De l’Antiquité à l’Europe contemporaine, se construire par l’Histoire

Rencontre avec Édouard Michel (L, 1996), auteur de l’adaptation graphique d’"Agricola" de Tacite

Créé le
29 novembre 2022
Que sont-ils devenus ? À travers une série de portraits, partez à la rencontre d’alumni et d’alumnae de l’ENS-PSL. Édouard Michel a intégré le département de littératures et langage de l’École en 1997 avant de bifurquer vers le droit. Latiniste accompli et passionné par l’Antiquité, le normalien optera ensuite pour une carrière au cœur des politiques européennes contemporaines.
Sa connaissance et sa curiosité pour le monde d’hier et d’aujourd’hui l’ont amené à adapter en version graphique un classique de la littérature ancienne, la biographie d’Agricola de Tacite. Un ouvrage illustré paru en octobre 2022 aux éditions Rue d’Ulm.
Édouard Michel, lors de la dédicace de son adaptation graphique de la biographie Agricola de Tacite à l’ENS-PSL © Frédéric Albert - pôle communication de l’ENS-PSL.
Édouard Michel, lors de la dédicace de son adaptation graphique de la biographie Agricola de Tacite à l’ENS-PSL © Frédéric Albert - pôle communication de l’ENS-PSL.

Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?

J’ai grandi dans les Vosges, à Bruyères. Élève de latin depuis le collège, j’ai commencé le grec en seconde au lycée. Les enfants de médecins et pharmaciens étaient surreprésentés dans ce petit groupe, car les parents d’élèves connaissaient toute la valeur de cet enseignement pour la meilleure assimilation du vocabulaire médical. J’y repense aujourd’hui encore, presque à chaque fois que je dois consulter un praticien de santé.

Après un passage en terminale au lycée La Fontaine, à Paris, où je venais initialement pour préparer Sciences Po, j’ai bifurqué vers une prépa, faite à Henri-IV. Dans cette atmosphère de serre, j’ai appris énormément. Au bout de deux années d’une existence de forçat, mon entrée à l’ENS a enfin ouvert largement l’horizon… À la fin de la scolarité, lorsqu’il faut faire le choix d’un métier, j’ai opté pour la fonction publique parlementaire et passé le concours.

Il y a quelques mois alors que je cherchais où publier mon premier livre – une adaptation de Tacite en BD, dans un style de dessin un peu grunge qui paraîtra profaner la sacro-sainte Antiquité, aux yeux des puristes de la vieille école – j’ai envoyé le projet aux éditions Rue d’Ulm, presque par défi. Et c’est finalement chez cet éditeur que nous avons signé, le dessinateur Sacha Cambier et moi.

Pourquoi avez-vous intégré l’ENS ?

Entrer à l’ENS m’est très longtemps apparu inaccessible. J’avais lu au lycée La Guerre de Troie n’aura pas lieu. J’en avais directement conclu que Jean Giraudoux était le plus grand dramaturge de tous les temps. Et c’était un normalien.

Cédant aux bons conseils de mes professeurs, je suis parti au lycée Henri-IV, avec la ferme intention d’y renforcer simplement mes bases pour la suite, que j’imaginais à Sciences Po. Personne dans la famille n’avait encore franchi le seuil de l’École comme élève, même si une tante universitaire y avait officié peu auparavant comme examinatrice de latin. Je n’ai su que récemment qu’elle s’intéressait aussi à l’époque à la figure de Calgacus.

Latiniste, vous avez poursuivi des études de Lettres classiques à l’École normale avant d’obtenir un diplôme de droit approfondi à la Sorbonne. Pourquoi cette bifurcation ?

Après la large palette de matières étudiées en prépa, je redoutais de m’enfermer dans une filière unique et je cherchais du neuf. À la rentrée, j’ai découvert que l’ENS proposait une passerelle vers la faculté de droit, où on pouvait suivre l’enseignement de deuxième année en rattrapant les fondamentaux de la première. C’était, à deux pas de l’École, un milieu complètement différent et une approche qui me correspondait : j’aime réfléchir à des problèmes concrets, en essayant de trouver des voies nouvelles pour les résoudre.

Mais le droit représentait surtout la vague promesse d’une vie active qui serait ancrée dans la société. Déjà à l’époque, la carrière académique commençait à se présenter comme un marathon. Et, soyons franc, j’imaginais cette voie plus rémunératrice, tout en étant moins compétitive que d’autres.

Vous êtes entré à l'ENS en 1996, quel bilan pouvez-vous faire de vos années à l'École ?

C’est en parcourant aujourd’hui mon album de Tacite que je commence à esquisser un bilan. Ma meilleure expérience de l’École, c’est peut-être ces retrouvailles inattendues vingt ans après. À la bibliothèque, les architectes ont mis toute leur imagination dans la conception d’un nouveau bâtiment d’accès, perçant allègrement les vieux murs. J’y marche en ayant encore à chaque fois le sentiment de jouer les passe-murailles. L’École s’ouvre, elle respire. Elle dépasse désormais les aléas du concours, à commencer par ce hasard qui ne donne pas toujours des parents enseignants à chaque candidat. Nous avions laissé derrière nous des camarades de prépa tout aussi réfléchis, voire davantage. Voilà une autre séparation artificielle qui a été abattue.

Vous parlez 4 langues et avez orienté une majeure partie de vos études et de votre carrière vers une direction européenne, pourquoi ce choix ?

Ce n’était pas un choix délibéré. J’ai d’abord simplement saisi les occasions de voir du pays, en perfectionnant ou en apprenant de nouvelles langues. Mais je considérais à chaque fois que c’était une parenthèse dans mon parcours, que j’imaginais tout entier en France. Puis, au fil de ces escapades, se sont succédé les chocs culturels au retour. Cela m’a progressivement détaché de la trajectoire initiale, qui a fini par m’apparaître bien étriquée. Quand je suis parti à Cambridge, le directeur du centre d’études anciennes, mis au courant un peu au dernier moment, m’avait solennellement mis en garde contre le risque que je me « disperse ». Il avait raison !
J’ai pris goût à ces possibilités d’élargir mon champ d’expérience hors Hexagone. De ce point de vue, mon meilleur souvenir professionnel est – à ce jour – ma mise à disposition comme administrateur des services du Bundestag. Intégré pendant deux ans dans une équipe 100 % allemande, partageant leur vie de bureau, je ne me suis jamais lassé d’admirer chaque matin les majestueux bâtiments en béton du nouveau quartier gouvernemental de Berlin, où je n’avais jamais songé pouvoir travailler.

Vous êtes aujourd’hui administrateur à l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. En quoi consiste votre poste ?

Cet office commun aux deux chambres du Parlement fait l’interface entre le monde des sciences et les institutions législatives. Nous apportons aux députés et sénateurs qui en sont membres une assistance technique et juridique dans l’exercice de leurs missions. Je participe à la préparation de leurs auditions publiques et à l’élaboration de leurs rapports ou notes scientifiques. Je les accompagne dans leurs déplacements, en France et à l’étranger.

J’apprends toujours énormément au contact des parlementaires, que le suffrage universel n’a jamais désignés au hasard. Mais, au quotidien, j’apprécie surtout de travailler avec des collègues jeunes et dynamiques. Notre petit secrétariat est d’ailleurs en lien avec ses homologues de toute l’Europe, au travers du réseau EPTA au sein duquel nous échangeons les bonnes pratiques.

L’ENS a récemment créé un centre interdisciplinaire d’études européennes, outre les formations déjà existantes, que pensez-vous que l'École normale peut apporter dans ce champ ?

Peu de citoyens suivent le ballet des conseils européens et des sessions parlementaires à Strasbourg aussi attentivement que la politique nationale. Les facultés de droit hexagonales développent souvent une vision naïvement formaliste des rouages de l’Union européenne, tandis que la nébuleuse des sciences politiques ne rend pas toujours compte de leur fonctionnement de manière très rigoureuse. Je recommande d’ailleurs la lecture du Régime politique de l’Union européenne du Belge Paul Magnette. Cet ouvrage est l’un des rares ouvrages francophones qui combine profondeur d’analyse et travail du style, tout en gardant un œil sur la bibliographie étrangère. Cocktail de qualités qu’on devrait pouvoir retrouver dans la proposition pour l’Europe de l’ENS, dont la vocation première est après tout la formation du citoyen éclairé.

Vous avez adapté Agricola de Tacite, un classique de la littérature ancienne en version graphique, publié en octobre aux éditions Rue d’Ulm. Comment est né ce projet éditorial ?

Mon échec à l’agrégation de lettres m’avait laissé un goût d’inachevé. Je restais attiré par la littérature latine, mais en y déambulant désormais avec un simple badge « visiteur ». En lisant à Bruxelles l’interprétation si neuve de Tony Woodman, l’idée d’une transposition en images d’Agricola s’est imposée à moi comme une évidence. Le dossier documentaire qui complète la BD n’est venu qu’après, suggéré par Lucie Marignac, la directrice des éditions Rue d’Ulm.
Au final, on peut entrer dans notre ouvrage par de nombreuses portes, soit le récit graphique, soit le mini-guide de l’univers de Tacite, soit la traduction résolument pragmatique… Tacite est parfois enfermé dans un ghetto élitiste. Sans que le message original ait été du tout sacrifié, je veux croire que sa pensée « de haut parage » est maintenant à la portée de tous ceux qu’une histoire bien ficelée sur l’Empire romain peut simplement intéresser.

Pourquoi avoir choisi la figure historique d’Agricola ? Peut-on le considérer comme un personnage résolument européen ?

Tacite nous donne en réalité très peu de détails, il n’entend pas écrire une biographie intimiste de son beau-père. Derrière son portrait lisse et fonctionnel d’Agricola, chacun peut imaginer un peu qui il veut, comme chez Tintin. J’ai voulu évoquer un marin-philosophe, quand Sacha tirait sans doute le personnage vers une image plus brute, plus contestataire.

Cela dit, des millions de gens exercent aujourd’hui leur droit à la libre circulation à travers l’Europe... L’histoire d’Agricola trouvera aussi un écho chez tous ces salariés ayant fait le pari d’une mobilité sur le terrain, mais conscients d’être continuellement à la merci d’une restructuration décidée au sein des états-majors pléthoriques d’un lointain siège social. Agricola était peut-être un travailleur détaché avant la lettre.

L’Europe subit actuellement de grands bouleversements, que souhaitez-vous pour l’Europe de demain ?

Comme tout le monde, je souhaite à l’Europe la paix, et pas celle des charniers ou des cimetières ! Pour paraphraser Claude Simon, le continent est pour moi comme une sorte d’îlot privilégié, mais pas toujours exemplaire, en bordure du monde de fer et de violence où nous vivons.
J’ai d’emblée conçu à son échelle la diffusion d’Agricola, texte qui était initialement destiné à être lu en latin sur tout le territoire de l’Empire. Aujourd’hui, la mosaïque des cultures et des langues rend la tâche plus ardue, mais non moins exaltante. Le livre est déjà en librairie en Belgique et en France. Mais j’espère sincèrement que nous aurons l’occasion de diffuser l’œuvre dans d’autres pays et dans d’autres langues.

Dans mon Europe de demain, le film La Mort de Staline serait autorisé à Saint-Pétersbourg et à Moscou au même titre que la BD franco-belge du même nom. On s’y souviendrait aussi que Pouchkine, déjà, lisait Tacite…

Lorsque que vous étiez lecteur à Cambridge, « au milieu d’étudiants venus de tous les coins de l’Europe », vous dites avoir mesuré le décalage « fascinant » entre l’approche britannique de l’histoire ancienne et l’approche ancienne de l’histoire britannique. De quel décalage parlez-vous ?

Il y a toujours un malentendu possible quand on parle d’histoire romaine : Évoque-t-on des écrits antiques comme ceux de Tite-Live et Tacite ? Ou des travaux universitaires d’aujourd’hui portant sur cette même époque ? Il y a un monde entre les deux… L’écart s’est même maintenant creusé jusqu’à la rupture complète. On la fait souvent remonter au Rhetoric in Classical Historiography de Tony Woodman, paru en 1988. Il y démontre que les historiens latins faisaient avant tout œuvre artistique.

Par contrecoup, l’histoire ancienne telle que je l’ai connue à Cambridge la décennie suivante ne s’appuyait plus du tout sur les textes... Je n’y comprenais rien. En privilégiant la documentation archéologique ou la comparaison avec des époques ultérieures, les professeurs « déboulonnaient » la grande histoire politique de l’Empire au profit d’une histoire des anonymes et des oubliés. Manière aussi pour eux, je pense, de rester fidèles à l’héritage contestataire des années 1960. Hautement respectable, mais je ne pensais pas devoir m’en inspirer un jour pour revisiter Tacite.

Avez-vous d’autres projets éditoriaux pour la suite ?

Oui, j’ai encore des projets dans les cartons ! Tacite ne s’intéressait pas aux temps mythiques de la fondation de Rome, mais à son histoire récente, encore toute chaude, quoiqu’elle appartienne à une époque déjà révolue pour lui. J’ai réfléchi à un scénario pour raconter en BD le torpillage du Rainbow Warrior, en 1985. Ce serait évidemment plutôt raconté du point de vue de Fernando Pereira.

Côté traduction, je suis toujours étonné de voir que le Bilan provisoire – Une jeunesse à Berlin de Günter de Bruyn n’a pas encore été porté à la connaissance du public francophone. C’est pourtant une œuvre puissante, à partager sans modération en Europe et au-delà. À moins que les droits de traduction n’aient déjà été cédés, j’ai espoir que cela change.

 

Le mot de l’éditrice : à propos de Tacite - Agricola

 

« Un média contemporain comme la BD pour un texte latin classique comme le De vita Agricolae de Tacite, il fallait y penser. Mais il y a quelques précédents heureux, d'Ulysse. Les chants du retour de Jean Harambat (Actes Sud, 2014) au manga Thermae Romae de Mari Yamazaki (Casterman, 2012 sq.). Surtout, l'articulation entre un roman graphique très soucieux des realia du Haut-Empire, une nouvelle traduction de l'Agricola fondée sur la nouvelle édition Woodman de Cambridge, et un glossaire aussi foisonnant qu'humoristique pour présenter tous les éléments utiles à une appréhension et compréhension contemporaine de ce texte du plus grand historien romain, m'a semblé particulièrement efficace, et donc constituer un projet éditorial convaincant.

D'autant qu'Édouard Michel est l'un des (jeunes) anciens de la rue d'Ulm, latiniste parti vers d'autres horizons que la pure recherche, mais justement capable, grâce à ses détours par l'Angleterre où il fut lecteur et par Bruxelles où il a été en poste parlementaire, de revenir vers ce texte avec un entrain stimulant et une distance salutaire. Pour quel public ? Un public très varié, du graphisme à la romanité en passant par le Brexit ! »

 

Lucie Marignac, éditrice et directrice des éditions Rue d’Ulm.

 

Agricola - Tacite
Version graphique par Édouard Michel et Sacha Cambier de Montravel
Éditions Rue d’Ulm - Collection « Études de littérature ancienne »
Format : 17 x 24 cm - 200 pages (Bande dessinée + dossier de textes)