[#Décryptage] Adopter l’IA : entre opportunités pour l’emploi et possibles bouleversements organisationnels

Rencontre avec Simon Bunel, professeur associé au département d’économie de l’ENS-PSL et économiste à la Banque de France

Créé le
2 octobre 2025

L’intelligence artificielle va-t-elle détruire des emplois ou en créer de nouveaux ? La question divise experts et acteurs du monde du travail. Une étude récente, coécrite par Simon Bunel, professeur associé au département d’économie de l’ENS-PSL, apporte un éclairage nuancé. Les auteurs montrent que l’adoption de l’IA non générative par les entreprises françaises est associée à une hausse de l’emploi… mais que cette dynamique varie fortement selon son usage. Entre gains de productivité et effets de substitution, cette recherche démontre que l’enjeu n'est pas tant de réguler l’IA en tant que technologie que de s’interroger sur ses conditions d’utilisation.

Au-delà de ces résultats quantitatifs, Simon Bunel pointe également une transformation plus structurelle : pour la première fois, l’adoption d’une technologie ne vient pas uniquement des directions, mais aussi des salariés eux-mêmes. Une rupture inédite, qui pourrait redessiner les équilibres internes des organisations, et appelle à une réflexion renouvelée sur la manière dont ces technologies sont encadrées et accompagnées.

 

En mai 2025, vous avez co-écrit un article paru dans l'American Economic Association: Papers and Proceedings, à propos de l’influence des usages de l'IA non générative sur la demande de travail dans les entreprises françaises. Quels sont ces usages et quels effets avez-vous pu observer ?
Simon Bunel : Avec mes co-auteurs Philippe Aghion, Xavier Jaravel, Thomas Mikaelsen, Alexandra Roulet et Jakob Søgaard, nous avons exploité des données de l’Insee sur l’adoption de l’IA par les entreprises françaises. Nos analyses montrent qu’en 2023, les usages les plus fréquents concernent la comptabilité et la gestion financière (30 % des cas), suivis par la R&D et l’innovation (24 %). Certains usages sont propres à des secteurs : dans l’industrie manufacturière, par exemple, près de 50 % des entreprises utilisent l’IA sur leurs chaînes de montage.
Nous observons par ailleurs qu’après l’adoption de l’IA, les entreprises tendent à augmenter à la fois leur emploi et leur chiffre d’affaires. Cela suggère que les gains de productivité permettent aux entreprises de se développer et peuvent compenser, au moins en partie, les effets de substitution de l’emploi liés à l’automatisation. Toutefois, ces résultats s’interprètent au niveau des entreprises et non de l’ensemble du marché du travail : il est possible que les entreprises qui n’adoptent pas l’IA perdent des parts de marché et réduisent leur demande de travail.

Vous montrez notamment que même des métiers considérés comme « à risque » face à l'IA peuvent connaître une hausse de la demande de travail. Faut-il en conclure que l'IA transforme plus qu'elle ne remplace ?
Simon Bunel : Tout à fait, et cela nous a réellement surpris. Nos résultats montrent que, de façon contre-intuitive, les professions classées comme exposées et substituables à l’IA voient leur emploi augmenter en moyenne après son adoption.
Pour comprendre ce paradoxe, nous avons analysé les usages plus finement : certains, comme l’IA sur les chaînes de montage, stimulent ces emplois, tandis que d’autres, comme l’automatisation des processus administratifs, les réduisent.

« Si régulation il doit y avoir, elle doit porter sur les usages de l’IA, et non sur la technologie elle-même. »

Concrètement, prenons l’exemple du métier de comptable, considéré comme fortement « à risque ». Si vous êtes comptable dans une entreprise qui adopte l’IA pour renforcer sa productivité industrielle, c’est une excellente nouvelle : l’entreprise va croître et recruter davantage de comptables. En revanche, si l’IA est adoptée pour automatiser la comptabilité et la gestion financière, alors votre poste est effectivement menacé. La conclusion est donc claire : si régulation il doit y avoir, elle doit porter sur les usages de l’IA, et non sur la technologie elle-même, car celle-ci peut aussi être un puissant moteur de productivité dont nous avons aujourd’hui cruellement besoin. En effet, comme l'a mis en avant le rapport Draghi sorti il y a maintenant un an, la productivité européenne décroche depuis une vingtaine d'années par rapport aux États-Unis et à la Chine, en grande partie en raison de son innovation insuffisante, notamment dans les technologies numériques avancées. Nous pouvons le constater dans notre quotidien : presque aucune technologie numérique que nous utilisons n'est aujourd'hui européenne.

Quels types de métiers ou de compétences vous semblent aujourd'hui les plus « complémentaires » à l'intelligence artificielle ?
Simon Bunel : C’est une question difficile ! Je préfère donc rester prudent et m’appuyer sur les travaux du FMI et du Bureau international du travail, qui ont conçu des outils pour mesurer l’exposition des différentes professions à l’IA. Antonin Bergeaud, professeur à HEC et ancien enseignant au département d’économie de l’ENS, a adapté ces outils au cas français.
Ces analyses montrent que certaines professions apparaissent plutôt complémentaires à l’IA, comme les juristes, les architectes ou les journalistes. Cela s’explique par le fait qu’une large part des tâches effectuées au sein de ces métiers ne devraient ne pas ou peu être impactées par l’IA (interactions humaines, management, par exemple) et une moindre part de tâches fortement exposées à l’IA (tâches répétitives, optimisation sur logiciel informatique, par exemple).
Mais attention : cela ne signifie pas que ces métiers seront épargnés de la vague de l’IA. Au contraire, ils connaîtront sans doute de profondes transformations. Les travailleurs les plus formés pourront tirer parti des nouvelles possibilités offertes par l’IA générative, tandis que d’autres risquent de subir une concurrence accrue, ce qui pourrait accentuer les inégalités au sein de ces professions.

« Les premières années de diffusion de l’IA grand public ont marqué une rupture importante pour les entreprises. Pour la première fois, les salariés ont pu adopter une nouvelle technologie sans qu’elle ait été décidée ou déployée par leur entreprise. »

Quels sont, selon vous, les principaux changements à venir provoqués par l'IA dans les entreprises françaises ?
Simon Bunel : On a souvent tendance à voir la révolution de l’intelligence artificielle comme la simple continuité de la révolution numérique amorcée dans les années 1990. C’est en partie vrai sur le plan technologique, notamment grâce à l’accroissement de la puissance de calcul. Mais les premières années de diffusion de l’IA grand public ont marqué une rupture importante pour les entreprises. Pour la première fois, les salariés ont pu adopter une nouvelle technologie sans qu’elle ait été décidée ou déployée par leur entreprise. Jusqu’ici, aucun ouvrier n’était venu avec son propre robot pour accroître sa productivité sur une chaîne de montage !
La révolution numérique s’était diffusée de manière « top-down », les directions d’entreprise choisissant les solutions et les déployant via leurs services informatiques. L’IA, en particulier dans les services, connaît au contraire une diffusion largement « bottom-up » : ce sont les salariés qui choisissent d’utiliser ces outils pour gagner en productivité, parfois sans que leur hiérarchie en ait conscience, comme l’ont montré plusieurs études(1).
Si cette tendance se confirme, elle pourrait transformer en profondeur l’organisation interne des entreprises.

L'automatisation et l'IA peuvent accroître la productivité, mais cela ne garantit pas toujours une hausse des salaires ou du bien-être au travail. Quels sont les leviers d'action pour faire coïncider innovation technologique et progrès social ?
Simon Bunel : Effectivement, l’enjeu est de faire en sorte que les gains de productivité liés à l’IA bénéficient à tous. Une première série d’études, centrées sur l’IA non générative, montre que les entreprises qui adoptent ces technologies recrutent ensuite davantage de profils diplômés et techniques, notamment dans les métiers dits « STIM » – sciences, technologie, ingénierie et mathématiques. Cela tend à accroître les inégalités, car ces profils, complémentaires à l’adoption de l’IA, sont mieux rémunérés que la moyenne.
Mais une seconde vague de travaux, cette fois sur l’IA générative, nuance cette vision : elle met en évidence que les gains de productivité sont souvent les plus importants pour les employés initialement les moins qualifiés ou les moins productifs. Ces derniers pourraient ainsi disposer de nouveaux leviers pour renégocier leur rémunération, ce qui contribuerait à réduire les inégalités au sein des entreprises. Le débat reste donc pour le moment ouvert.
Enfin, concernant le bien-être au travail, il est essentiel que le dialogue social intègre pleinement les enjeux liés à l’IA : les partenaires sociaux doivent être formés et actifs dans les instances où se décide son déploiement.

Travailler sur l'IA implique de suivre des technologies en constante évolution. Comment, en tant que chercheur, arrive-t-on à garder une approche rigoureuse sur des objets aussi mouvants ?
Simon Bunel : Avant tout, j’essaie de suivre au mieux les évolutions de l’IA et leurs implications. Mais elles sont si nombreuses et multidimensionnelles que je n’ai évidemment pas la prétention de toutes les couvrir. La veille scientifique, la lecture régulière d’articles et la participation à des conférences me permettent toutefois d’identifier les grandes tendances, tant du côté des avancées technologiques que de leurs effets mesurés. Enfin, les méthodes économiques que nous utilisons pour évaluer ces impacts sont, elles, relativement indépendantes des évolutions rapides de la technologie elle-même, ce qui nous donne un cadre d’analyse solide.

(1) Sondage Ipsos « Enquête exclusive sur les imapcts de l’IA générative sur l’expérience collaborateur » de juin 2025 (lien), Étude « IA et emploi : l’utilisation de l’intelligence artificielle fait un bond chez les cadres » de l’APEC de juin 2025 (lien)

À propos de Simon Bunel

« Au début de mes études, je n’imaginais pas du tout m’orienter vers la recherche », se rappelle Simon Bunel, aujourd’hui professeur associé au département d’économie de l’ENS-PSL. « Mais bien que ma formation ait été très scientifique, centrée sur les mathématiques, la physique et la chimie, j’ai toujours eu un vif intérêt pour les sciences sociales, en particulier l’économie et l’histoire. »
Originaire de Caen, Simon Bunel effectue deux années de classe préparatoire scientifique à Paris. Il intègre ensuite l’École polytechnique en 2012. « C’est en suivant des cours d’économie à l’X que cette discipline m’a définitivement séduit », se souvient-il. « Mais cela ne suffisait pas encore à me diriger vers une carrière de chercheur. » 

Une rencontre décisive

Afin de se spécialiser en économie, il continue par une année de formation à l’ENSAE et un Master à à la Paris School of Economics (PSE), où il fait la connaissance de Philippe Aghion. Une rencontre qui sera « décisive » pour Simon Bunel. Alors qu’il s’interroge sur la suite de son parcours, l’économiste lui propose de l’assister dans la préparation de ses cours au Collège de France et de collaborer à des projets de recherche, d’abord comme assistant, puis comme co-auteur. « C’est cette expérience qui m’a fait découvrir et apprécier le monde de la recherche, et qui m’a ensuite conduit à m’inscrire en thèse et à poursuivre une carrière académique en économie », explique Simon Bunel. « Ça a été un tournant majeur dans ma trajectoire professionnelle. » En 2016, il deviendra d’ailleurs chercheur associé au Farhi Innovation Lab du Collège de France, qui réunit de nombreux chercheurs et chercheuses, « avec lesquels j’ai la chance de collaborer ».
Simon Bunel occupe ensuite un premier poste au département des études économiques de l’Insee, puis un second à la Banque de France, à la Direction des Enquêtes de Conjoncture et des Analyses Microéconomiques et Structurelles, qu’il occupe encore actuellement. Dans le cadre de ces deux postes, l’économiste s’intéresse aux thématiques liées aux entreprises, à la productivité, à l’innovation et au changement technologique. En parallèle, il réalise une thèse à la Paris School of Economics (PSE) sous la direction de Philippe Aghion. 

Comprendre le changement technologique

Les travaux de Simon Bunel cherchent à comprendre les causes et les effets du changement technologique. L’un des chapitres de sa thèse, co-écrit avec Philippe Aghion, Céline Antonin et Xavier Jaravel, porte ainsi sur les effets de l’adoption de technologies d’automatisation, comme les robots, sur l’emploi. « Sur le plan théorique, deux mécanismes opposés sont en jeu : d’un côté, les robots remplacent le travail humain sur certaines tâches, ce qui conduit à réduire l’emploi ; de l’autre, ils améliorent la productivité, ce qui accroît la demande de travail sur les tâches non automatisées et peut favoriser la création de nouvelles activités, ce qui augmente la demande d’emploi », détaille le chercheur. « L’essor du contrôle qualité, qui s’est développé en parallèle de l’automatisation des usines, en est un bon exemple. »
En mobilisant des données couvrant l’ensemble des entreprises industrielles françaises entre 1995 et 2017, les quatre chercheurs montrent que celles qui adoptent des robots augmentent davantage leur emploi que des entreprises comparables qui en adoptent moins. « Ce résultat se vérifie également au niveau sectoriel. Une implication importante est qu’une taxation unilatérale des robots, sans coordination internationale, serait contre-productive : elle risquerait de nuire à la compétitivité et, in fine, à l’emploi. »
En septembre 2022, il rejoint le département d’économie de l’ENS, en parallèle de ses fonctions d’économiste à la Banque de France. En tant qu’enseignant associé, il donne le cours d’introduction aux théories de la croissance en collaboration avec Daniel Cohen. « À ce moment-là, nous étions loin d’imaginer que je l’enseignerais seul l’année suivante, après sa disparition si soudaine », se souvient-il. « Son absence a laissé un immense vide au sein du département. C’est une chance d’avoir pu enseigner ce cours avec lui. » Simon Bunel donne également un cours d’introduction aux enjeux économiques contemporains. L’économiste s’inspire des thèmes développés dans l’ouvrage Le pouvoir de la destruction créatrice (2020), coécrit avec Philippe Aghion et Céline Antonin : « nous y discutons des grandes questions économiques débattues dans l’espace public et cherchons à les éclairer à la lumière des avancées récentes de la recherche », explique-t-il. 

Plurisdiciplinarité et variété

Pour Simon Bunel, que ce soit pour mener des recherches sur l’IA, ou pour suivre une formation dans ce domaine, « l’écosystème de l’ENS et de son département d’économie offre de nombreux atouts », estime-t-il. « Le premier est la pluridisciplinarité : elle favorise le dialogue entre ceux qui conçoivent l’IA, comme les chercheurs en informatique, ceux qui l’utilisent, et ceux qui en étudient les effets, qu’il s’agisse de philosophes, d’économistes ou de sociologues. ». Le chercheur tient également à souligner les liens étroits entre le département d’économie avec d’autres institutions, comme la PSE ou les autres établissements composantes de l’Université PSL. « Cela facilite l’accès à une communauté de chercheurs travaillant sur des dimensions variées des impacts de l’IA : sur l’emploi, l’éducation, la démocratie, et bien d’autres encore », justitife-t-il. « Une illustration de cette dynamique est l’organisation, le 7 octobre prochain, d’un workshop commun entre l’ENS, PSE, Dauphine et PSL sur le thème « IA et sciences sociales ».

Ce que Simon Bunel apprécie particulièrement en économie ?

« La variété des sujets que l’on peut aborder : la productivité, le travail, les inégalités, l’environnement, et bien d’autres encore », indique-t-il. « J’aime aussi le lien étroit que cette discipline entretient avec les politiques publiques : nos recherches doivent être utiles aux décideurs, tout en gardant la modestie de reconnaître qu’elles n’éclairent pas l’ensemble des enjeux », conclut le chercheur.