« Les interstices entre les maths et les sciences sociales me passionnent, j’ai à coeur de les explorer »

Rencontre avec Elsa Maneval, étudiante en 1ère année à l’ENS-PSL

Sciences sociales ou mathématiques ? Pour Elsa Maneval, ces disciplines sont loin d’être incompatibles. À l’occasion de la journée internationale des mathématiques, rencontre avec cette normalienne en maths, ancienne étudiante à Sciences Po, qui souhaite cultiver la richesse de son parcours et devenir enseignant-chercheuse.

Elsa Maneval
Elsa Maneval

« J’ai pensé que ce métier un peu étrange me conviendrait parfaitement. »

Si c’est en primaire que la passion d’Elsa Maneval pour les mathématiques commence à éclore, c’est en classe de première qu’elle a su qu’elle deviendrait chercheuse. « J’ai eu une sorte de déclic quand j’ai entendu la mathématicienne Laure Saint-Raymond à la radio, et une émission d’hommage à Alexandre Grothendieck » raconte la jeune femme.

Celle qui est en première année au département de Mathématiques et applications de l’ENS-PSL, a grandi à Voiron, une petite commune située au pied du massif de la Chartreuse en Isère. Elle y reste jusqu’à l’obtention de son baccalauréat puis quitte sa région natale pour faire « Scube » (aujourd’hui Bachelor of Arts and Sciences), un double cursus initié par le philosophe Bruno Latour permettant d’être à la fois étudiante à Sciences Po et en Licence scientifique à l’Université Pierre et Marie Curie (Sorbonne Université), au sein d’un petit groupe de quarante étudiants. « Une chance incroyable » selon l’étudiante, qui s’intéresse également de très près aux sciences humaines. Mathématiques, physique, biologie, informatique à l’université et économie, droit, histoire, sciences politiques et sociologie à Sciences Po… Curieuse de tout, Elsa navigue entre les disciplines, avant de se spécialiser en maths, histoire, droit et anthropologie. En 3e année, l’étudiante s’envole pour Vancouver et découvre la vie sur un campus nord-américain, celui de l’University of British Columbia.

En licence, elle a découvert le monde de la recherche mais aussi le goût de la transmission des savoirs. Un parcours de stages civiques l’emmène d’abord pour un été à Tromso en Norvège où elle travaille dans le musée universitaire de la ville, puis vers l’association Animath et l’organisation de journées de sensibilisation destinées à encourager les lycéennes qui le souhaitent à se diriger vers mathématiques.
Guidée par son enthousiasme pour les maths, elle complète ce parcours déjà bien rempli par un stage facultatif d’un mois en laboratoire, à Grenoble, où elle travaille sur la topologie des surfaces auprès d’un chercheur. « Il s’agissait entre autres de savoir quelle était la forme d’un polygone lorsqu’on “recolle” ensemble tous ses côtés : par exemple pour le carré, on obtient un tore, un solide géométrique représentant un tube courbé refermé sur lui-même, comme un donut », illustre l’étudiante. « Mais qu’en est-il de l’hexagone ? »

« Depuis le lycée chaque année d’étude a renforcé mon envie de faire des mathématiques » explique Elsa avec enthousiasme. « L’université a peut-être été l’étape la plus importante pour l’instant : non seulement le contenu des cours de mathématiques y change radicalement, en devenant plus abstrait, mais la forme évolue aussi, avec ses grands amphithéâtres un peu solennels. L’environnement universitaire m’a beaucoup séduite. » La normalienne se souvient encore de son premier cours de mathématiques : « la professeure définissait le fait d’être “plus petit que” et d’autres choses qui paraissaient totalement évidentes, mais je me suis rendue compte plus tard que c’était très important. Puis, dans l’année, nous avons défini ce qu’est une loi additive : je trouvais incroyable d’avoir une définition commune pour les opérations qu’on effectue sur les nombres et sur d’autres objets, comme les suites de nombres ou bien les formes géométriques. »

Plus tard, lors de son séjour à Vancouver, Elsa se souvient avoir ressenti la même émotion en découvrant le langage des catégories, « qui donne un cadre commun à des choses encore plus différentes, permettant par exemple, pour la théorie quantique des champs topologiques, de voir une surface ayant des bords circulaires comme un morphisme, une sorte de fonction à valeurs sur des unions de cercles. En plus de donner des cadres communs abstraits, j’aime aussi quand, vers la fin d’un cours, une suite de résultats résonne dans un ensemble à la fois cohérent et étonnant. » explique l’étudiante avec passion et spontanéité. Il n’y a pas de doute, Elsa a trouvé sa voie. Et après sa licence, elle intègre le département de mathématiques et applications de l’ENS-PSL par le concours étudiant en Sciences et fait sa première rentrée à l’École en septembre 2020.

 

Explorer les disciplines

« Lorsque l’on veut faire de la recherche scientifique, l’ENS est l’école qui semble la mieux adaptée. Je le savais déjà au lycée » explique Elsa. Mais en terminale, certains professeurs estimaient que « pour une lycéennes d’un établissement modeste, ce n’était pas raisonnable de compter intégrer. Ils jugeaient la concurrence rude face aux candidats de certains lycées où il est courant de faire du hors programme, contrairement à celui où j’étudiais. »
C’est ce qui a emmené Elsa à poursuivre vers un double cursus universitaire, mettant de côté l’idée d’intégrer l’ENS, jusqu’à ce qu’un de ses enseignants en maths ne lui parle des concours étudiants et qu’un encadrant de stage l’encourage à tenter l’École normale. « Lors du confinement, j’ai donc repris tous mes cours de licence et préparé les différents concours destinés aux universitaires pour les ENS et Polytechnique. L’École normale restait pour moi l’environnement rêvé pour apprendre le métier de mathématicien, et je n’ai eu aucune hésitation à choisir entre Polytechnique, la poursuite à l’université ou l’École, une fois admise. »

Quelques mois après le début de l’année universitaire, Elsa ne regrette pas son choix : « les cours sont très intenses et nous travaillons beaucoup en groupe, on apprend énormément de choses ! » La normalienne apprécie particulièrement l’intégration d’expériences de recherche au cursus et la taille réduite des promotions, qui permet même de reprendre quelques cours en présentiel. Violoniste, elle rejoint en parallèle l’orchestre PSL, même si elle n’a pas encore pratiqué avec les autres étudiants. Bien sûr il y a eu beaucoup de déceptions liées au contexte sanitaire, mais Elsa estime avoir « énormément de chance ». Logée sur le campus, elle admet être « beaucoup moins seule qu’elle n’aurait pu l’être dans le contexte actuel » et pouvoir « véritablement rencontrer d’autres normaliennes et normaliens. »
Quant aux enseignements, Elsa est particulièrement sensible à la liberté académique offerte aux étudiants et étudiantes : « cela me permet de suivre les cours de mathématiques qui correspondent à mon parcours, tout en ayant la possibilité de continuer l’histoire ou l’anthropologie, ou de découvrir de nouvelles disciplines.

« Les interstices entre les maths et les sciences sociales me passionnent et j’aurais toujours à cœur de continuer à les explorer par de nouveaux projets. »

Soucieuse de concilier sa passion pour les mathématiques et les sciences sociales, Elsa a choisi un cours de mathématiques des données, qui lui a permis de travailler sur un article d’économie quantitative en utilisant le transport optimal, un ensemble de méthodes mathématiques qui consiste à chercher le moyen le plus économique, par exemple en temps, pour transporter des objets entre un ensemble de points de départ et de points d'arrivée. (1)

Ce semestre, Elsa suit aussi un séminaire d'ethnomathématiques à l'EHESS, grâce au partenariat entre l'ENS et cet établissement. Il s’agit d’étudier le rapport entre les mathématiques et la culture, l'essor et l'évolution des pratiques mathématiques dans des groupes sociaux. « Ici, les mathématiques académiques ne font pas l'objet de ce cours, on y aborde surtout des questions de pratiques mathématiques quotidiennes plus informelles comme celles qui peuvent être impliquées dans les jeux, la musique, les croyances ou l’organisation de la société », détaille l’étudiante. « Il y a l'exemple des systèmes de relations de parenté dans certaines sociétés de tradition orale, pour lesquels la notion de groupe est pertinente lorsqu'on essaie de les décrire. Ce séminaire comporte de nombreuses études de cas et un aspect didactique qu’il me tarde d’explorer plus en profondeur. »
Pour la suite de ses études, Elsa envisage de suivre en parallèle des cours au département de sciences sociales, particulièrement intéressée par la sociohistoire de la statistique. « Il y a aussi beaucoup d'autres séminaires du master "Savoirs en sociétés" de l'EHESS qui m'intéressent » ajoute la normalienne, réjouie par toutes les nouvelles opportunités de satisfaire son appétence à croiser les mathématiques et les sciences sociales.

 

Transmettre sa passion pour les mathématiques

Animée par l’envie de devenir enseignante-chercheuse, Elsa est aussi engagée dans la transmission des savoirs, en particulier chez les jeunes femmes. Depuis quelques années, l’étudiante fait partie d’Animath, qui organise notamment les Rendez-vous des Jeunes Mathématiciennes et Informaticiennes (RJMI) et les Journées Filles, Maths et Informatique. Si elle a d’abord rejoint l’association dans le cadre d’un stage, elle continue de s’y investir comme bénévole : « en m’engageant dans l’organisation de ces mini-stages, je me suis moi-même prise au jeu : c’est d’ailleurs l’une des expériences qui m’a donné confiance pour candidater à l’École normale. »
Durant cette première année, Elsa a fait partie de l’équipe menée par Azélie Picot, une étudiante en deuxième année de mathématiques, qui a organisé un RJMI en ligne. La normalienne raconte son expérience et justifie avec force son engagement : « j’ai notamment parlé de l’histoire des femmes en mathématiques et informatique lors d’un atelier, avec des exemples comme Hypatie d’Alexandrie, Ada Lovelace, les Eniac Girls, ou bien Lisa Piccirillo... J’aimerais absolument éviter que des filles pensent qu’elles n’arriveront pas à intégrer les écoles qui leur font envie avant même d’avoir essayé, ou se retrouvent confrontées à de fausses informations et à des stéréotypes sans avoir les outils pour les mettre à distance. Je ne veux surtout pas qu’elles fassent comme moi lorsque j’étais en terminale, lorsque je pensais que s’il n’y avait pas de filles en maths, alors ce serait trop dur pour moi ! »

« J’ai de plus en plus l’impression, en avançant dans mon parcours, de naviguer à contre-courant. Je vois le nombre de filles en cours avec moi qui diminue chaque année. Dans les faits, la situation des femmes en mathématiques est très étonnante car on en compte vraiment très peu, y compris en comparant avec des disciplines voisines. Pour moi, la question est aujourd’hui de savoir si le milieu des mathématiques leur laisse une place. Si les intolérants aux stéréotypes sexistes sont nombreux, certains préjugés semblent se maintenir à en croire certains témoignages de mathématiciennes et d'étudiantes que j’ai pu entendre. »
Elsa est préoccupée quant à l’évolution de la présence des femmes dans les mathématiques. La normalienne raconte avoir rencontré beaucoup de jeunes filles motivées par cette discipline, « notamment lors des Rendez-vous des Jeunes Mathématiciennes et Informaticiennes, mais après la réforme du bac, beaucoup m’ont dit s’être senties très minoritaires dans les enseignements de maths et d’informatique, je trouve cela inquiétant », confie l’étudiante.
Pour leur faire de la place dans ce milieu, si Elsa est consciente des progrès déjà faits, elle considère qu’encourager les filles à s’adapter et à ne pas s’autocensurer n’est pas suffisant. L’étudiante s’interroge sur la nécessité de « repenser les étapes de la formation au poste de chercheuse. Peut-être faudrait-il un peu moins de compétition et valoriser plus régulièrement des parcours exceptionnels de femmes scientifiques, pour faire contrepoids aux stéréotypes sur les "matheux" qui faussent nos références culturelles ? »

Quant à la préparation du concours de l’ENS, c’est à toutes et à tous qu’Elsa adresse ses conseils bienveillants : « Surtout, ayez confiance en votre légitimité à candidater. Je pense qu’il est aussi utile d’essayer de travailler sur un sujet particulier, que cela soit dans le cadre d’un stage ou en approfondissant seul ou mieux, à plusieurs. Le concours normalien étudiant au DMA est assez souple pour que différents profils puissent le réussir, il ne faut donc pas hésiter à être original, même s’il faut avant tout un très bon niveau en maths. » conclut la normalienne.

(1) Source : Le transport optimal numérique et ses applications - Partie 1, math.cnrs.fr