« Ce pôle cyber est à la croisée des exigences philosophiques, intellectuelles et politiques en France et en Europe »
Lancement du pôle cyber du CIENS de l'ENS
Le 10 avril 2025, le Centre interdisciplinaire sur les Enjeux Stratégiques, dont l’un des partenaires institutionnels est l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), a inauguré son pôle cyber, placé sous la direction de Marie-Gabrielle Bertran, docteure en géographie, spécialisée dans la stratégie cyber russe.
Ce nouveau pôle a pour ambition de développer les travaux menés sur les questions cyber à l’École normale supérieure au croisement des sciences humaines et sociales et de l’informatique, tout en explorant les modalités d’intégration du cyber dans la pensée stratégique de demain.
Le déclenchement de la guerre en Ukraine en 2022 a accéléré la transformation du cyberespace en un terrain de conflictualité majeur. Loin d’être un phénomène marginal, la cyberguerre s’inscrit dans une stratégie mêlant manœuvres militaires conventionnelles, menaces nucléaires et actions hybrides.
Comme le souligne Marie-Gabrielle Bertran, « le cyber a été utilisé un mois avant l'invasion terrestres des troupes russes en Ukraine pour effectuer des attaques particulièrement destructrices contre des infrastructures notamment électriques. Le but des Russes était de détruire de la donnée et donc de l’information sur les systèmes gouvernementaux ukrainiens. Son emploi n’a, depuis, cessé de croître pour toucher tous les domaines du conflit ».
Face à cette montée en puissance, le CIENS estime crucial de mener une réflexion stratégique de fond, structurée, et inscrite dans une démarche scientifique interdisciplinaire. Raison pour laquelle a été créé un pôle cyber, dont le lancement a eu lieu le 10 avril 2025.
Le cyber, tradition à l’ENS
L’École normale supérieure s’inscrit dans une tradition d’excellence en matière cyber, notamment dans des domaines de la cybersécurité et de la cryptographie, où le département d’Informatique figure parmi les plus reconnus au monde. Elle incarne également un héritage profond en matière de réflexion géopolitique. « Ce pôle cyber », explique Frédéric Worms, le directeur de l’ENS, « est à la fois nécessaire et emblématique, à la croisée des exigences philosophiques, intellectuelles et politiques, tant pour la France que pour l’Europe ».
L’ambition est de réunir des étudiants et des chercheurs d’exception, issus de toutes les disciplines. « On ne peut plus dissocier la recherche et l’urgence », ajoute le directeur, « nous ne pouvons plus dissocier les progrès scientifiques et les dangers géopolitiques ». Face à ces défis, il devient impératif de mobiliser la recherche et la science au service des politiques publiques et, plus largement, de l’intérêt général.
Axes de recherche du CIENS
La question cyber s’inscrit pleinement dans l’axe de recherche du CIENS consacré aux « nouvelles conflictualités et à l’avenir de la dissuasion ». Son objectif principal est de décloisonner l’analyse stratégique contemporaine en articulant les domaines traditionnels de la guerre, comme la dissuasion nucléaire, avec les nouveaux espaces de conflictualité que sont le cyber, l’espace extra-atmosphérique, les fonds marins ou encore la lutte informationnelle.
« Il ne s’agit pas seulement de juxtaposer ces domaines, explique Frédéric Gloriant, directeur du CIENS, mais de les penser ensemble, dans leur complémentarité et leurs tensions. Le pôle cyber ambitionne de développer une triple approche : comparer ces champs entre eux afin d’en dégager les points communs et les spécificités ; analyser de manière approfondie les crises où ils se déploient conjointement ; enfin, proposer une vision intégrée de l’évolution stratégique contemporaine, à l’ère des technologies disruptives ». Cette ambition correspond à la vocation du CIENS : offrir un cadre scientifique d’analyse stratégique à la fois rigoureux et opérationnel à la jonction entre deux mondes – caractéristique au cœur de son identité depuis sa création en 2016 – celui de la recherche universitaire et celui de la prise de décision.
Implications des civils
Les opérations cyber bouleversent les logiques classiques de la guerre. Elles permettent de frapper sans être forcément identifié, d’agir vite et dans l’ombre, et de produire des gains stratégiques sans recourir au facteur proprement militaire. Ces attaques, souvent massives et ciblées, peuvent précéder des actions conventionnelles et en faciliter le succès. Elles visent notamment les structures étatiques, les chaînes logistiques, les flux d'information ou sont utilisées, en lien avec l’intelligence artificielle, à des fins de manipulation de l’opinion publique lors des périodes clés que sont par exemple les élections pour les démocraties.
Le numérique et le cyberespace contribuent à brouiller toujours un peu plus la frontière entre les domaines militaire et civil. La guerre en Ukraine a montré que les civils ont pu participer à des activités de renseignement collaboratif, facilité par des applications numériques, ainsi que par l’utilisation d'applications dédiées au sabotage d’objectifs militaires à l’instar de l’IT Army of Ukraine, mouvement où l’on retrouve des civils souvent issus du secteur privé engagés dans des opérations de guerre numérique, mais coordonnés par l’État ukrainien.
Le cyber est devenu un champ de conflictualité à part entière, avec ses règles mouvantes, ses zones grises, et ses enjeux globaux. Il transforme la guerre en un processus continu s’immisçant dans tous les aspects de la vie civile, un processus souvent invisible, dont les conséquences peuvent être profondes sans passer par le champ de bataille traditionnel. Cette transformation oblige les chercheurs et les décideurs à repenser la temporalité, la spatialité, et la nature même des conflits.
Lien entre le cyber et la dissuasion nucléaire
Le cyber et le nucléaire relèvent de logiques stratégiques contrastées. La dissuasion nucléaire repose sur un paradoxe fondamental : l’objectif principal n’est plus de gagner la guerre, mais de l’éviter, et pour cela, l’on se dote d’armes nucléaires crédibles au plan technique, c’est-à-dire susceptibles d’atteindre leur cible en cas d’emploi, dans le but même de ne pas avoir à les employer. On se donne les moyens de l’affrontement, pour ne pas avoir à y recourir. La dissuasion implique la centralité de la menace, et non de l’usage. C’est pourquoi l’on parle parfois de l’arme nucléaire comme d’une arme de « non-emploi ». Dès lors, le combat se remporte sur le terrain politique et diplomatique, voire psychologique, tout en gardant l’objectif d’éviter à tout prix une guerre d’ampleur apocalyptique.
Le cyber, au contraire, est le domaine de l’emploi permanent et itératif, furtif, difficilement attribuable, souvent utilisé dans une logique de déstabilisation et de désorganisation des forces adverses. Là où la dissuasion repose sur la certitude de l’attribution et la prévisibilité des représailles, le cyber échappe à ces logiques, en raison de l’anonymat, du déni plausible et de la multiplicité des acteurs impliqués, les États pouvant avoir recours à des intermédiaires de diverses natures (« proxies » de type acteurs privés, hacktivistes ou encore cybercriminels).
L’étude conjointe de ces deux champs permet de mieux cerner l’évolution des domaines de conflictualité en lien direct avec l’actualité. La dissuasion nucléaire a marginalisé le champ de bataille et le rôle du soldat ; le cyber, en retour, réintroduit une conflictualité diffuse, constante, qui déborde sur la vie civile et où l’avantage reste largement à l’offensive. Dès lors il devient nécessaire d’élaborer une réflexion globale sur la manière dont ces domaines coexistent et interagissent, dans les stratégies intégrées des grandes puissances contemporaines et dans un contexte qui contraint les Européens à repenser les fondements mêmes de leur sécurité.
Retrouvez les interviews de Marie-Gabrielle Bertran, Frédéric Gloriant et Frédéric Worms à l'occasion du lancement du pôle cyber de l'ENS
