Covid-19 : une information numérique souveraine ?

Gouvernements et géants du web sont liés dans la crise

Dans cet article, le sociologue Emmanuel Didier s'interroge sur l'évolution de la coopération des géants du web et des gouvernements face à la gestion des fakenews en temps de crise.

Covid-19 : une information numérique souveraine ?
Captures d'écran issues de Google, Facebook et de Qwant

Covid-19 : une information numérique souveraine ?

Par Emmanuel Didier

 

« Alors que le gouvernement et les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) semblent en profond désaccord sur les spécificités indissociablement techniques et politiques souhaitables pour l’application de suivi StopCovid qui pourrait être mise en place afin d’identifier les personnes ayant côtoyé un malade du Covid-19 (à l’heure où ces lignes sont écrites), une nouveauté apparemment discrète mais potentiellement lourde de conséquence est apparue depuis le début de la crise.

Lorsque nous faisons une recherche sur Google ou Qwant, un équivalent européen, sur le Covid-19, les premiers sites proposés sont ceux du gouvernement. Lorsque nous utilisons Facebook ou Twitter, des bandeaux d’information sur le Coronavirus apparaissent dès la page d’accueil qui proviennent eux aussi de sites gouvernementaux. Ces plateformes, qui sont bien sûr des entreprises privées, ont l’habitude de de se présenter comme des hébergeurs de données, c’est-à-dire qu'elles se contentent de diffuser des informations envoyées par des utilisateurs, ou de fouiller le web pour nous proposer les meilleures réponses à notre recherche.

Pourtant, elles « poussent » maintenant, de leur propre chef et systématiquement, des ressources que nous n’avons pas demandées et qui sont fournies par les autorités publiques. En effet, juste avant le désaccord du Stopcovid, un accord a été passé entre les plateformes et le gouvernement pour le contrôle de l’information concernant la crise. Quels sont les enjeux de ce changement et comment a-t-il été opéré ? Quelles nouvelles relations entre les géants du web et les États souverains se dessine-t-il ?

 

Les situations de crise propices à la circulation de « fakenews »

La crise du Covid-19 est particulièrement propice à la circulation de ce qu’on appelle aujourd’hui des fausses nouvelles ou fausses informations (les anglophones disent « fake news »). Ces fausses nouvelles peuvent, par exemple, proposer des traitements farfelus ou, pire, nocifs contre le virus, prétendre dévoiler des volontés maléfiques derrière l’apparition de la pandémie, remettre en cause les recommandations ou règlementations gouvernementales sanitaires visant à s’en protéger etc. Bref, retenons surtout que ces nouvelles circulent à grande vitesse sur les plateformes et les réseaux sociaux et peuvent avoir des conséquences catastrophiques si elles parviennent à influencer le comportement des utilisateurs, aussi bien au niveau individuel que collectif. Ceci n’est pas nouveau. Ce problème était devenu majeur lors de la campagne présidentielle étatsunienne de 2016 et lors de la vague d’attentats terroristes en France pendant laquelle des appels à la haine avaient pu circuler en toute liberté.

L’Appel de Christchurch, lancé en mai 2019 depuis Paris après l’attentat commis en Nouvelle-Zélande, « pour agir contre le terrorisme et l’extrémisme violent en ligne » avait permis aux gouvernements du monde entier de glisser un pied dans la porte fermée des géants du web pour obtenir qu’ils modèrent certains contenus au-delà de leurs propres règles d’utilisation (lesquelles comprennent notamment le fameux bannissement de la nudité sur Facebook). Les acteurs du Web, en accord avec les gouvernements, avaient accepté de prendre des mesures concrètes pour que « la liberté d’expression ne veuille pas dire liberté de terroriser », et de supprimer certains contenus terroristes ou, dans le cas des moteurs de recherche, de réduire la diffusion de certains sites à contenus dangereux en dégradant leur pagerank (ordre de présentation).

Ces mesures étaient bienvenues, bien sûr, mais remarquons qu’elles restaient toutes négatives, au sens où elles se contentent de bloquer des contenus. Elles censurent, mais ne proposent pas. Ce point était capital pour les acteurs du web car ils conservaient ainsi leur statut de diffuseurs qui leur permet de jouir d’une absence de responsabilité quant aux contenus diffusés. Protégés par ce statut, ils ne peuvent être attaqués pour les messages qu’on pourrait y trouver car ils ne les éditent pas, ils ne participent pas à leur production. Cet argument leur permet aussi, rappelons-le car ce point est tout aussi important, de se présenter à juste titre comme des défenseurs de la liberté d’expression.

 

Une collaboration nécessaire entre gouvernements et plateformes web pendant la crise du Covid-19

Par son caractère sanitaire, la crise du Covid-19 a posé la question des fausses nouvelles de façon différente. Cette crise est causée par un virus, une entité que les humains approchent par la méthode scientifique grâce à laquelle ils savent établir des faits indiscutables. La crise sanitaire force ainsi à sortir du relativisme démocratique protégeant l’expression de (presque) toute opinion, précisément parce que la science sait énoncer des vérités. D’autre part, le caractère global de la réaction à cette crise a semblé construire une certaine unanimité politique dans les réactions à mettre en place, en particulier celle du confinement.

Mais le cœur de métier des plateformes n’est évidemment pas la biologie moléculaire, ni l’épidémiologie, ni la médecine. Alors, vers quelle autorité se tourner pour obtenir de l’information indiscutable ? Comment faire lorsqu’un chef d’État prend des positions qui semblent aller directement à l’encontre des recommandations scientifiques et donc que deux autorités se contestent ? Comment faire lorsque la science n’a pas encore tranché et reste plongée dans une controverse ? La question était de trouver une autorité à laquelle se fier.

Face à elle, les plateformes ont trouvé un appareil gouvernemental tout à fait prêt à leur répondre. Un secrétariat d’État chargé du numérique dirigé par Cédric O et son cabinet qu’elles reconnaissent comme très bon connaisseur de son portefeuille, et un Service d’Information du Gouvernement (SIG) qui dépend du Premier Ministre, dirigé par Michaël Nathan, un marketer spécialisé dans le web ayant fait sa carrière dans le privé, dont la feuille de route à sa nomination était de « rendre la communication du gouvernement plus digitale ».

Ensemble, ils semblent ainsi être parvenus à rendre la parole gouvernementale audible et légitime, au point d'avoir réussi à faire accepter par les plateformes web non seulement de supprimer ou de rendre moins visibles certains contenus, mais même de pousser les recommandations du gouvernement. L’argument étant que pour contrer des fausses nouvelles, il ne faut pas seulement créer un vide en censurant, mais aussi le remplir par une parole établie et faisant autorité. Aujourd’hui, lorsque l’on cherche « Covid-19 » sur Google, tous les liens proposés sur la première page renvoient vers des sites gouvernementaux ; lorsqu’on clique sur le « Centre d’information sur le Coronavirus » que nous propose Facebook sur la page d’accueil, on arrive sur une page présentant principalement des sites gouvernementaux.

 

Pousser les plateformes du web à ne plus seulement être diffuseurs mais aussi responsables de leurs contenus

Il semble ainsi que le gouvernement soit parvenu à faire prendre aux plateforme le risque de quitter leur statut protecteur de diffuseur pour se rapprocher de celui d’éditeur, qui les rendrait responsable de leur contenu. En effet, en poussant les messages gouvernementaux, il serait sans doute possible d’arguer qu’ils font un choix éditorial. Mais il était difficile de refuser d’agir dans un tel contexte, ce qui leur aurait fait prendre un risque d’image probablement supérieur.

Il s’agit là sans doute d’une bonne nouvelle. Que les pouvoirs publics aient réussi à passer l’épaule, après le pied de Christchurch, dans la porte fermée par les plateformes de la modération des contenus, nous semble important, particulièrement en temps de crise. Il reste cependant à comprendre pourquoi les plateformes acceptent les compromis dans certains cas, comme avec les fausses nouvelles, mais les refusent dans d’autres, comme pour l’application StopCovid (sur laquelle, entendons-nous, nous avons encore beaucoup trop peu d’informations pour porter un jugement).

Mais est-ce pour autant une bonne solution que le gouvernement et les plateformes sociales soient laissées seuls face à face dans ces opérations ? Souhaitons-nous véritablement osciller entre, d’une part, une liberté d’expression effrénée et potentiellement dangereuse et, de l’autre, une information contrôlée par l’État, dont on connaît la tendance à exercer une censure bien peu libérale ? Ceci est loin d’être certain. Au contraire, il nous semblerait important qu’une véritable autorité indépendante voit le jour. Des représentants des scientifiques, des utilisateurs, des fact-checkers, et peut-être d’autres encore, pourraient y siéger, et se porteraient ainsi garants d’une information à la fois vérifiée, et pluraliste. »

 

À propos d'Emmanuel Didier

Emmanuel Didier est sociologue, directeur de recherche au CNRS, membre du Centre Maurice Halbwachs, laboratoire de l’Ecole normale supérieure - PSL et de l’EHESS.
Il est spécialiste de socio-histoire de la quantification. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont récemment America by the Numbers, Quantification, Democracy, and the Birth of National Statistics chez MIT Press. Il est rédacteur en chef de la revue Statistique et société et membre du Conseil consultatif nationale d’éthique.