Arianespace : 40 ans de conquête spatiale européenne

Rencontre avec Stéphane Israël (Lettres, 1991)

Le 26 mars 1980 naissait la société européenne Arianespace, chargée de la commercialisation et de l’exploitation des systèmes de lancement spatiaux. Ariane, Vega et Soyouz, des noms connus de tous ceux qui ont suivi de près ou de loin l'odyssée de la conquête de l'espace. À l'occasion des 40 ans d'Arianespace, son Président executif, Stéphane Israël revient sur ce qui fait la singularité de cette grande aventure européenne. Exclusif.
Stéphane Israël
Stéphane Israël

Arianespace a trouvé son origine dans la volonté politique des pays européens d'accéder d'une façon autonome à un marché dominé par les États-Unis et l'URSS. Comment ce marché mondial a-t-il évolué ? Quelle y est désormais la place d'Arianespace ?

Stéphane Israël : Après le premier lancement réussi d’Ariane le 24 décembre 1979, Arianespace a été créée le 26 mars 1980. Il s’agissait alors pour le Centre national d'études spatiales (CNES), l’agence spatiale française, et l’industrie, en particulier l’Aérospatiale, ancêtre d’Airbus, d’unir leurs forces dans une structure agile capable de conquérir le marché commercial et de mutualiser les risques inhérents aux activités spatiales. Arianespace devait naturellement lancer les satellites institutionnels de l’Europe, mais comme ceux-ci n’étaient pas en nombre suffisant, il fallait qu’elle s’impose sur le marché.

40 ans après, Arianespace a parfaitement rempli sa mission. Elle a lancé plus de la moitié des satellites de télécommunication commerciaux mis en orbite. Plus de 100 clients lui ont fait confiance. Et naturellement, elle a rempli sa mission première de garantir à l’Europe son autonomie d’accès à l’Espace. Ariane est évidemment structurante pour Arianespace, mais l’entreprise a noué un partenariat avec la Russie à travers le lanceur Soyouz, qu’elle commercialise et lance, à la fois depuis Baïkonour et depuis le Centre spatial guyanais, et exploite le lanceur léger Vega, plus spécifiquement destiné aux satellites d’observation de la Terre.  

Ces dernières années, le marché mondial a profondément évolué. Les satellites sont devenus plus petits et plus légers grâce à la propulsion électrique qui remplace souvent la propulsion chimique. L’orbite géostationnaire, qui accueille l’essentiel des satellites de télécommunication, a été complétée par les orbites moyennes et basses pour de nouveaux projets prenant la forme de constellations de satellites. La concurrence aussi s’est accrue avec l’arrivée d’acteurs américains, comme SpaceX, pouvant s’appuyer sur une commande publique considérable pour relancer la course à l’innovation avec des fusées réutilisables. C’est dans ce contexte qu’arrive Ariane 6, qui sera moins chère qu’Ariane 5, plus adaptée aux satellites institutionnels de l’Europe tout comme aux évolutions du marché. Nous préparons activement son premier lancement avec nos partenaires de l’Agence spatiale européenne, du CNES et naturellement d’ArianeGroup, notre maison mère industrielle.  

 

Arianespace est née à l'initiative de 10 pays européens. À sa création, le CNES mit en œuvre l'une de ses principale règles, celle du 'juste retour'. Pensez-vous qu'une coopération fondée sur ce principe pourrait de nouveau voir le jour  en Europe ?

S.I.  À sa création, le CNES fut chargé d'attribuer aux industriels de chaque État participant des contrats pour la fabrication du lanceur, mettant ainsi en œuvre la règle du 'juste retour' en vigueur dans les programmes européens, qui consistait à donner à chaque État participant un montant de contrats industriels proportionnel à sa participation dans le programme concerné. Cette règle du « juste retour » est l’un des principes fondateurs de la politique industrielle de l’Agence spatiale européenne, dont 85 % du budget est reversé à l'industrie.

C'est l'une des clés du succès des projets de coopération intergouvernementaux, car il s’agit d’un principe fédérateur, qui permet à tous les pays européens de participer à l’aventure spatiale et de profiter de ses retombées économiques. La règle est simple : elle garantit à un État qui finance le développement d’Ariane que les emplois et les technologies associés seront situés sur son territoire.

Naturellement, la règle du retour géographique n’a pas que des avantages puisqu’elle s’accompagne d’une certaine fragmentation des lieux de production. Ariane 6 sera ainsi produite dans 13 États européens, avec au premier chef la France, l’Allemagne et l’Italie qui représenteront plus de 80% de ses emplois et de ses sites de production.  

Plusieurs rapports d’information parlementaires, dont le dernier date de novembre 2019, militent pour un assouplissement, ou même une substitution de cette règle par un autre système. Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, le notait ainsi en 2019 : « Il nous faudra réviser le principe de retour géographique pour les programmes compétitifs, car la règle d'or qui doit désormais primer toutes les autres, c'est le projet, sa cohérence, son unité, et par-dessus tout, sa compétitivité ».

Toutefois, ce n’est ni à Arianespace ni à l’industrie de faire évoluer cette règle. Ce ne peut être que le choix des États participants au programme Ariane dans le cadre de l’Agence spatiale européenne. En outre, la compétitivité d’un lanceur dépend d’autres paramètres. Les choix technologiques bien-sûr, raison pour laquelle nous devons miser sur toujours plus d’innovation. Mais aussi et fondamentalement, l’ampleur du partenariat public-privé. Plus une fusée bénéficie d’une large commande publique qui la met à l’abri des incertitudes du marché commercial, plus son exploitation est robuste. Les lanceurs russes, chinois et américains peuvent tous s’appuyer sur des programmes spatiaux nationaux très importants. C’est pour cette raison que nous tenons tant à ce que tous les satellites européens soient lancés par Ariane et Vega et que nous militons pour que l’Europe investisse dans des projets spatiaux ambitieux, que nous pourrons le moment venu mettre en orbite depuis le Centre spatial guyanais avec nos fusées.

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La fusée Ariane 5 décolle avec le satellite Intelsat 39 à bord - 6 août 2019 © Arianespace

 

Pendant la Guerre Froide, la conquête de l'espace revêtait une caractère symbolique particulier. 40 ans plus tard qu'en est-il ? Peut-on encore parler de "conquête" ?

S. I. Les débuts de la conquête spatiale se sont inscrits dans un contexte historique précis : l’affrontement entre l’Est et l’Ouest. Chaque bloc voulait devancer l’autre, à la fois dans une logique de puissance et de prestige. Les Russes ont été les premiers à envoyer un être humain dans l’Espace, Youri Gagarine, mais les Américains sont les seuls à avoir marché sur la Lune, moins de dix ans après le discours fondateur du président Kennedy. Il faut toutefois se souvenir que cette course à l’Espace a également cohabité avec une logique de coopération. En 1975, une capsule russe et une capsule américaine se rencontrent en orbite, ce qui donne lieu à la première rencontre d’équipages dans l’Espace. Cet esprit de coopération qui a toujours entouré le vol habité, même en pleine Guerre Froide, et qui est incarné aujourd’hui dans la Station Spatiale Internationale, souligne l’intérêt de mettre en commun nos capacités et nos ressources individuelles pour atteindre des objectifs qui peuvent paraitre très lointains.

La conquête de l’Espace continue et nous, Européens, en sommes un acteur-clé.

Aujourd’hui, l’Espace constitue plus que jamais un enjeu géostratégique. Les États-Unis ont créé une Space Force et la France vient de renforcer son commandement militaire pour l’Espace. À certains égards, la Chine a pris le relais de la Russie dans la nouvelle course à l’Espace : quand les États-Unis veulent retourner sur la Lune, c’est aussi parce que la Chine, qui multiplie le nombre de ses lancements, enchaîne les missions de démonstrations technologiques en direction de notre satellite naturel et envisage de jouer un rôle central dans l’établissement d’une base internationale de recherche permanente. Les projets américains et chinois s’appuient sur des budgets publics, civils et militaires, démultipliés, avec à la fois l’objectif de préserver des intérêts souverains et de tirer profit d’un marché spatial dont la valeur est amenée à tripler dans les vingt prochaines années.

Nous avons besoin d’Espace pour relever les défis fondamentaux du XXIe siècle : la sécurité, le changement climatique, la connectivité et bien-sûr la connaissance. Pour ces défis, l’Espace constitue bien souvent la solution. En coalisant leurs moyens dans l’Agence spatiale européenne (ESA) en 1975, en lançant le programme Ariane dès 1973, en dotant l’Union européenne d’une compétence spatiale depuis le Traité de Lisbonne, les Européens ont su s’affirmer pour s’imposer comme la troisième puissance spatiale.

 

Au-delà des vols commerciaux, Arianespace s'occupe également du lancement de vols scientifiques. Quelle place ont-ils dans votre activité et comment évaluez vous ce soutien à la recherche scientifique ?

S.I. L’objectif d’Arianespace est de mettre l’Espace au service d’une vie meilleure sur Terre. Cela passe notamment par une meilleure compréhension de notre environnement terrestre, mais aussi par une connaissance fine de notre Univers. C’est ce que permettra le télescope spatial James Webb dans le cadre d’un partenariat original : le programme est pour l’essentiel financé par la NASA mais l’Europe a pu apporter une contribution décisive à travers son lanceur Ariane 5 qui en effectuera le lancement en 2021. Destiné à remplacer le télescope spatial Hubble, James Webb observera l’Univers profond avec une résolution en images infrarouges inégalée, permettant de débusquer les toutes premières galaxies formées après le Big Bang, ou encore d’obtenir une carte d’identité de l’atmosphère d’exoplanètes.

L’Espace est un formidable terrain pour la recherche scientifique, qui sert de manière positive et quotidienne l’Humanité, son savoir et sa connaissance, et qui suscite une part de rêve dont elle a infiniment besoin !

Explorer notre système solaire, débusquer de nouvelles exoplanètes ou observer et étudier des galaxies lointaines ; les missions scientifiques sont cruciales pour faire avancer notre connaissance de l’Univers et, in fine, en apprendre davantage sur les origines de l’Humanité. Chacun se souvient encore de l’atterrissage de Philae sur la comète Tchouri en novembre 2014, dix ans après que la sonde Rosetta a été mise en orbite par Ariane 5.

Cette recherche est également tournée vers notre planète Terre : de nombreuses applications initialement développées dans le cadre de la recherche spatiale ont été adaptées sur Terre afin d’améliorer notre quotidien, que ce soit dans le domaine de la navigation par satellite avec la constellation européenne Galileo, de la connectivité ou de la sécurité. Les observations de notre planète faites depuis l’Espace sont autant de moyens pour améliorer notre capacité à répondre aux défis du changement climatique. Grâce à la récolte de données sur notre atmosphère, nos océans, nos forêts, des modèles scientifiques sont élaborés pour améliorer et adapter nos politiques publiques de lutte contre cet effet. Là encore, l’Europe est en pointe avec les satellites Sentinel du grand programme Copernicus entièrement dédié à la sécurité environnementale.

 

Comment un groupe comme Arianespace intègre-t-il les enjeux sociaux et éthiques dans ses activités ?

S.I. Comme toute activité humaine et industrielle, les opérations de lancement des fusées ont un impact sur l’environnement. Mais, nos émissions restent très limitées. Et comme je viens de le rappeler, nous plaçons en orbite des satellites qui jouent un rôle clef dans la protection de notre planète et dans l’optimisation des déplacements et des communications des Terriens. Le bilan environnemental global de nos activités est donc largement positif.

Plus récemment aussi est apparu avec le développement des projets de grandes constellations la nécessité de mieux préserver l’orbite basse, située à quelques centaines de kilomètres de la terre, d’une forme de surexploitation. Arianespace est en faveur d’un Espace qui respecte des règles. Nous militons pour que l’espace ne devienne pas une sorte de far-west où n’importe quel acteur aurait le droit d’envoyer n’importe quel satellite sur n’importe quelle orbite.

Nous voulons un espace durable, qui ne soit certes pas un sanctuaire mais qui ne doit jamais devenir une zone de non droit.

Aujourd’hui, on compte 2600 satellites actifs dans l’espace, dont 2/3 sont situés en orbite basse, à moins de 1000 km de la Terre. 10 fois plus d’objets d’environ 10 cm y circuleraient également. Comme il n’existe pas encore de solution efficace pour nettoyer l’Espace, il est nécessaire de réguler son accès, le trafic des satellites et leur cahier des charges en fin de vie. De plus, nous pensons que l’Europe doit se doter d’une capacité de surveillance de l’Espace, afin de savoir ce qui s’y passe, tant pour se protéger que pour jouer un rôle actif dans cette régulation.

 

Quelques dates-clés d'Arianespace

 

26 mars 1980 : création d'Arianespace
1984 : premier vol d’Ariane sous responsabilité d’Arianespace
1999 : première mission opérationnelle d’Ariane 5
2011 : premier vol de Soyouz depuis la Guyane
2014 : Arianespace devient une filiale d'Airbus Safran Launchers
2020 : 40 ans d'Arianespace
Retrouvez toute l'histoire d'Arianespace ici

 

 

À propos de Stéphane Israël

 

Né en 1971, Stéphane Israël intègre l'École normale supérieure, où il obtient l'agrégation d'histoire en 1995. Il entre ensuite à l'École nationale d'administration et, à sa sortie, est nommé magistrat à la Cour des Comptes en 2001. Dans ces fonctions,  il participe notamment à des missions sur la politique spatiale. En 2007, il rejoint l’industrie aéronautique et spatiale, d’abord comme conseiller du PDG d’EADS Louis Gallois, puis en occupant des responsabilités opérationnelles au sein d’Astrium  Space Transportation et d’Astrium Services. En mai 2012, Stéphane Israël est nommé directeur de cabinet du Ministre du Redressement Productif au sein du gouvernement français. Il est nommé président directeur général d’Arianespace en avril 2013.
Stéphane Israël est également très actif sur son compte Twitter.

 

Interview réalisée en collaboration avec Alban Guyomarch, étudiant responsable du séminaire d'études spatiales de l'ENS-PSL.