« Je vois les bibliothèques comme de véritables lieux de vie et de sociabilité »

Rencontre avec Chloé de La Barre, normalienne en histoire et future conservatrice des bibliothèques

Étudiante en 5e année au département d’histoire de l’ENS, Chloé de La Barre commencera en janvier 2022 une formation de conservatrice d’État des bibliothèques. Rencontre avec une passionnée, pour qui son futur métier est avant tout un moyen de participer à l’élaboration d’un idéal de vie en société.
Chloé de La Barre
Chloé de La Barre

Comme pour de nombreux autres étudiants en histoire, les bibliothèques occupent une place centrale dans le quotidien de Chloé de La Barre. La jeune femme y a passé de longues heures à chercher le bon ouvrage, la référence manquante pour clore un essai, ou tout simplement pour aspirer à un peu de calme et de concentration. « Les bibliothèques ont toujours été un lieu important pour moi. J’en utilise les ressources documentaires, matérielles et numériques, j’y étudie, je consulte les manuscrits des fonds patrimoniaux de la Bibliothèque nationale de France et de bibliothèques municipales classées pour mes recherches en histoire médiévale » témoigne-t-elle.

De vrais lieux de sociabilité

Mais pour cette normalienne en 5e année au département d’Histoire et diplômée en 2020 d’un master d’histoire, spécialité études médiévales à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), les bibliothèques représentent bien plus que de simples lieux d’étude : « ce sont de véritables lieux de vie où des lecteurs se retrouvent, travaillent seuls mais ensemble, discutent en se croisant dans les couloirs, et font même parfois de nouvelles rencontres », explique-t-elle. Car Chloé, qui vient d’obtenir le concours de conservatrice d'État des bibliothèques, parle d'expérience. Au-delà d’y étudier, la normalienne y a travaillé pendant plus d’un an, en parallèle de ses cours. « En tant que monitrice étudiante à la bibliothèque d’Ulm, j’ai pu constater à quel point lecteurs et lectrices investissent et s’approprient ses espaces, avec une ambiance et des pratiques totalement différentes pour chaque salle », précise Chloé. « Travailler en bibliothèque est pour moi une manière de participer à l’élaboration d’un idéal de vie en société : ce sont de vrais lieux de sociabilité qui participent au rayonnement culturel, social, politique et économique d’un territoire », ajoute-t-elle avec enthousiasme.

Les paroles de Chloé auraient toute leur place dans Ex Libris, le documentaire de Frederick Wiseman sur la New York Public Library, dans lequel cette institution du savoir est présentée comme un lieu d'accueil, d’apprentissage et d'échange. Mais pour le moment, l’étudiante entamera en janvier 2022 une formation de conservatrice d'État des bibliothèques, après avoir longuement hésité à passer l’agrégation d’histoire puis à continuer en doctorat. Si Chloé a été un temps séduite par une carrière d’enseignante-chercheuse, elle confesse avoir également « une fibre organisationnelle et un intérêt pour la gestion des institutions culturelles », qui lui ont fait envisager une voie hors de l’université, en musée notamment. « Me tourner vers le métier de conservateur des bibliothèques a été une manière de résoudre ce dilemme du fait de la dimension à la fois administrative et scientifique du métier », explique-t-elle. « Être conservatrice des bibliothèques, c’est avoir des missions de direction et d’encadrement mais c’est aussi constituer des collections en menant une politique d’acquisition, préserver ces collections, les mettre à disposition des usagers et les valoriser », ajoute Chloé.

Les collections d’une bibliothèque peuvent être contemporaines - matérielles ou numériques - mais aussi patrimoniales. Ce dernier aspect plaît tout particulièrement à l’étudiante, qui y voit une manière de mettre les compétences techniques et méthodologiques propres à la recherche au service de la valorisation d’une collection : inventorier et décrire précisément des ouvrages, écrire des articles, ou bien encore organiser expositions et conférences.

Les conservateurs participent également à la formation des publics, un point très important pour Chloé. En tant qu’étudiante en histoire, elle est régulièrement confrontée à « une masse documentaire d’informations énorme liée au développement des ressources numériques », dans laquelle se repérer « n’a rien d’évident ». Un problème rencontré notamment avec les plateformes documentaires comme Cairn ou des outils de gestion bibliographique comme Zotero, très utilisés dans la recherche. « Je suis convaincue que les bibliothèques ont un rôle à jouer aux côtés des enseignants-chercheurs pour former les étudiants et les étudiantes à la recherche documentaire », affirme Chloé. Les missions d’un conservateur des bibliothèques sont ainsi très variées, ce qui n’est pas pour lui déplaire bien au contraire : « c’est cette polyvalence qui m’intéresse tant et dans laquelle je me retrouve, du fait de ma personnalité touche-à-tout ».

« Mettre le contact avec le public au cœur de ma profession »

Pour accéder au métier qui la fait tant rêver, Chloé a préparé le concours de conservatrice d’État des bibliothèques de septembre 2020 à juillet 2021. En parallèle, elle a travaillé à la bibliothèque de l’ENS en tant que monitrice étudiante, pour financer ses études tout en découvrant le fonctionnement de l’intérieur d’un département des services aux publics en bibliothèque. Rangement des livres consultés ou empruntés, accueil et renseignement des usagers, animation des visites de la bibliothèque dans le cadre de formations… les missions sont nombreuses : « j’ai particulièrement apprécié le fait d’être une personne ressource pour les lecteurs en répondant à leurs questions et en les orientant », précise-t-elle. La normalienne confie avoir occupé de nombreux emplois durant ses études : hôtesse d’accueil dans les expositions, guide-conférencière sur des bateaux mouches de la Seine, hôtesse de l’air, chargée de TD, enseignante dans les classes préparatoires privées : « à chaque fois, la dimension humaine était centrale. Cela m’a fait réaliser que je souhaitais mettre le contact avec le public au cœur de ma future profession ».  

À la bibliothèque de l’ENS, Chloé a également pu échanger avec de nombreux salariés de l’établissement sur leurs missions au sein des différents services et s’est familiarisée avec un vocabulaire et des pratiques professionnelles très différentes de ceux du milieu de la recherche. « Cela m’a été précieux au moment de l’épreuve de motivation professionnelle des oraux d’admissibilité du concours », se rappelle-t-elle.

Honnêteté intellectuelle

Chloé effectuera sa formation de conservatrice d’État des bibliothèques à l’École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (Enssib) à Lyon à partir de janvier 2022 et sera diplômée de l’ENS-PSL la même année. Revenant sur ses années à l’École normale, « lieu de sociabilité et d’émulation intellectuelle », Chloé admet avoir été marquée par le quotidien de l’établissement : « les séminaires, les séances de travail à la bibliothèque, les rendez-vous au pôt (1), les cafés en courô (2), les discussions au hasard d’une rencontre dans un couloir ou dans un rayonnage de livres. J’ai rencontré des personnes passionnantes et passionnées aux profils et aux projets professionnels extrêmement variés » explique la normalienne. « J’ai pu discuter cartographie de l’Europe du Nord à l’époque moderne, alpinisme et conquête impériale au Kilimandjaro, circulation des nouvelles au XVIIIe siècle en Espagne, piscines et hygiénisme dans la Vienne des années 1920 ou visites pastorales au XVe siècle », énumère-t-elle avec chaleur. Ce qui lui plaît le plus ? « L’honnêteté intellectuelle qui règne à l’ENS » répond-elle sans hésiter. « Comme chacun.e est spécialiste de sujets extrêmement précis et variés, il est totalement normal et accepté de dire « je ne sais pas, explique-moi ».

Si Chloé s’est pleinement épanouie à l'École, il s’en est fallu de peu qu'elle ne choisisse une autre voie. Originaire de Thoiry dans les Yvelines, un village de 1 500 habitants, scolarisée à une heure de bus de là au lycée à Saint-Quentin-en-Yvelines, elle obtient un bac Économique et Social, spécialité Sciences Politiques en 2014 et nourrit le projet d’intégrer Sciences Po Paris. À l’époque, Chloé est particulièrement intéressée par la macroéconomie : « je me souviens avoir expliqué dans ma lettre de motivation pour Sciences Po vouloir travailler à l’analyse et au développement des politiques budgétaires, après avoir passé, pourquoi pas, l’ENA ». En parallèle de cette candidature, elle postule aussi au double cursus Sciences sociales – Histoire organisé par Sciences Po Paris et la Sorbonne Paris IV, « sans doute plus par volonté d’intégrer Sciences Po que par goût de l’histoire » admet-elle. Reçue pour les deux candidatures, elle choisit finalement le double cursus. Lors de la préparation d’un exposé sur l’inventaire des livres de la reine Clémence de Hongrie au XIVe siècle en première année de licence, c’est le coup de foudre pour Chloé. Elle découvre l’histoire médiévale et fait ses premiers pas d’apprentie historienne. « Échafauder des hypothèses et produire un récit historique en exploitant une simple liste de noms de livres, de prix et de matériaux m’a fascinée » se rappelle-t-elle. « J’ai découvert une histoire en mouvement et en construction à l’opposé de la représentation du récit chronologique et figé que j’en avais. »

De là, Chloé se met à lire sur l’histoire des bibliothèques et sur l’histoire médiévale du genre et des femmes, puis, progressivement, sur l’histoire des corps et l’histoire des sexualités au Moyen Âge. Son double cursus la conduira à Oxford où elle se plongera dans l’étude du mysticisme féminin médiéval, c’est-à-dire l’étude de femmes qui entretiennent un rapport direct à Dieu caractérisé par des visions, des transes et des souffrances. C’est aussi à Oxford qu’elle décidera de bifurquer vers un master d’histoire médiévale et de se présenter à l’ENS.

Apprendre et s’orienter

« Intégrer l’ENS n’allait absolument pas de soi pour moi », précise Chloé. « J’en avais vaguement entendu parler pendant mon adolescence mais sans l’envisager puisque je voulais aller étudier à Sciences Po ». C’est au cours de ses années de licence que des amis et des anciens étudiants de son double cursus devenus normaliens lui font part de la possibilité d’intégrer l’ENS après un cursus universitaire en présentant un projet de recherche. Chloé rejoint l’École normale en 2017 où elle suit conjointement un master d’Histoire, spécialité études médiévales, à l'EHESS.

Après une première année de master passée à étudier les pratiques d’écriture d’une femme mystique de la région de Grenoble, Marguerite d’Oingt, Chloé effectue une année de césure entre son M1 et son M2, au cours de laquelle elle fait un stage à la rédaction du magazine L’Histoire et part en séjour de recherche à la Scuola Normale de Pise. L’étudiante consacre son mémoire de master 2 à l'étude de la construction de la sainteté d’un couple de nobles provençaux du XIVe siècle, Delphine de Puimichel et Elzéar de Sabran.

À l’ENS, Chloé est rattachée au département d’Histoire, et a notamment suivi le cours « histoire en chantier » qui la sensibilise aux renouvellements actuels de la production historique, en termes d’objets et de méthodes, au-delà de la question de la périodisation. « C’est un cours qui a confirmé mon intérêt pour l’historiographie, c’est-à-dire la manière d’écrire l’histoire, et pour le travail de l’historien.ne ». Grande habituée des musées depuis l’enfance, l’étudiante a également à cœur de formaliser un intérêt pour l’histoire de l’art qu’elle n’a étudiée que « par tâtonnements », en habituant son œil dans les expositions et les collections permanentes, et en suivant quelques séminaires à Oxford.

En conséquence, Chloé suit également des cours du département des Arts au sein duquel elle souhaite valider une mineure en histoire de l’art pour son diplôme. Elle choisit le cours méthodique d’Histoire de l’art, qui alterne séances théoriques et sessions in situ au Louvre et le séminaire de Nadeige Laneyrie-Dagen sur l’évolution des musées et de leurs pratiques. Elle suit également des séances de tutorat, « particulièrement stimulantes, d’un point de vue intellectuel comme personnel ». L’occasion d’échanger avec les autres étudiants du département sur des textes de critique de l’art et sur l’actualité des musées, mais aussi de rencontrer des professionnels du milieu et de réfléchir « sérieusement » à son orientation professionnelle.  

Durant ses années à l'École, Chloé découvre aussi des enseignements plus techniques : apprentissage de l’italien, analyse des manuscrits latins d’un point de vue paléographique et codicologique (étude du manuscrit en tant qu’objet matériel), occitan médiéval… « Avec le cours de Benoît Grévin et de Clémence Revest, j’ai pu me mettre sérieusement au latin médiéval, que j’avais commencé à étudier à Oxford » explique l’étudiante. Car au-delà de la traduction, ce cours l’a habituée à « une approche totale de l’étude des textes » : analyse du contexte historique de production et de la circulation du texte, retour à la transcription du texte manuscrit en cas de problème de transcription, analyse stylistique, linguistique, historique et rhétorique. Enfin, « la grande souplesse » du cursus académique à l’ENS permet à Chloé de suivre des cours dans d’autres établissements : de la paléographie à l’École des Chartes et à la Sorbonne, de l’histoire de l’art médiéval à la Sorbonne, ou bien encore un séminaire d’études urbaines à l’EHESS.

Chloé s’investit aussi beaucoup dans la vie du département d’Histoire : elle participe notamment à l’organisation de certains événements comme La Semaine de l’Histoire en 2019, un événement annuel comportant tables rondes, entretiens, projection et exposition. La même année, avec d’autres étudiants, elle organise un séminaire d’élèves sur l’actualité de la recherche en histoire, HistoriENS, l’histoire à travers champs. Deux fois par mois, un jeune historien et un chercheur plus confirmé étaient invités à présenter leurs recherches et à rendre visibles leurs tâtonnements et leurs hypothèses, c’est-à-dire à présenter les échafaudages habituellement invisibilisés de la construction de leur sujet d’étude. « L’idée de ce séminaire était de proposer aux étudiants et étudiantes des rendez-vous réguliers pour se retrouver, échanger et réfléchir aux étapes de développement d’un objet de recherche. J’ai pu moi-même à cette occasion présenter mes recherches de master 1 lors d’une séance sur l’histoire du livre et de la culture de l’écrit », explique Chloé.

« Surtout, ne vous autocensurez pas »

Aujourd’hui, l’étudiante suit encore quelques cours à l’ENS jusqu’au début de sa formation de conservatrice des bibliothèques et occupe un poste de chargée de TD de première année de licence à Nanterre en histoire du XIXe siècle, tout en réfléchissant à un projet de thèse. À quelques mois de la fin de sa scolarité à l’École, Chloé qui a rejoint l'ENS par le concours voie universitaire, souhaite adresser quelques encouragements à celles et ceux qui le prépare. « Surtout, ne vous autocensurez pas », conseille-t-elle. « On peut avoir la représentation en tant qu’étudiant.e à l’université d’une école seulement accessible aux élèves des classes préparatoires, mais ce n’est absolument pas le cas, les étudiant.e.s issu.e.s de l’université y ont tout à fait leur place et contribuent largement à la richesse intellectuelle de l’ENS, en venant avec des méthodes de travail et de recherche différentes de celles enseignées en prépa et tout aussi intéressantes », assure-t-elle. « Je ne peux que conseiller aux étudiant.e.s de L3 de candidater en envoyant un projet de recherche de mémoire de master », conclut Chloé.

 

(1)    Le pôt est le restaurant universitaire de l’ENS-PSL
(2)    La courô est la cour intérieure de l’ENS, appelée également « Cour aux Ernests », en référence aux poissons de la fontaine qui s’y trouve.