« Ce Sommet permettra de s’engager collectivement pour mettre l’IA au service de l’intérêt général, et créer des « biens communs ».

Entretien avec Anne Bouverot, organisatrice du Sommet pour l'Action sur l'intelligence artificielle (IA) et présidente du CA de l'ENS

Créé le
4 février 2025
DOSSIER INTELLIGENCE ARTIFICIELLE - Les 10 et 11 février 2025, la France organisera le Sommet pour l'Action sur l'intelligence artificielle (IA), dont l’ENS accueillera le mardi 11 les « side events » dédiés à l’IA et la société. 
Présidente du conseil d’administration et titulaire d’un doctorat en IA de l’École normale supérieure, Anne Bouverot est l’envoyée spéciale du gouvernement pour ce sommet. Entretien.
Anne Bouverot
Anne Bouverot © Frédéric Albert / Pole communication ENS-PSL

Pouvez-vous nous présenter en quelques mots le Sommet pour l’Action sur l’IA ? Quelle en est sa genèse ? Et quelles sont ses ambitions afin d’améliorer la gouvernance de l’IA, sa compréhension scientifique et son accessibilité ?
Anne Bouverot : Le Sommet pour l’Action sur l’IA, qui se tiendra les 10 et 11 février 2025 à Paris au Grand Palais, est une initiative unique réunissant gouvernements, chercheurs, entreprises et société civile de plus de 100 pays autour des grands enjeux de l’intelligence artificielle. C’est un sommet international réunissant des chefs d’État et de Gouvernement, une sorte de « COP de l’IA », qui s’inscrit dans le prolongement des précédentes rencontres internationales relatives à l’IA (dont les Sommets de Bletchley Park de novembre 2023 et de Séoul en mai 2024), avec l’ambition de traiter de la révolution de l’IA sous tous ses aspects.
Ce projet est né d’une conviction forte : le futur de nos sociétés sera profondément marqué par le développement croissant de l’IA et de ses usages. Cette révolution technologique entraine des risques mais aussi des opportunités, et il nous faut agir pour minimiser les risques, et maximiser la réalisation des opportunités - c’est pour cela que c’est un Sommet « pour l’action » sur l’intelligence artificielle. Comme il s’agit d’une technologie, basée sur des développements scientifiques et qui se développe au niveau mondial, il faut aussi adresser cela de manière collective.
Bien plus qu’un Sommet, c’est une semaine de l’IA qui s’annonce et à laquelle vous pourrez participer pour certaines séquences : Les 6 et 7 février 2025, l’Institut Polytechnique de Paris organisera à Saclay des journées scientifiques sur l’IA avec des chercheurs et chercheuses de renommée internationale. Les 8 et 9 février 2025 seront placés sous le signe de la culture et de l’IA, avec des évènements dédiés organisés à la BNF et à la Conciergerie ouverts au grand public avec des expositions, des films sur les nouvelles formes artistiques ainsi que des tables-rondes sur l’impact de l’IA sur la création artistique, le droit d’auteur et la production de l’information.  Au Grand Palais, le 10 février, sera organisé un forum réunissant les parties prenantes du monde entier (associations, ONG, chercheurs, entreprises) ainsi que des chef d’États. Des tables-rondes, conférences et démonstrations de cas d’usage auront lieu toute la journée et les participants pourront échanger dans des formats one to one. Le Sommet en lui-même des chefs d’États se tiendra le 11 février au matin. En parallèle, le 11 février, se tiendront près de 100 évènements parallèles dans tout Paris dont un « Business Day » à Station F. Et je suis ravie que l’ENS organise le 11 février une journée  « IA et démocratie », avec notamment une convention citoyenne étudiante sur l’IA, en partenariat avec la chercheuse Hélène Landemore et Missions Publiques, et un débat porté par le Grand Continent.


Quelles seraient les principales initiatives que vous souhaiteriez voir émerger à l’issue de ce sommet ?
Anne Bouverot : Ce sommet sera l’occasion de rendre le sujet plus concret et de mettre en avant des innovations utiles, mais aussi de faire le point sur les consensus scientifiques, par exemple la vision des économistes sur l’impact sur le travail. Il permettra aussi de s’engager collectivement pour mettre l’intelligence artificielle au service de l’intérêt général, et créer des « biens communs » de l’IA.
J’attends plusieurs avancées concrètes. Tout d’abord, pour permettre un accès plus ouvert au plus grand nombre, et réduire la facture numérique, nous allons porter une initiative d’ampleur d’IA d’intérêt général, une fondation internationale décentralisée, qui permettra le développement de « biens communs » comme des jeux de données structurés et accessibles, des outils et méthodes pour le multilinguisme en IA, et des outils open source pour la sécurisation des développements. 
Il nous faut bien sûr penser à notre planète, car le développement actuel de l’IA s’inscrit aujourd’hui dans une trajectoire intenable sur le plan énergétique et impact carbone. Nous allons lancer une coalition pour une IA durable, qui regroupera plusieurs actions pour favoriser le développement d’IA plus frugales et affichages, comme le développement de standards, et des observatoires d’impact de l’IA sur le climat, avec notamment un partenariat entre Capgemini, l’ENS et l’Institut IA & Société
Tout cela doit s’inscrire dans le cadre d’une gouvernance mondiale de l’IA, qui soit à la fois efficace et inclusive, sous l’ombrelle des Nations Unies avec bien sur l’UNESCO, mais aussi avec l’Union Européenne, l’Union Africaine, l’OCDE, l’Agence Internationale de l’Energie…

Présidente du conseil d’administration de l’ENS et titulaire d’un doctorat en IA de l’ENS, comment voyez-vous l’engagement de cette institution vis-à-vis de l’IA ?
Anne Bouverot : L’intelligence artificielle est à la fois le fruit de recherches fondamentales - le récent prix Nobel de physique le montre -, une technologie qui permet des avancées scientifiques majeures - là c’est le récent prix Nobel de chimie qui en est preuve - et une révolution économique et sociétale en cours. L’ENS a un rôle majeur pour tout cela, d’abord dans la science qui fait l’IA, qu’il s’agisse des mathématiques sous-jacentes à l’IA avec le département des mathématiques et applications, le département de sciences des données et l’engagement de l'École au sein du cluster IA Prairie. Ensuite dans les applications de l’IA à la science dans tous les domaines, comme la biologie, mais aussi l’histoire, et beaucoup d’autres. Enfin, dans son rôle en tant qu’École pluridisciplinaire de Sciences et de Lettres, pour aider à penser l’impact économique, philosophique, sociétal de l’IA, et c’est notamment ce qui est en train de grandir avec l’Institut IA & Société et d’autres initiatives.
Tout cela bien sur doit se faire en collaboration, en France, à l’international, entre disciplines, avec la société dans toutes ses composantes. 

Actuellement des préoccupations émergent concernant l’IA, notamment dans le domaine de l’éducation. Quels sont, selon vous, les nouveaux défis de l’éducation et de l’enseignement supérieur face au déploiement de l’IA générative ?
Anne Bouverot :  L’IA, et plus particulièrement l’IA « générative » de textes et d’images, pose des défis majeurs à l’éducation. Les outils comme Le Chat de Mistral, ChatGPT d’OpenAI, ou Gemini de Google, et beaucoup d’autres, génèrent du langage qui « fait sens », sans ou presque faute d’orthographe, avec des incohérences et hallucinations mais de moins en moins. Il ne s’agit pas d’intelligence, mais ces outils permettent à la fois aux étudiants et étudiantes, et aux enseignants et enseignantes, de faire des plans de textes, des premiers jets, des présentations…
Plus spécifiquement, je crois que l’IA générative peut être une chance majeure pour tous les métiers qui sont basés sur le texte, le récit, comme l’enseignement. La numérisation y a été difficile, car elle nécessite de découper en petites tâches ces pratiques qui ne rentrent pas facilement dans une case. L’IA permet d’interagir avec du texte en langage naturel, c’est complètement nouveau !  J’espère que nous saurons nous saisir de cette promesse pour faciliter la vie des professeurs, améliorer le suivi des élèves et in fine leur apprentissage.
Comme pour tout nouvel outil, il s’agit d’en trouver un usage raisonné : de s’y accoutumer, de comprendre ses limites et son utilité, pour pouvoir s’en servir au mieux. Il faut bien sûr s’attacher à la question de la vérification des sources et de l’intégrité intellectuelle, à l’importance, renforcée de l’esprit critique, et repenser les méthodes d’apprentissage. Enfin, il est essentiel d’assurer l’équité dans l’accès à ces technologies pour que les outils d’IA profitent à toutes et tous et ne creusent pas les inégalités.

En quoi l’IA peut-elle devenir une opportunité pour l’enseignement supérieur et les métiers de demain ?
Anne Bouverot : L’IA a un fort potentiel pour transformer l’enseignement supérieur en rendant l’apprentissage plus personnalisé et accessible. Elle ouvre également de nouvelles perspectives de recherche interdisciplinaire, reliant des domaines parfois éloignés. Sur le marché du travail, l’IA crée une demande pour des métiers nouveaux, liés à la conception, l’éthique et la régulation des systèmes d’intelligence artificielle. L’enseignement supérieur doit préparer les étudiants à ces métiers de demain, tout en leur donnant les clés pour rester résilients face aux évolutions rapides des compétences demandées. Enfin, il faut penser, collectivement, les changements que cela apporte.