De Gaulle dans notre imaginaire politique

Par Arnaud Teyssier, historien

Créé le
8 mars 2022
«Que reste-t-il de De Gaulle, par-delà la nostalgie de l’autorité et le prestige de la légende ? » Dans cet article paru dans Vu.es d'Ulm, l'infolettre de l'École, l’historien Arnaud Teyssier invite à trouver des éléments de réponses dans les écrits de De Gaulle, dans son refus de croire en la fatalité de l’Histoire, et dans sa perception du temps « où le passé – déterminant chez lui –, le présent et l’avenir se fondent dans une même vision. »
L'appel du 18 juin présenté dans les salles 1939-1945 Deuxième guerre mondiale du musée de l'Armée (Paris) Photo (C) Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Pascal Segrette
L'appel du 18 juin présenté dans les salles 1939-1945 - Deuxième guerre mondiale du musée de l'Armée (Paris) Photo (C) Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Pascal Segrette

De Gaulle dans notre imaginaire politique

Par Arnaud Teyssier, historien et professeur associé à l'École normale supérieure - PSL

 

Chacun l’aura remarqué : de Gaulle est souvent invoqué dans le débat public, comme figure tutélaire, ou référence indépassable pour justifier une posture politique, ou même des décisions de fond comme les annonces récentes sur le programme nucléaire. Il suffit de consulter les enquêtes d’opinion, notamment les « baromètres » du CEVIPOF, pour le comprendre : les Français ont le sentiment que notre démocratie est en crise, leur confiance dans les institutions est sévèrement érodée depuis de nombreuses années. Or de Gaulle rassure car il incarne l’autorité et la stabilité – deux attentes puissantes du corps social dont témoignent également les enquêtes d’opinion. On pourrait sans grand risque y ajouter un « effet Covid », dans la mesure où le fameux général reste, dans la mémoire collective, l’homme des crises et des tempêtes, celui qui, dans notre imaginaire national, fait face à l’imprévu et défie la fatalité…

À l’occasion de l’année de Gaulle, en 2020, qui fut marquée par un triple anniversaire (50e anniversaire de sa mort, 130e de sa naissance, 80e de l’Appel du 18 juin), des représentations cinématographiques, des séries télévisées et même des bandes dessinées ont contribué encore à embellir le totem. Désormais de Gaulle est humanisé, mis à notre portée, et loin d’affecter son image, cette évolution semble accroître son prestige. Qu’importe si, par exemple, son incarnation par Lambert Wilson nous écarte prodigieusement du personnage réel – dont le physique assez gauche, le port parfois embarrassé étaient fort éloignés de cet acteur élégant et délié -, ou si la représentation de son entourage – madame de Gaulle, tout particulièrement – est plus que romancée : nous ne sommes plus à l’époque où le fondateur de la Ve République n'apparaissait dans les films qu’à travers une voix, ou une silhouette, comme une sorte de divinité lointaine qu’il eût été sacrilège de représenter.

Que reste-t-il de De Gaulle,
par-delà la nostalgie de l’autorité et le prestige de la légende ?

En outre, de Gaulle est abondamment cité, à travers de petites histoires ou des propos rapportés, des boutades plus ou moins apocryphes, utilisées souvent de manière douteuse (comme la sempiternelle évocation de « Colombey-les-deux mosquées »). À cet égard, la célèbre somme du normalien-énarque passé en politique, Alain Peyrefitte, a provoqué et continue de provoquer beaucoup de dégâts en imposant un filtre de lecture dont nul ne semble pouvoir désormais s’affranchir… C’était de Gaulle fait figure de journal quotidien, recueillant d’innombrables scènes et quantité d’aphorismes. De Gaulle y apparaît, dans l’exercice du pouvoir, comme un homme plein d’autorité et de tranchant, dans un esprit et avec une tonalité dont les témoins de l’époque ont attesté la fréquente justesse. Mais si ces saynètes, prises isolément, peuvent paraître en bien des cas authentiques, même si les formules à l’emporte-pièces, si l’humour parfois désabusé sonnent « vrai », l’ensemble renvoie sans doute de De Gaulle une idée fausse. Or tout le monde, ou presque, puise dans l’ouvrage d’Alain Peyrefitte – même les historiens les plus sérieux, heureux de délaisser parfois l’univers austère des archives afin d’agrémenter leur récit de quelques réjouissantes fulgurances.

Il faut tempérer enfin cette image d’un de Gaulle universellement révéré, célébré, adoré : l’antigaullisme reste vivace dans une certaine culture ultra-droitière, marquée par le souvenir de la guerre d’Algérie et parsemée parfois de vieux restes de vichysme – ce qui limite fort heureusement la portée de certaines récupérations « populistes ». Et il n’a pas disparu non plus d’une certaine culture de gauche, qui distingue deux personnages – l’homme du 18 juin, évidemment irréprochable, et le président autocratique de la Ve République, avec mai 68 en prime -, et lui fait porter la responsabilité d’institutions jugées trop peu démocratiques, trop verticales, trop contraignantes pour la société. L’esprit du Coup d’État permanent, charge intelligente publiée par François Mitterrand en 1964, ne s’est pas entièrement évanoui.

Mais au total, que reste-t-il de De Gaulle, par-delà la nostalgie de l’autorité et le prestige de la légende ? L’image, entièrement biaisée, d’un homme pragmatique qui a su constamment s’adapter aux circonstances, en tirer même un profit personnel pour accéder au pouvoir et s’y maintenir ensuite – quelquefois au prix d’un mensonge d’État comme beaucoup lui en font grief (« je vous ai compris »). Et ce pragmatisme présumé est aussi un héritage politique – involontaire - de De Gaulle, une sorte de sauf-conduit pour ceux qui s’en réclament depuis trente ou quarante ans, y compris et surtout quand ils en renient les principes. Il existe ainsi, aujourd’hui, un de Gaulle « libéral » qui ne manque pas de surprendre quand on sait la place centrale, irréfragable qu’il donnait à l’État…

Mémoires d'espoir
Mémoires d'espoir. 1, le renouveau, 1958-1962 Charles de Gaulle, Plon, 1970 Photo (C) Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Anne-Sylvaine Marre-Noël

Pour tenter de corriger un peu ces effets d’optique, on ne saurait trop recommander une saine activité : lire, ou relire de Gaulle dans le texte. Il le disait lui-même, de son vivant : seuls ses écrits et ses paroles avérées, effectivement prononcées dans leur plénitude, doivent faire foi. Et les écrits sont abondants, et passionnants, depuis sa première grande publication, La discorde chez l’ennemi (1924), impressionnante analyse de l’effondrement subit d’un État, jusqu’à l’ultime œuvre inachevée, les Mémoires d’espoir (1970), dans laquelle il stigmatise « l’infirmité morale » du capitalisme. Ce qui frappe à travers ses écrits, mais également dans ses nombreux discours, messages et correspondances, ce n’est pas son pragmatisme au sens où on l’entend d’usage, mais au contraire la continuité de sa pensée, la constance des lignes de force.

De Gaulle – qui est en fait une sorte d’intellectuel, mais obsédé par l’action - est convaincu
de la fragilité de la civilisation, et de la nécessité constante de donner une « armure » aux démocraties.

De Gaulle – qui est en fait une sorte d’intellectuel, mais obsédé par l’action - est convaincu de la fragilité de la civilisation, et de la nécessité constante de donner une « armure » aux démocraties. Grand lecteur de Péguy, il perçoit avec beaucoup de prescience les formes renouvelées d’aliénation que le progrès technique menace d’imposer à l’individu démocratique. Il faut donc, dans son esprit, considérer toujours les périodes de paix, de prospérité et de bien être comme de simples intermèdes dans un cours de l’Histoire dominé par les crises, les guerres, les violences. C’est la raison pour laquelle il attribue à l’État – articulation d’un pouvoir politique légitime, mais fort, et d’une administration puissante – un rôle central dans la stabilité d’une démocratie et dans sa capacité à voir loin, à préparer l’avenir en conjurant ses dangers.

Cette conception tragique de l’Histoire n’a jamais quitté de Gaulle depuis son enfance, où il éprouvait déjà pour la France une « fierté anxieuse », selon les termes qu’il emploie au début des Mémoires de Guerre, dans une brève, mais saisissante évocation autobiographique. Elle a été nourrie par ses lectures pendant la Grande Guerre, au cours d’une longue période de captivité. Elle a dominé sa vie depuis les lendemains de la Première Guerre jusqu’à l’effondrement des débuts de la Seconde. Et elle rend compte de toute son action politique, depuis le gouvernement de la Libération et le programme du CNR, jusqu’à son départ du pouvoir en avril 1969. Elle est attestée par le regard étonnamment convergent qu’ont porté sur lui les « trois Mauriac » : François, le grand écrivain, et ses deux fils, Claude et Jean, qui, à des titres divers, ont été dans le proche entourage du Général. Regard fait d’une puissante admiration, mais aussi de constantes interrogations devant ce « cormoran » (l’expression est de François Mauriac) qui percevait « le réel le plus réel » et se projetait si constamment dans le futur qu’il en oubliait presque spontanément les souffrances que ses choix politiques pouvaient dans le présent provoquer.

Car c’est enfin cela, qui est le plus frappant chez de Gaulle : sa perception du temps, où le passé – déterminant chez lui -, le présent et l’avenir se fondent dans une même vision. Ce curieux militaire - si intellectuel encore une fois -, qui préférait les essais aux romans, a beaucoup pratiqué Bergson, que son père connaissait et qu’il avait lui-même rencontré dans sa jeunesse. Il n’était pas un spécialiste de sa pensée, mais plutôt l’un de ces nombreux « bergsoniens » qui en tiraient à l’époque de multiples enseignements - plus ou moins fidèles ou exacts. De Gaulle a lu chez Bergson ce qui « cadrait » avec son appréhension de l’Histoire – la discipline maîtresse, pour lui à tous les égards. Il s’en est expliqué très clairement en 1932 dans Le Fil de l’Épée : « Bergson nous peint, en même temps qu’il l’analyse, le malaise de l’intelligence lorsqu’elle prend contact avec la réalité mouvante ». Et de le citer ainsi : « nous sentons bien qu’aucune des catégories de notre pensée ne s’applique exactement aux choses de la vie. En vain, nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres ; tous les cadres craquent ; ils sont trop étroits, trop rigides, surtout pour ce que nous voudrions y mettre. Notre raisonnement si sûr de lui quand il circule à travers les choses inertes, se sent mal à l’aise sur ce nouveau terrain. » De Gaulle n’a jamais cessé d’être le disciple de celui qui écrivait dans Les deux sources de la morale et de la religion : « Nous ne croyons pas à la fatalité en histoire. Il n’y a pas d’obstacle que des volontés suffisamment tendues ne puissent briser, si elles s’y prennent à temps. » Il y reviendra plus tard dans une conversation avec le journaliste américain Cyrus Sulzberger : l’action nécessite la combinaison de l’intellect et de l’instinct, de l’intelligence et de l’impulsion. « C’est Bergson, aurait-il dit au célèbre journaliste américain, qui m’a fait me souvenir de cela, c’est lui qui m’a conduit jusqu’ici durant toute ma vie. »

On retiendra enfin le témoignage intéressant d’Yves de Gaulle, son petit-fils, qui montre que cette conception du temps (« une vision étrange du temps qui passe avec l’intuition de son mouvement continu de création ») était profondément ancrée chez son grand-père, grand lecteur aussi du De Natura Rerum de Lucrèce : « Ce n’est pas le temps chronologique des humains qui vivent et meurent. C’est plutôt celui de la continuation indéfinie de l’univers qui demeure mais ne cesse de changer. Homme parmi les hommes et pétri par l’histoire des hommes, vous avez choisi l’apparent contraste d’habiter intensément le présent, non comme quelque chose qui passe, sans épaisseur et sans durée, rien ou presque entre passé et futur, mais comme une durée indivise, une conscience organique, une correspondance des temps que vous distendez constamment, en retenant le passé le plus lointain tout en anticipant l’avenir le plus éloigné. »

C’est peut-être cela, en définitive, qui explique la place singulière et inavouée de De Gaulle dans notre imaginaire politique, au-delà de l’invocation trop commode du « pragmatisme » : son étrange phosphorescence. C’est une figure qui échappe à l’érosion du temps, et qui rejoint la définition du chef d’œuvre par Malraux dans La tête d’obsidienne : « Il n’y a que les œuvres mortes qui ne changent pas. À tel point que nous nous demandons si la véritable œuvre d’art est séparable de ce qui la fait changer : pulsation ou chimie de la couleur, changement du paquet de tabac en poème, métamorphose des dieux en statues. Les œuvres qui meurent ne perdent pas leurs feuilles, elles perdent leur phosphorescence. »

Historial Charles de Gaulle Localisation : Paris, musée de l'Armée Photo (C) Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Anne-Sylvaine Marre-Noël
Historial Charles de Gaulle Photo (C) Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Anne-Sylvaine Marre-Noël