Emmanuel Farhi”.
With Emmanuel we have lost not only the bright star of these past two decades, but also a fantastic human being. And I have lost my closest friend.

Philippe Aghion - Economiste - Professeur au Collège de France.

...Je n'ai pas retrouvé à nouveau un brio pareil.

Emmanuel Breuillard

Emmanuel et moi nous sommes rencontrés lors de la remise des prix du Concours Général, il avait 16 ans et moi 17, lui lauréat en physique, moi en maths. Nous avions beaucoup de choses en commun, le prénom bien-sûr mais surtout une même soif de connaissances, un même goût pour le travail et une même ambition tiraillée entre mille possibles. Nous devions ensuite partager deux ans de prépa à Louis-le-Grand, dans des classes différentes, mais cela ne nous empêchait pas de nous voir souvent à midi pour discuter de tout et de rien ou pour échanger des feuilles d'exercices. Lui me passait ses feuilles de maths et moi mes feuilles de physique (mes cours de physique étaient passionnants grâce à un jeune prof très dynamique et enthousiaste) et nous passions régulièrement du temps à la photocopieuse entre midi et deux dans la petite échoppe de reprographie qui se tenait au coin avec la rue Saint-Jacques. J'ai su très tôt, c'est lui qui me l'a dit dans un couloir à Louis-le-Grand, avec un air si triste que j'en ai eu la parole coupée, que son père était mort quand il était encore enfant. Cette peine on la sentait si forte qu'on aurait dit que tout le monde autour de lui l'avait intériorisée. Les camarades faisaient attention à lui. Fidèle en amitié, il avait noué des liens profonds au lycée notamment, la fameuse TS1 de Louis-le-Grand, qui lui sont restés jusqu'au bout.
L'été après les concours il a décidé d'intégrer l'Ecole Polytechnique, alors qu'il était admis à l'ENS. Encore en prépa nous avions longuement discuté des mérites des deux écoles et il était clair pour moi que je choisirais l'ENS en cas de réussite aux deux concours. Il était aussi clair pour moi que l'ENS était faite pour Emmanuel. Mais ce n'était pas clair pour lui, du moins au début. Début septembre, après un séjour militaire en Corrèze il a changé d'avis et il a tenu du miracle qu'il pût réintégrer l'ENS in extremis. J'accueillais cette nouvelle avec beaucoup d'enthousiasme. Nous devions passer toute la première année sur les mêmes bancs de l'ENS. Alors que pas mal d'élèves se spécialisaient dès leur arrivée en choisissant par exemple ou bien algèbre ou bien analyse, lui venait à tous les cours presque sans exception et récoltait la meilleure note aussi presque à tous les coups. Son appétit, sa rapidité à acquérir des nouvelles connaissances et sa force de travail étaient prodigieuses. Aujourd'hui avec mes presque vingt ans d'expérience comme mathématicien et chercheur, je crois bien ne pas exagérer en disant que je n'ai pas rencontré à nouveau un brio pareil.
Nous suivions le cursus maths-physique. En ce qui me concerne je trouvais important de continuer un apprentissage multi-disciplinaire et puis j'étais curieux d'en savoir plus tant en maths qu'en physique. Lui aussi. A la fin de la première année il a fait un stage de maîtrise en physique théorique, il m'en parlait souvent et je me souviens d'une longue discussion que nous avions dans la cour aux Ernests. Il était littéralement réjoui par les théories physiques qu'il venait de découvrir, qui donnaient enfin des éléments de réponse solides aux questions ontologiques universelles sur l'origine du monde ou la forme de l'univers. Et il m'exprimait alors sa déception devant le manque de culture scientifique de certains philosophes qui aujourd'hui débattent de ces questions à l'aveugle.
Je croyais qu'il allait poursuivre dans cette voie, mais une autre passion de le taraudait... Il voulait aussi s'attaquer à l'économie. Discipline nouvelle dont il me vantait les mérites intellectuels mais aussi les débouchés qu'elle pouvait offrir en dehors de l'université. Le charisme des profs d'économie de l'ENS qui étaient des gens cultivés, enthousiastes et plein d'énergie a beaucoup joué. C'était un plaisir de débattre avec eux et ils offraient une perspective, une ouverture sur l'étranger, le monde et la vie active qui malheureusement étaient moins immédiatement visibles, à nos yeux d'étudiants, dans les mathématiques et la physique. En deuxième année Emmanuel suivait deux DEA de maths, les cours d'économie du Delta et il préparait l'agreg de maths, en même temps! Tout s'est enchaîné ensuite assez vite, il a quitté les maths et la physique, une séparation que je ne pouvais pas vraiment imaginer avant qu'elle n'arrive, et puis nous sommes partis étudier à l'étranger. Nous nous sommes rencontrés par hasard à Roissy vers l'année 2000, il partait pour Boston ce qui allait être sa nouvelle vie pour les vingt années à venir. Nous nous sommes vus plusieurs fois en Amérique ou lors de ses passages à Paris, mais nous avons surtout gardé contact via nos amis communs, j'attendais de pouvoir le revoir et prendre de ses nouvelles. Il ne fallait pas attendre. Sa disparation est une perte immense et source de grande tristesse.

Emmanuel Breuillard - Mathématicien, professeur titulaire de la chaire sadleirienne à l'Université de Cambridge.

Le monde ne bénéficiera plus de sa puissance intellectuelle et de sa clairvoyance.

Stéphane Guibaud

Ce matin de juillet, je suis abasourdi et incrédule. Force, ressources intellectuelles et psychologiques, talent, succès – Emmanuel avait tout cela en surabondance. À l’automne 1997, avant même de le rencontrer, j’avais entendu parler de ses premiers hauts faits. Depuis, cela ne s’est jamais démenti : Emmanuel faisait partie de la crème de la crème de la crème. « Head and shoulders above the others », résumait Bengt Holmstrom à sa sortie de thèse au MIT. Une étoile filante.
Je repense à son profond ancrage dans la vie. À la manière dont il pouvait partir dans un grand éclat de rire. Au fait qu’il aimait les choses belles et bonnes – tel hôtel à Lisbonne, tel recoin des Pouilles, tel dîner au Rijksmuseum devant la Ronde de Nuit. À nos sorties nocturnes et animées à Londres. À la stimulation et satisfaction qu’il éprouvait, me disait-il, en travaillant sur un nouvel agenda de recherche. À son insatiable curiosité intellectuelle et à cette question récurrente : « T’as lu des trucs bien récemment ? ».
Ce matin-là, abasourdi et bouleversé, je pense à ses plus proches. À sa maman. À sa compagne (« Micol, comme dans Le Jardin des Finzi-Contini », m’avait-il dit un jour). À leur douleur.
Abasourdi et désorienté, je reviens sur certains signes, qui auraient pu trahir quelque chose de l’ordre de la souffrance. Un regard fixe, concentré, tendu au loin, les tempes serrées. Une grande réserve et une pudeur qui le rendaient parfois impénétrable. Aucun signe, en somme. Un peu de fatigue à force de voyager sans cesse pour aller de séminaires en conférences, de la lassitude, peut-être, et quelques discrets commentaires sur la petitesse de certains des « grands » parmi lesquels il évoluait, sur la mesquinerie de la profession. L’accès au sommet avait probablement requis pas mal de sacrifices. Je pense aussi à ce père qu’il avait vu partir si jeune.
La disparition d’Emmanuel est une perte incommensurable, qui touche bien au-delà de ses proches et de son entourage. Jean Tirole a su, dans un article du Monde, rendre hommage aux contributions d’Emmanuel à la recherche en économie. La tâche n’était pas aisée tant ses contributions furent nombreuses, diverses et profondes. J’admirais notamment leur ampleur et leur audace, et l’éclairage qu’elles pouvaient apporter sur des questions importantes de politique économique. Le monde et ceux qui le dirigent ne bénéficieront plus de sa puissance intellectuelle et de sa clairvoyance. Ses étudiants ne bénéficieront plus de son écoute bienveillante, de ses intuitions, de ses conseils et exhortations. Ses travaux demeurent – maigre consolation.
Emmanuel était une star mais savait rester humble et simple. Il se souciait de ses amis et leur était fidèle, qui me gratifiait lors de ses fréquents passages d’un SMS « Je suis là pour une semaine. Tu es dans le coin ? » avant de passer prendre un verre à la maison. Le lundi 8 juin, apparemment un peu las du confinement et des restrictions imposées, c’est par email qu’il écrivait « À bientôt en personne j’espère ». Ô combien nous aurions aimé que tu viennes nous voir à Paris, Emmanuel, ô combien nous aurions préféré qu’il en aille ainsi.

Stéphane Guibaud - Economiste - Professeur au département d'Economie de Sciences Po

Sa pensée combinait une recherche de simplification et une capacité à porter la complexité.

Augustin Landier

Je ne sais pas qui lira nos lignes. Nous aurions tous aimé que ce soit Emmanuel. C’est sans doute un peu l’espoir secret de tous les mots posthumes. Mais, plus réalistement, j’espère que quelques jeunes qui ne l’ont pas connu tomberont dessus, et que cela leur donnera l’envie de se plonger dans les travaux d’Emmanuel.
Les générations qui l’ont directement côtoyé savent combien les capacités analytiques d’Emmanuel étaient exceptionnelles. Pour tenter de caractériser ce qui fait que son talent s’appliquait bien à l’économie, je dirais que sa pensée combinait une recherche de simplification et une capacité à porter la complexité. La complémentarité des deux choses peut sembler évidente : en se délestant de la complexité inutile, on peut aller plus loin. Mais c’est en fait une disposition rare, et c’était la marque d’Emmanuel : ses présentations, en séminaire ou en conférence, étaient toujours d’une limpidité sidérante.
J’ai côtoyé Emmanuel à l’ENS puis au MIT où j’ai fait ma thèse, et nous avons continué de nous voir depuis. C’était un ami, pas un coauteur, et nos domaines de recherche en économie étaient très différents. Il me serait donc difficile de résumer ses contributions scientifiques ; elles avaient en commun de s’attaquer à des  problèmes ambitieux, quasiment fondationnels, de la macroéconomie. Sa recherche aura une postérité et j’espère que les jeunes qui nous lisent iront s’en imbiber et s’en inspirer.
Quant à moi, c’est l’ami plus que le chercheur que je regrette et auquel je pense beaucoup ces jours-ci, avec une grande tristesse. Il serait faux, bien sûr, de dire qu’il n’y a pas de lien entre le chercheur et l’ami : Parler (et marcher) avec Emmanuel vous forçait à sortir des sentiers battus ; Il conduisait ses interlocuteurs à expliciter un peu plus rigoureusement et honnêtement l’origine de leurs convictions. Le confort de vos certitudes sortait rarement indemne d’une bonne conversation avec Emmanuel!  Il savait, avec humour, mettre en cause les évidences infondées et les habitudes de pensée. Il avait pour sa part peu de certitudes, et gardait intacts sa capacité d’étonnement, d’amusement et de doute ainsi que le réflexe inlassable de creuser pour mieux comprendre. En bon chercheur, il avait plus de questions que de réponses.
C’était un convive irremplaçable, d’un humour acéré, curieux de tout, et d’un grand appétit. Son regard, mi grave mi caustique, sur la société, la politique, la vie académique, l’histoire, vont nous manquer, à nous ses amis. Et son rire, soudain et tonitruant…
Et c’est une dernière chose à confier aux plus jeunes : Chérissez et cultivez les amitiés que vous formez pendant ces années d’études. Elles ont une tonalité dont on ne réalise que plus tard le caractère unique. Vous serez témoins mutuels de la trajectoire des uns et des autres, de vos coups d’éclat et de vos hésitations, et du mystère des bifurcations de vos vies respectives.

Augustin Landier - Economiste - professeur de Finance à HEC

Il me semblait rayonner par l'hospitalité de son âme.

Christophe Litwin

Emmanuel était un être rare que je connaissais trop, et depuis trop longtemps pour ne pas être bouleversé par sa mort, hanté par son visage et sa voix jusque dans mes rêves—et trop mal pour me sentir la légitimité d’écrire plus que ce qui suit à son sujet. Ce qui m'a toujours frappé chez lui, dès nos premiers échanges en classe de seconde, sur les terrains de basket du lycée, puis à l’ENS, là encore souvent sous les paniers (il était devenu un excellent attaquant et un défenseur rugueux), et enfin au gré de joyeuses conversations nocturnes à New York il y a quelques années, c'était le fait que son intelligence mathématique de surdoué, puis, plus tard, la reconnaissance exceptionnelle qu'il avait acquise pour ses travaux, et sa brillante carrière à Harvard ne fissent jamais de lui un être clos sur lui-même. Il me semblait au contraire rayonner par l’hospitalité de son âme, toujours curieuse de recueillir les expériences et les réflexions des autres, toujours résolue au partage de tout cela, et en cela ouverte, bienveillante, généreuse, en outre souvent drôle et joyeuse. Sa mort pourtant—la violente détresse qui s'y exprime avec tant de brutalité—fragilise cette impression que j'ai toujours eue de lui. Comme si quelque chose de plus profond, dont il souffrait, était toujours resté clos, inaccessible, impénétrable et terrible. J'avais toujours entrevu cette part tourmentée de son être, mais il semblait tellement capable de la tenir en respect, et tellement habité... Puisse son âme aller maintenant en paix.

Christophe Litwin - Maître de conférence en études françaises et européennes à Université de Californie à Irvine

...Une certaine lucidité, celle des rares qui savent qu'ils sont là pour guider.

Florent Massou

Emmanuel. Je l’ai rencontré pour la première fois en 2002, alors que nous prenions le chemin de l’école des Mines. Il venait d’en face, de la rue d’Ulm, après quelques années passées à l’école normale supérieure. Je venais de ma banlieue dorée du plateau de Saclay, prison d’argent construite sur de vulgaires marécages. Nos trouvailles au cœur du quartier latin avaient des airs de fête. Nous nous lancions dans un cursus de trois ans, entre conférences passionnées sur une multitude de sujets, et stages d’entreprise pour ouvrir nos horizons formatés aux œuvres académiques. Nous étions très peu nombreux, une quinzaine, dans cette promotion, ce qui nous permit très vite d’établir des relations de proximité. Ce qui me marqua dès ces premiers jours chez Emmanuel, fut sa curiosité sans limite sur les gens et les choses. Là où après quelques semaines, je savais déjà de quel côté mon cœur penchait en termes d’amitiés à creuser parmi mes congénères, il démontrait une insatiable faculté à loger chacun et chacune à la même enseigne, en lui donnant un temps équitable de camaraderie. Cet égalitarisme, entremêlé de neutralité affective, m’avait particulièrement surpris. Après seulement quelques semaines, nous nous quittâmes pour rejoindre nos entreprises réciproques, et c’est avec une certaine complicité que nous continuâmes à nous écrire tout au long de l’année.
Pour notre deuxième année, nous avions décidé tous les deux de partir aux Etats-Unis, un retour dans le cas d’Emmanuel, pour poursuivre notre parcours dans le milieu de la recherche. Par je ne sais quel truchement, Emmanuel avait déjà entamé une thèse d’économie, qu’il comptait bien terminer dans l’année sur les bancs du MIT. Cette année fut très importante dans nos vies car nous passâmes de longues heures ensemble à nous demander ce que nous pourrions bien faire à l’avenir. Quand l’univers des possibles est vaste, il ne laisse finalement que l’angoisse comme terreau de fertilité sur lequel nous espérions que pousserait spontanément la voie de notre destin. Mais rien ne se passait, rien ne semblait clair, rien ne nous éclairait sur le chemin à emprunter.
Ces réflexions ne connurent un aboutissement que l’année suivante, alors que nous étions revenus au cœur du quartier latin. Emmanuel hésitait, hésitait fort, entre la continuité de sa carrière académique, un début de carrière de haut fonctionnaire avant de se mettre dès que possible à l’assistance d’un quelconque cheval politique, ou bien la vie industrielle, au sein de laquelle un parcours tout tracé l’aurait conduit à la tête d’une grande entreprise. Il aurait pu tout faire, certainement l’aurait-il voulu aussi (à l’image de son cursus universitaire baroque où il menait de front des études diverses et variées) ; cependant il fallait choisir, et nos longues marches le long du boulevard Montparnasse ne parvenaient jamais à aboutir une quelconque conclusion. Là où il voulait tout faire, il ne le pourrait pas, et ce deuil était le berceau d’un tourment d’hésitations infinies. Au fil du temps, nous affinâmes néanmoins les critères de choix. Emmanuel voulait influencer, il voulait mettre ses capacités au service de quelque chose qui le dépasse, qui étende son rayonnement. Je n’ai jamais senti d’égo déplacé dans cette ambition primaire, mais seulement une certaine lucidité, celle des rares qui savent qu’ils sont là pour guider. Les options devant lui étaient alors simples : guider des millions par la politique, guider des milliers par la vie industrielle, ou bien guider indirectement, par la pensée, cette pensée qui ne nécessite pas de troupes mais qui diffuse ses effets au cœur d’une société par la puissance de ses raisonnements fondateurs.
Au cours de ce douloureux parcours, je pense qu’Emmanuel prit conscience qu’il n’avait certainement pas l’âme d’un chef de meute, pour lequel les tripes et les humeurs sont aussi déterminantes que les raisonnements. Il n’avait pas non plus la rondeur, la souplesse, la malice et l’arrivisme d’un chef de parti, l’éloignant d’une carrière politique en première ligne. Il réalisa je pense, qu’au fond de lui, il était fait pour diriger une école de pensée, et que son influence sur les hommes ne serait jamais directe, par la précision des décisions et la maîtrise de leur exécution, mais qu’elle viendrait de la puissance, de la diffusion, de la conquête de ses idées. C’est à ce moment-là qu’il fit le deuil de ses destins parallèles pour revenir aux Etats-Unis et y mener sa carrière universitaire.
Emmanuel n’était pas un homme qui se confiait aisément. Sa soif insatiable de la connaissance des autres lui permettait d’agrémenter sa bibliothèque de la vie, sans qu’il ne laisse vraiment présager à son interlocuteur de ce qu’il ferait au fond de lui de toutes ces scènes compilées. Atteindre ses sensibilités était un parcours intéressant, dans la façon notamment de lui faire baisser la garde. Dans les années suivant son exil aux Etats-Unis, nous nous revoyions régulièrement, au fil de ses retours réguliers à Paris, puis à Toulouse où je déménageai. Emmanuel, malgré sa silhouette élancée, soulignée la plupart du temps par des tenues sombres près du corps, Emmanuel adorait la bonne chère. Nos repas étaient donc une mise en condition progressive de son bien-être, où je lui servais magret de canard, saucisses de Toulouse ou côte de bœuf, agrémentés des breuvages idoines flattant le palais de mon hôte. De l’entrée au dessert, nous avions le temps de parcourir l’actualité politique, les aventures industrielles, les aléas administratifs, la marche du monde, et les souvenirs qui, ce jour-là, décidaient de remonter à la surface. Puis, avant le départ, venait le dernier verre, souvent un Armagnac, pour l’accompagner au retour dans son monde.
Ce moment-là, comme une parenthèse dans un univers de contrôle, ouvrait parfois une lucarne éphémère dans son monde intérieur. Il pouvait alors me parler de ses amours, de sa mère, de sa famille, de son monde universitaire. Il évoquait parfois la fatigue, celle de ses déplacements, celle de ses exigences, celle de la discipline qu’il s’infligeait afin de devenir au plus vite la référence mondiale qu’il souhaitait être pour influencer. Il était souvent en colère contre tous les rentiers du monde qui vivent sur leur passé, sur leurs acquis, sur leur aura dépassée mais qu’ils cherchent toujours à imposer. Il parlait de la violence de certains propos, de certaines postures, quand des mois de travail pouvaient être anéantis au cours d’un séminaire par quelques mots d’un ponte au piédestal pourtant bien usé. Il volait bien plus haut que cette mesquinerie d’estrade. Il en était d’autant plus préoccupé qu’elle l’atteigne. Il valorisait les moments magiques de création qu’il parvenait à dégager avec ses complices économistes, et la joie de défricher, déblayer, structurer de nouveaux pans de la pensée, éclairant le monde perdu au fil de ses crises. Je l’avais senti particulièrement fier, lors de notre dernière rencontre, du rapprochement qu’il avait initié entre micro et macro-économie. Il rigolait aussi des économistes de façade, sans moquerie, mais seulement avec ce sens du positionnement qui démontrait aussitôt sa distance envers les facilités de l’esprit.
Emmanuel pouvait être très intimidant intellectuellement. Et je me souviens de certains essayant de réciter leurs gammes pour ne pas paraître stupide à ses côtés, évidemment de façon bien trop artificielle pour ne pas heurter ses sens aiguisés. L’exigence d’Emmanuel n’avait pas de limite, mais elle s’appliquait à lui-même bien plus qu’aux autres. Elle ne s’encombrait pas du politiquement correct. Cette exigence ne lui laissait jamais de repos, elle tendait sa vie comme un arc pointé vers l’aboutissement ultime de ses recherches et de ses ambitions. Les contingences de la vie, de la politique ou de la lenteur pouvaient être un fardeau dans son univers, ou dans son quotidien. Les lames de sa pensée taillaient dans le vif des problèmes du monde quand ses sables émouvants pouvaient le freiner dans sa course. Ses ailes de géant l’empêchaient parfois de vivre simplement, jusqu’à l’empêcher, à notre plus profonde tristesse, de simplement vivre.   
Une rencontre avec Emmanuel pouvait se finir tard, mais elle s’arrêtait toujours trop tôt. Trop tôt pour refaire le monde pour la Nième fois, trop tôt pour comprendre le sien, trop tôt pour lui dire qu’on l’aimait, lui qui peut-être avait besoin de l’entendre. Finir trop tôt, tout cela finit trop tôt, et notre prochain repas se fera bien trop tard.

Florent Massou - Ingénieur des Mines.

Sa démarche intellectuelle consistait à toujours remonter à la source des questions.

Steve Ohana

J’ai connu Emmanuel à mon entrée au Lycée Louis-Legrand en seconde. Assez vite, nous avons noué une amitié intime, la plus fondatrice de mon existence. Notre connivence, qui était à la fois familiale, scolaire, professionnelle intellectuelle, artistique, sportive et affective, m’a toujours inspiré et poussé en avant jusqu’aujourd’hui. Nous nous voyions moins souvent depuis son départ aux Etats-Unis mais notre lien est toujours demeuré très fort malgré la distance, même dans le silence.
Pendant nos années de lycée, j’ai pu reconnaître en lui les qualités qui allaient lui permettre de briller plus tard dans sa carrière de chercheur. Il avait une curiosité insatiable, une grande ouverture d’esprit, une capacité de travail exceptionnelle, une exigence extrême envers lui-même, un engagement total dans ses études. Mais c’est en terminale, à l’occasion du concours général de physique, auquel je me suis préparé avec lui, que j’ai réellement découvert son génie. Alors que j’avais une très grande difficulté à comprendre les énoncés des années précédentes (qui n’avaient aucun rapport avec les sujets étudiés en cours), Emmanuel les résolvait avec une facilité déconcertante, comprenant immédiatement, sans besoin d’explication supplémentaire, la logique qui les sous-tendait. Il a fini sans surprise à la première place du concours, ce qui marqua le début de son envol.
Au niveau humain, Emmanuel était un être extrêmement sensible mais en même temps très pudique, dévoilant difficilement ses sentiments. Quand on le connaissait suffisamment bien, il était malgré tout possible de deviner ce qui l’animait profondément. Il aimait les gens droits, humbles, intègres, généreux. Quand il en parlait, ses yeux brillaient d’admiration et d’envie, car c’était l’idéal vers lequel il souhaitait tendre. Il avait lui-même une très grande intégrité intellectuelle et morale. Le mensonge, l’envie, l’hypocrisie, l’arrogance, le dogmatisme, la vanité, la mesquinerie, l’opportunisme, le cynisme, l’arrivisme, la quête de pouvoir, la volonté de domination lui étaient étrangers et leur manifestation chez les autres suscitait chez lui un mélange d’ironie, de déception et de dégoût. Ce n’est pas un hasard s’il a été tellement marqué par la lecture de Belle du Seigneur d’Albert Cohen. Les pages sur les « babouineries » dont il se délectait ont je crois été pour lui un reflet de ce qui le choquait le plus dans la condition humaine.
Emmanuel était poussé par une immense ambition, mais celle-ci était avant tout intellectuelle. Il aspirait non seulement à tout comprendre mais aussi à utiliser sa compréhension intime des sujets les plus complexes pour tenter d’avoir un impact positif sur la société. Je pense que c’est ce qui l’a poussé à se diriger vers l’économie aux dépens des mathématiques ou de la physique théoriques, deux domaines dans lesquels il aurait également pu briller. Je me souviens des premières discussions d’économie alors qu’il suivait ses premiers cours d’économie avec Daniel Cohen à Normale Sup et que se développait sa passion pour cette discipline. La science économique lui convenait à merveille car Emmanuel excellait à la fois dans la conceptualisation mathématique et dans le maniement des idées. Débattre avec lui était une expérience sans pareil. On pouvait discuter avec lui d’absolument tous les sujets, des plus triviaux aux plus métaphysiques. Et sa façon d’aborder les choses n’était jamais dogmatique. Je l’ai vu plusieurs fois changer d’avis sur certains sujets, et il le faisait avec une grande modestie et une grande fluidité d’esprit. Ses paroles étaient toujours réfléchies, quoique parfois un peu elliptiques - il m’a fallu dans certains cas quelques années pour en comprendre à retardement le sens et la portée… Elles témoignaient d’un immense recul, d’une vue à la fois profonde et synthétique des sujets en question. Il ne manifestait pour autant jamais la moindre arrogance ni la moindre pédanterie, il écoutait les autres avec respect et plaçait la quête de la vérité au-dessus de son ego. En économie, il était tout à la fois admirateur de Keynes et de Friedman sans jamais ressentir la nécessité de « choisir un camp ». Il a apporté des contributions décisives dans au moins quatre domaines différents de sa discipline, ambitionnant de réconcilier microéconomie et macroéconomie à travers une approche novatrice des réseaux de production. Sa démarche intellectuelle consistait à toujours remonter à la source des questions, en tentant de dérouler le cheminement des idées, de comprendre pourquoi la connaissance en était arrivée là où elle se trouvait et si le chemin qu’elle avait pris était vraiment le seul possible et le bon… Aussi lisait-il Karl Marx dans le texte (je me souviens de son rire plein de malice quand il m’a raconté avoir repéré une erreur mathématique dans Le Capital…). Récemment, il s’intéressait aux dernières découvertes anthropologiques sur les origines de l’Humanité…  
Emmanuel avait un très grand sens esthétique, que l’on peut d’ailleurs déceler dans la « beauté » de ses modèles et articles. C’était autant un mathématicien qu’un penseur et un esthète. C’est probablement cet aspect de sa personnalité qui le faisait nourrir une nostalgie pour la France, dont le raffinement, en particulier culinaire, lui manquait (Emmanuel pélerinait pour déguster notamment ses légendaires « poireaux-vinaigrette » à chaque visite dans son pays natal…). Ses critiques littéraires, gastronomiques, cinématographiques etc. étaient toujours affûtées, pointant des aspects que je n’avais pas perçus au premier abord.
Emmanuel était aussi et surtout un ami fidèle, attentif et bienveillant. Je me souviendrai toujours de sa présence chaleureuse comme témoin à mon mariage, de son regard attendri lorsqu’il a pris ma fille dans ses bras quelques jours après que je suis devenu père, et aussi de ses sincères compliments à chaque fois qu’il me demandait de lui envoyer une photo plus récente de mes enfants… Je ne fus donc pas très surpris quand il me confia qu’il voulait un jour lui aussi devenir papa… J’ai toujours pour ma part considéré Emmanuel comme un frère, plus jeune que moi de deux petits mois, mais en même temps si grand par son empreinte.  Aujourd’hui, ce frère n’est plus. Mais sa lumière continue de vibrer en moi. Plus fortement que jamais.

Steve Ohana - professeur des finances

Il était aiguillonné par le sentiment de l'urgence à éviter les mauvais choix économiques.

Julien Tiphine

Emmanuel, lycéen, étudiant, chercheur, enseignant, avait gardé, dans toute sa concentration et son courage de prendre toujours la plus forte pente, l’abstraction la plus difficile, l’approche la plus audacieuse, pour la vision la plus large, le sérieux des enfants qui jouent, qui jouent à comprendre, à résoudre et à construire, et la malice de celui qui joue un tour à la vérité en la trouvant, et court la partager avec ses amis.

Passionné par un article en cours, la progression difficile, à coups de machettes mathématiques, dans la jungle des données et des contradictions, recherchant l’élégance de la simplicité et de la généralité d’un modèle, impatient de retourner au bureau, ou sur un coin de table ou d’écran, le perfectionner encore, il se régalait aussi à l’avance des coups à donner, à rendre, à esquiver, dans le pugilat académique, amical et féroce, des présentations, des conférences, des séminaires.
Appelant d’un aéroport lointain, en route pour une conférence - certainement - cruciale de banquiers centraux, ou allant sans peur défendre son dernier papier, sur les terres adverses, face à de vieux maîtres et de jeunes preux - il pouvait pour la forme regretter la fatigue, le jetlag, les attentes, les absences - mais si on se risquait à lui dire qu’il pouvait en faire moins, rester un peu en Grèce, après cette conférence à Athènes, ou dans le Colorado, lever le pied… - bien vite il répondait ‘Non, non, là il faut y aller, c’est important, tu comprends, avec - David, Daniel, Philippe, Tirole, … - là on a fait un super truc, c’est super nouveau, attends je t’explique, si, simplement, tu vas voir, bon tu prends tous les taux, là, et puis les résultats de, et avec ça tu peux montrer que’...
A côté et tout autour de cette vie de sportif de haut niveau, enthousiaste, exigeant, combatif - qui ne lui faisait pas oublier la course, le basket, le squash, le ski, la voile, lui qui connaissait les entrées de ports bretons comme les rues et les librairies de la rive gauche - Emmanuel savait, même dans les plus grandes fatigues, être d’inaltérables gentillesse et curiosité - rester toujours généreux de son temps, dont il parvenait, travailleur et voyageur acharné, à ne jamais faire sentir la rareté ou la fatigue - immédiatement intéressé par un nouvel être humain, son visage, son livre, sa langue, ses idées, ses origines, ses projets - faisant de toute rencontre, dans une délicatesse recueillie, chaleureuse et attentive, la chose la plus précieuse, rare, fragile qui soit, au bord de quelque chose qui toujours peut disparaître.
La vie qu’il avait choisie, et sans cesse choisie à nouveau, sportive, presque guerrière, d’un champion de sa discipline - et entraîneur attentif de la jeunesse universitaire qui l’adorait - l’a emmené très haut, très vite, vers l’abstraction et l’ambition intellectuelle les plus grandes, auxquelles il ajoutait l’exigence morale : il était aiguillonné par le sentiment de l’urgence à éviter les mauvais choix économiques, ceux qui font que, pour tout un pays, il peut être trop tard, que les chances de la jeunesse, et des plus fragiles sont gâchées. La science économique le passionnait aussi comme médecine, pour prévenir, ou soigner, les crises, et ce qu’elles veulent dire de pauvreté, parfois de guerres, toujours de malheurs humains - et pour cela aussi sans relâche il publiait, il enseignait, il venait défendre ses idées, conseiller les gouvernants.
Aujourd’hui, le pire est arrivé, et notre perte est immense. Avec l’oeuvre, les élèves, les souvenirs qu’il nous laisse, l’ombre portée par son absence s’allonge toujours plus - et se tourne vers nous - a-t-il eu la vie, ou, hélas, la demi vie, intense, forte, dure, utile, qu’il avait toujours voulue ? Peut-être, oui, sans doute, je pense, oui.

Julien Tiphine - Cadre dirigeant, Direction générale de Pôle emploi et Direction régionale Grand Est.

Nous avions une quinzaine d'années, et nous nous étions connus...sur les terrains de basket de la cour Victor Hugo.

André Puong

« Qu’est-ce qu’il a grandi ! ». Telles fut ma première pensée, mon Cher Emmanuel, quand je te vis au retour de l’été 93, au cours duquel tu avais grandi de cinq bons centimètres. Nous avions une quinzaine d'années, et nous nous étions connus quelques mois auparavant sur les bancs du lycée Louis-le-Grand ; ainsi que sur les terrains de basketball de la cour Victor Hugo, où nos corps gauches de lycéens studieux s'étaient tant épuisés à imiter, comiquement, les athlètes américains de notre génération. Ces quelques centimètres t'avaient fait entrer dans un corps d’adolescent, mais n’avaient pas suffi à t’enlever une âme d’enfant que tu avais conservée jusque dans ta vie d'adulte.
Une âme pure qui se manifestait par ta curiosité intellectuelle et ta quête de la « vérité ». Il n'avait donc pas été surprenant que nos études scientifiques t'eussent poussé dans la voie de la physique théorique, avant que tu ne découvris les sciences de l'économie qui devaient finalement devenir ton sacerdoce. Des années plus tard, malgré tes succès d'économiste si vite acquis et même dans ce que tu appelais “la jungle académique”, tu avais gardé une approche pure et humble de ta vocation, ancrée dans les principes de la science fondamentale et la quête de sens. 
Le mot « simplicité » décrit justement ta personnalité et ton rapport avec les gens qui ont eu la chance de te connaître. Simplicité d’autant plus remarquable quand on sait la complexité des concepts mathématiques et économiques que tu maniais avec virtuosité ; une simplicité qui s’exprimait dans l'authenticité et la fidélité de tes amitiés, qu’elles fussent de longue date ou non ; une simplicité qui se traduisait par une vie sans ostentation et les joies que tu tirais de manière égale de tes recherches, de repas partagés avec des proches ou de simples balades dans la nature ; enfin, une simplicité qui prenait aussi forme dans la clarté de ton intellect et des principes auxquels tu adhérais, sur des sujets variés et au-delà de l'économie.
Ta jovialité et ton sens de l’humour sont également gravés dans ma mémoire. De nombreux souvenirs que je garde de notre longue et belle amitié sont  les moments où résonnaient ton rire fort et sincère, qui n’avait guère changé au fil des années. Tu pouvais encore rire aux éclats en regardant (sans mépris) un « reality show » américain tout comme tu riais aux gags des Guignols de l’Info ou d’un Groucho Marx lorsque tu étais plus jeune. Tu portais un regard empathique mais amusé à peu près sur tout, un trait qui caractérisait ta bonne humeur ; et qui rendait si précieux le soutien amical que tu m’as prodigué à divers moments de ma vie.
Mon « Manu », nous te disons un simple et grand merci : d’avoir partagé avec nous ton regard incisif et ta contribution intellectuelle sur des sujets d'importance ; et pour les plus fortunés d'entre nous. de ton amitié sincère et indéfectible, et surtout de nous avoir fait entendre ton rire d'enfant.

André Puong, diplômé de l'École Centrale Paris et du Massachusetts Institute of Technology.

...It has felt like a huge collective loss.

Karine Serfaty

It was a summer night after the strictest lockdown had been lifted. Normalcy seemed out of reach. Everything felt a bit unreal. Yet at a different level life was down to its essential quality of just being, all too real and pressing. Then I heard that Emmanuel had passed. I felt incredulous and all too understanding at the same time. Despite the deep affection many felt for him, and his congenial personality, Emmanuel was always so outstanding, and not easy to truly reach. It had to be a lonely place.
The news only really landed the next day, when I announced it to a mutual friend, and felt the shockwave hitting her. Thinking about my relationship with him and talking with a few friends, it has felt like a huge collective loss and one of those unsolvable riddles life sometimes throws at us.
Our friendship started with our fathers who met during their studies. We then were in high school, and at ENS, at the same time. But I only really got to know Emmanuel much later in Boston, where we both lived for several years after our PhDs. He was teaching at Harvard, and I had veered away from economics to pursue a business career. We shared many walks, discussions, diners, bike rides. And a few books of his on my shelves will continue to signal his presence, his curiosity and his thirst to always discover more. ‘Have you read anything good lately? Seen a movie? Is there an exhibition I should visit in Paris? In New York?‘ were some of his trademark questions. The range of his interests and relationships was as dazzling as his pioneering work in economics. He was completely plugged in, always on, cultivating friendships and experiences as well as deploying his brilliant analytical mind to contribute to the world of economic research and policy.
This loss, of one of the most promising people of our generation, gone so young, hits particularly hard. Many have emphasized the promise of a Nobel prize, or the full unfolding of his contribution to economics and policy, that we will miss out on.
I will mostly miss him as a friend, and try to find some inspiration in a life lived intensely, and in the many friends and colleagues whose affection for him runs very deep.

Karine Serfaty, Chief data officer à The Economist.

Clearly on the Nobel track

Jean Tirole

It is an honor for me to pay homage to Emmanuel Farhi, the scholar, the intellectual actively involved in public life, the teacher, and the friend. It is a challenge too, as in none of these dimensions will I be able to do justice to who he really was.
Youth. Emmanuel grew up in Paris. His father, André Farhi, was a development economist. Emmanuel’s family on the father side came from Alexandria. The Farhi family was a prominent Jewish family in Egypt, Lebanon and Syria. Emmanuel facetiously talked about his ancestor Haim Farhi, who was advisor of Ottoman Jazzar Pasha in Akko (Saint-Jean-d'Acre). Emmanuel’s mother, Danièle Debordeaux, is a social policy specialist.
He was an outstanding student. Ranked first at the age of 16 in the French high school competition in physics, he could have become a physicist. The assistant of Cédric Villani, 2010 Fields medalist, he could have become a top mathematician himself.  I could equally have envisioned him a startupper or a top civil servant; indeed, he long hesitated to continue his career within the corps des Mines, the elite French civil-service corps. But reading Paul Samuelson’s text convinced him that economic ideas are an alternative route to making this world a better place, and so he opted to study for an economics PhD at MIT.
Contribution to economics. I will not review his contributions, clearly on the Nobel track, as doing so properly would require hours, probably days. Conferences will be organized to that purpose. Suffices it to say that Emmanuel transformed the theory of taxation, macroeconomics, and international finance. But I can share a few thoughts about his scientific approach, focusing on four traits.
Emmanuel was unabashed about being a theorist. While he welcomed the data revolution, he believed in the power of ideas. And the realm of ideas was his kingdom. He felt that, while facts are important, they need a framework to become compelling. Theory further supplies the normative structure, that enables the move to policy recommendations, which were central to his career choice. In this respect, as in many others, Emmanuel was the worthy heir of the founders of the Econometric Society: When in 1930 the likes of Irving Fischer, Ragnar Frisch, Joseph Schumpeter, Divisia, Roy, Hotelling or Keynes founded our society, they aimed at unifying theoretical and empirical approaches and at “creating a society for the advancement of economic theory in its relation to statistics and mathematics”.
Second, although Emmanuel loved mathematics and was as proficient at it as any in the profession, he was not blinded by the tool. The elegance of his models was at the service of making ideas accessible, not of demonstrating technical prowess.
The third permanent trait was doubt, the DNA behind his research. He was distrustful of fads, certainties and preachers. He wanted to avoid the mistakes of the true believers. He was agnostic and let his science take him wherever it would lead, perhaps in unexpected directions. As a macroeconomist, his work can probably be best described as Keynesian, although he did not really care about labels. Again, not by falling into the trap of thought-hindering prior beliefs, but by analyzing the conditions of Keynesian economics’ validity and its limits. His pathbreaking work made explicit the microeconomic imperfections at the root of macroeconomic failure, so as to build a normative analysis and thus formulate economic policy recommendations.
The fourth trait capturing Emmanuel’s research is patience. In an interview given in April, and taking his recent work on value chains with David Baqaee as an illustration, he emphasized that good research requires a sustained effort (he invited the French journalist to a rendezvous in a few years); and that communicating this research calls for being transparent on empirical uncertainty and candid about the limits of our knowledge.
His research notably focused on slow price adjustment, on the difficulty Central Banks face to bring nominal interest rates below zero when cash guarantees a steady nominal return, on the solvency constraints of banks and companies, on the liquidity available in the economy, on the constraints imposed by a monetary union on macro policy, and on economic agents’ behavioral anomalies. His work, which will continue to be central in the post-Covid economy, had a sole purpose: contributing to the common good by improving our economic policies.
When contemplating what he had already achieved by the age of 41, one cannot help experiencing a sense of huge scholarly loss, shuddering at the thought of the missing ground-breaking work that will never happen.
Public service. Today, we are honoring Emmanuel in his capacity as program Chair of the World Congress. More broadly, he was devoted to making valuable public service contributions. A Member of the French Government’s Council of Economic Advisors from 2010, he was deeply involved in French intellectual life. On the fatal day of July 23rd, four weeks ago today, a couple of hours before his death, he took part in a meeting of the French president’s “commission of experts on the major economic challenges", which Olivier Blanchard and I have the honor of chairing.
His intellectual qualities and his always well-argued dialogue made him a much sought-after advisor to public decision-makers worldwide. Always willing to help design and promote good economic ideas, he was a public intellectual. But not of the dogmatic kind. Always open-minded and in scientific doubt. Searching for the common good.
A voice of conscience for our profession. Emmanuel felt that he had chosen a wonderful occupation; he loved his work, his colleagues and his students. Yet, he thought we could do better collectively: take better care of students and junior faculty; be less competitive; listen more to others; show more respect and interest for those who work in different fields and with different approaches; restrain from using the media and the social networks to arouse interest in one’s work prior to peer validation. It is true that our desire for recognition, which is human and a key motivator for accomplishment, sometimes grows into narcissism and distracts us from what we are meant to serve, science.
We are all aware of our individual and collective shortcomings, but Emmanuel was more mindful than most of us about the need to strike the right balance between self interest and other-regarding behavior. With his meritocratic upbringing, he valued hard work and expressed outrage at the little arrangements and self-promotion that plague any profession, including ours.  
Those reflexions about our scientific duties, which he shared amicably with his friends over dinner, were not meant to take the high moral ground; that was definitely not his style.
Most importantly, he implemented his standards as a colleague and a transmitter of knowledge. He could talk enthusiastically about his own work without ever overselling it, and only after listening to his colleagues’ own research. He was very kind to students and junior faculty. Nicolas Werquin, a young TSE researcher, accurately summed him up: “Emmanuel was a real role model for me. I of course admired his extraordinary intelligence and his depth of mind whenever we talked about research, but also the attention he paid to young researchers, his humility, generosity and kindness.”
Human being. Indeed, over the last four weeks, I have received many messages about Emmanuel from people from different horizons- economists, former classmates, childhood friends, other friends, students. These messages emphasized that with all his talent, Emmanuel could have been more than full of himself; and that instead he always remained modestly attentive to others.
“Farhi” in Arabic means “joy”. And, beyond the gentle melancholia that you can discern in some of the pictures, joyful he was; he could talk passionately for hours about politics, arts, literature, movies or good food. He was a sportsman, who had tremendous stamina when jogging, hiking or playing squash and tennis.
Emmanuel was a wonderful human being, and having friends like him is what gives us joy in our professional life beyond the sheer pleasure of research and teaching. For those of us who have had the privilege to have known him, it is hard to imagine a seminar or a conference without him, a dinner without his smile and laugh, and the loss of his support, insights, and friendship.
Let us do our best to keep his memory alive and to focus on remembering his talent, his intellectual legacy, his mentoring, and the good times spent with him.
So long, Emmanuel

Jean Tirole, Economiste, prix Nobel d'économie 2014
Econometric Society World Congress, August 20, 2020

Il nous rappelait toujours aux fondamentaux : où est la friction, où est l'inefficience, que doit faire l'intervention publique.

Charles-Henri Weymuller

Emmanuel a été mon directeur de thèse de 2009 à 2013 à Harvard. C’est lui qui m’a donné le goût de la recherche, qui m’a accompagné avec tant de patience et de pertinence pendant ces années de doctorat, faites d’apprentissage, d’avancées et d’impasses. C’est lui qui était depuis lors ma référence dans l’analyse des enjeux économiques de tous ordres. Sa disparition nous laisse, nous ses élèves et étudiants, dans une douleur et un vide immenses. Emmanuel était une personnalité hors du commun, tant sur le plan intellectuel que sur le plan humain.
Emmanuel, c’est avant tout une intelligence fulgurante, une intelligence qu’il a mise au service de la science économique. Il n’avait pas l’intelligence arrogante ou de confort, mais bien tout le contraire, une intelligence exigeante, assoiffée de compréhension et de réponses. Il était mû par les très grandes questions. Il voulait authentiquement mieux comprendre le monde économique dans sa globalité, ses lois, ses déséquilibres, ses paradoxes, en vue d’en améliorer la marche. Pour ce faire, il était convaincu que la modélisation théorique et la conceptualisation sont nécessaires à la compréhension d’ensemble des comportements humains en matière économique. Il était bien conscient que tout n’est pas rationalité dans le monde, que les individus comme les modèles ont leur limite, mais au lieu de verser dans le défaitisme il en tirait la motivation de pousser plus loin les limites de la pensée.
C’est avec cette volonté chevillée au corps qu’il a éclairé les plus grandes préoccupations macroéconomiques contemporaines, notamment : pourquoi les économies tombent en récession et comment y faire face, pourquoi les politiques économiques de stabilisation atteignent vite leurs limites, quelles sont les conséquences macroéconomiques de la rationalité limitée des individus, pourquoi les taux d’intérêt sont aussi bas, quels sont les déterminants de la productivité agrégée et de la croissance, pourquoi les flux financiers sont aussi instables et comment les réguler, comment réduire les inégalités et garantir une justice économique réelle. A chacune de ces grandes questions, souvent posées depuis plusieurs décennies ou siècles sans réponse probante, il a apporté une perspective inédite et convaincante, fondée à la fois sur sa connaissance encyclopédique des travaux passés, sa lecture des faits empiriques et les résultats de ses modélisations théoriques sophistiquées. C’est un trait marquant de son immense contribution, au-delà de la largeur du spectre de ses travaux : à chaque fois, il a revisité des paradoxes anciens ou donné sens à des phénomènes mystérieux observés par tous, sur la base d’une idée-clé ou d’une conceptualisation ultra-poussée, tout en pouvant l’expliquer pédagogiquement avec clarté et facilité. Non seulement ses résultats, mais aussi sa méthode, resteront un modèle de ce que peut apporter la science économique.
Si sa recherche était consacrée aux très grandes questions, cela ne l’a pas empêché d’agir à la frontière académique de quasiment tous les domaines de recherche, en macroéconomie et plus largement. Tous ses collègues et étudiants se rappellent ses interventions en séminaire : de si nombreuses fois, dès les premières minutes de présentation d’un tout nouveau projet de recherche, il en avait appréhendé l’enjeu, il avait tout de suite identifié où était la contribution potentielle, ou au contraire l’incohérence ou la redondance. Son avis était toujours recherché, il était toujours exprimé avec calme et respect même quand il était sévère ; son avis était écouté par tous, il était souvent décisif.
Au-delà de l’arène des séminaires, le nombre incommensurable d’heures qu’il a passées à superviser ses nombreux étudiants révèle son engagement auprès des élèves et de la communauté scientifique. Il a endossé son rôle de mentor avec altruisme, avec passion, avec exigence. Les moments les plus marquants de mon doctorat ont été les échanges en tête-à-tête dans son bureau. Il avait cette capacité à trier le grain de l’ivraie, quelle que soit la quantité d’ivraie qu’on lui soumettait, cette capacité à repérer que l’on pouvait faire bien plus simple et plus puissant, et à nous le faire réaliser patiemment. Je me souviens avoir passé de longs instants à son tableau velleda à clarifier les enjeux et les mécanismes, sous sa guidance, instants rythmés par les rebonds de la balle en mousse qu’il aimait lancer au mur, en écho à la vivacité de ses pensées en cours. C’était au lendemain de la crise financière de 2008, les certitudes macroéconomiques étaient en lambeaux ; au milieu de ce domaine ébranlé, Emmanuel semblait avoir déjà tout saisi de là où les modèles avaient failli, de ce qu’impliquaient l’incomplétude des marchés et les frictions financières pour expliquer en profondeur les déséquilibres modernes. Il nous incitait à construire autour des avancées récentes qui lui semblaient pertinentes, comme celles intégrant finement l’hétérogénéité des agents ; il nous alertait contre la complexité technique qui aveugle sans rien apporter de plus ; il nous rappelait toujours aux fondamentaux : où est la friction, où est l’inefficience, que doit faire l’intervention publique.
Outre l’excellence de sa supervision de recherche, les échanges avec Emmanuel étaient la source d’innombrables découvertes, réflexions, réalisations, bien au-delà de l’économie. Il était doté d’une culture époustouflante et d’une curiosité insatiable, toujours animé par son empathie et son intérêt pour les autres. Je me souviens de ces moments où il nous racontait des pans entiers de Diplomacy de Kissinger, à nous qui n’arrivions pas à sortir la tête de nos papiers d’économie, le tout entrecoupé de ses grands éclats de rire. Au final, sa pensée, ses travaux et ses lectures lui avaient forgé une compréhension unique du monde et de la nature humaine. Tous ses conseils, pour les décisions les plus anecdotiques aux plus structurantes de nos vies professionnelles et personnelles, s’avéraient être les plus sages. Il s’élevait au-dessus des vanités et des mesquineries, il appelait à se concentrer sur l’essentiel et à maximiser son impact.
Ce qu’il a voulu accomplir ? Je dirais : approcher la vérité, donner du sens et une guidance à un monde économique toujours plus complexe et instable. Sa trajectoire personnelle forçait l’admiration ; mais ce qui le propulsait, ce n’était pas la soif de reconnaissance, c’était l’exigence qu’il se fixait à lui-même de solutionner les questions d’importance majeure. Au cours de cette quête, Emmanuel a été un esprit solaire, qui a irradié tous ceux qui l’ont connu, en surface et au plus profond de nous.

Charles-Henri Weymuller, conseiller macroéconomie et politiques commerciales du Président de la République.