[#Décryptage] Changement climatique : « La parole du scientifique est essentielle pour contrer les discours lénifiants nourrissant l’illusion d’adaptation sans casse »

Par Christophe Cassou, climatologue, directeur de recherche CNRS au laboratoire de météorologie dynamique de l'ENS.

Créé le
27 novembre 2025

Alors que la compréhension des enjeux climatiques progresse dans la société et que les événements extrêmes se multiplient, la transition écologique peine encore à se concrétiser. Il ne s’agit plus seulement de transmettre la connaissance scientifique, mais d’accompagner des transformations profondes des modes de vie, des valeurs et des structures économiques et politiques. Parallèlement, la montée de la désinformation et des attaques visant la recherche rappelle l’importance de protéger le savoir et celles et ceux qui le produisent.

Décryptage par Christophe Cassou, climatologue, directeur de recherche CNRS au laboratoire de météorologie dynamique de l'ENS.

Christophe Cassou
Christophe Cassou, climatologue, directeur de recherche CNRS au laboratoire de météorologie dynamique de l'ENS

Comprendre le scepticisme climatique

Depuis une dizaine d’années, la montée en connaissance du grand public sur les enjeux environnementaux, les causes et conséquences du changement climatique, et plus récemment de l’effondrement de la biodiversité, est indéniable. La prise de conscience des risques climatiques et de la menace sur l’habitabilité, c’est-à-dire notre capacité à vivre sur un territoire sûr pour sa personne, sa famille avec un tissu social, économique et culturel possible et prospère, grandit bien à mesure que les événements extrêmes (canicules, pluies diluviennes, etc.) deviennent plus fréquents et plus intenses. 

« La seule connaissance ne suffit pas à l’action comme largement analysé par les sciences humaines et sociales. »

Il ne s’agit pas d’une crise mais d’une trajectoire, d’un voyage sans retour en territoire inconnu pour les sociétés humaines ; le grand public le sait. Et pourtant, la dynamique transformative de notre société « occidentale » patine voire régresse. La seule connaissance ne suffit pas à l’action comme largement analysé par les sciences humaines et sociales. Dès lors, placer la réflexion sur les incompréhensions biogéophysiques résiduelles ou les climato-sceptiques résiduels ne nous permet plus aujourd’hui d’adresser correctement la problématique de la transformation écologique ou alors de manière beaucoup trop étriquée. Viser un monde durable et résilient au changement climatique implique des changements fondamentaux dans le fonctionnement de la société, les modes de vie, y compris des changements dans les valeurs sous-jacentes, les visions du monde, les idéologies, les structures sociales, les systèmes politiques et économiques, et les relations de pouvoir. Ce sont ces dimensions-là dont il faut discuter aujourd’hui.

D’autant plus que nous sommes confrontés maintenant à du climato-obscurantisme ou climato-bellicisme. Il se matérialise par des attaques frontales sur la fabrique même de la science et les porteurs de sciences que sont les chercheurs et chercheuses ou plus généralement les académiques. Aux États-Unis, l’assaut est brutal mais aussi en Europe et en France, de manière plus sournoise mais redoutablement efficace. En effet, les sciences du climat ou plus généralement de la durabilité incluant la santé, la gestion durable des écosystèmes, la justice environnementale, etc. dérangent et sont désormais trop claires pour leur laisser l’expression libre. Elles pointent les responsabilités et dénoncent l’incompatibilité avec les enjeux environnementaux des modes de vie et visions du monde de certains acteurs du pouvoir politique et économique. Les stratégies d’obstruction (désinformation, chantage économique, fragmentation géopolitique, etc.), se multiplient et visent à saper la dynamique de transformation qui menace directement des intérêts privés et des privilèges. Les enjeux environnementaux sont instrumentalisés pour devenir des objets de clivage, des objets d’affrontements, d'oppositions stériles, de division entre communautés/catégories sociales. Tout est bon : la désinformation, la manipulation/déformation des faits, le discrédit des porteurs de faits, les tentatives de distraction et la démagogie/populisme pour éviter de parler du fond, et bien sur l'intimidation pour faire taire.

Quel engagement du scientifique dans ce contexte général ? Quelle place pour le savoir ? La présence sur les réseaux sociaux et plus généralement dans les médias est importante pour expliquer la méthode scientifique et porter la connaissance, tout en ayant conscience que beaucoup sont aujourd’hui très biaisés et enferment. Les enjeux de communication pour accompagner la transition portent désormais davantage sur l’efficacité des leviers d’action pour la décarbonation et sur les dimensions de justice et d’équité dans lesquelles ils doivent s’inscrire, et moins sur la dimension géophysique.

Faire entendre l’urgence 

Il est important de rappeler que lutter contre les effets du changement climatique et protéger la biodiversité n’est en rien punitif. S’opposer à ce narratif par les faits et la méthode scientifique est essentiel car les études d’un très grand nombre de disciplines académiques montent que bien au contraire, les changements à opérer sont très bénéfiques en termes de santé (cardiovasculaire et système digestif via l’adoption de régimes alimentaires moins carnés et à base de denrées de meilleure qualité, grâce à une baisse de la pollution de l’air et de l’eau due à une diminution des pesticides et une transformation du modèle agricole, mobilité douce, etc.) et en termes économiques. Au-delà des traumatismes, souffrances et morts attribuables à l’effet du changement climatique, les dommages climatiques ont aussi un coût économique qui menace la stabilité financière et sociale. Le coût de ne rien changer dans un climat qui se réchauffe vite avec des risques croissants et menaçant est plus grand que d’investir dans des stratégies de décarbonation et d’adaptation au changement climatique. 

« Dénoncer l’illusion que l’on pourrait s’adapter à tout climat est aussi essentiel pour contre-carrer les discours rassuristes mais complètement hors-sol qui prétendent le contraire. »

Ces savoirs incarnés dépassent le simple constat géophysique de l’alerte ou de l’explication de processus et ils sont essentiels à porter dans l’espace public. La difficulté vient du fait qu’aujourd’hui le simple exposé des faits est présenté comme du militantisme afin de discréditer le discours et le scientifique qui le porte. Dénoncer l’illusion que l’on pourrait s’adapter à tout climat est aussi essentiel pour contre-carrer les discours rassuristes mais complètement hors-sol qui prétendent le contraire. La France s’est dotée d’un plan d’adaptation qui se base sur une trajectoire de référence de réchauffement aboutissant à +4°C à l’échelle métropolitaine. Les indicateurs géophysiques (chaleurs extrêmes, nombre de jours de nuits tropicales, sécheresses, etc.) indiquent que la France ne pourra pas relever le défi de l’adaptation sans transformation profonde et majeure de ses modes de vie selon cette trajectoire. La parole du scientifique est essentielle dans les espaces de délibération pour contrer les discours lénifiants nourrissant l’illusion d’adaptation sans casse à des niveaux de risques extrêmes dans une France à +4°C. Elle est cruciale pour rappeler que le succès de l’adaptation est conditionnel à la réussite de l’atténuation, c’est-à-dire à l’atteinte de la neutralité carbone. L’engagement du scientifique dans un contexte de risques croissants et menaçants devient alors un devoir moral, éthique, humaniste.

Science et institutions au cœur du changement

La demande de la société est forte en matière de climat à la fois sur les données mais aussi sur les méthodes et cadres d’utilisation ; en réponse, les services climatiques se développent aujourd'hui. Ce rapprochement science/société est essentiel pour mettre le fait scientifique au cœur de la décision publique et des arbitrages, pour lutter contre la désinformation qui devient la norme et contre les lobbys que l’on voit s’exprimer tous les jours davantage au Parlement, de manière décomplexée en matière agricole et énergétique par exemple. Cette demande de science ne fera que croître en particulier sur les enjeux d’adaptation aux effets du changement climatique. Les instituts académiques et universitaires ont une place essentielle dans ce cadre à la fois dans la diffusion du savoir et dans la formation initiale. Le défi pour nos instituts ne serait-il pas de favoriser l’émergence de formation pour ces nouveaux métiers de « médiateurs scientifiques », d’étudiants et étudiantes qui accompagneraient dans leur future vie professionnelle la dynamique de transformation dans toutes ses dimensions ? Ce profil-là nécessiterait une réelle formation transdisciplinaire à inventer et expérimenter.  

D’un point de vue purement académique, des institutions comme l’ENS ont aujourd’hui le devoir de protéger leurs chercheurs et chercheuses, enseignants et enseignantes, mais aussi étudiants et étudiantes, dans un contexte où la fabrique de certains savoirs et certaines disciplines sont attaqués, avec une menace qui se décomplexe sur la liberté académique. Aux États-Unis, cela se traduit par des purges au sein de la communauté scientifique, la censure sur certains mots ou disciplines, des interdictions de parler à la presse, de communiquer avec des collègues étrangers, ou tout simplement de publier. 

« Les académiques et les scientifiques deviennent potentiellement une menace dans un monde qui se crispe. »

Mais en France aussi, la vigilance s’impose avec des germes perceptibles de rupture dans le contrat science-société et éducation-société. Les académiques et les scientifiques deviennent potentiellement une menace dans un monde qui se crispe ; à quand leur criminalisation ? Quand on attaque l'ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire), l’ADEME (Agence de la transition écologique), quand des instituts sont murés comme l’INRAE (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement) le fut en 2024, quand le CNRS est régulièrement stigmatisé, quelle signification ? Je pense que les instituts devraient dès aujourd’hui discuter de stratégies de parade ou de résistance face à des attaques directes ou indirectes qui viendraient remettre en cause le socle de leur identité et leur mission dans le cadre d’une possible dérive politique autoritaire. Sciences et savoirs sont les sentinelles de la bonne santé d’un régime démocratique.

À propos de Christophe Cassou 

Christophe Cassou est climatologue et directeur de recherche au CNRS, rattaché au Laboratoire de Météorologie Dynamique (LMD) de l’ENS-PSL. Ses recherches portent sur la variabilité climatique à moyen terme (de l’échelle mensuelle à la décennale) et sur ses impacts régionaux et sociétaux. Il est aussi auteur principal du sixième rapport d’évaluation du GIEC, contribuant à l’analyse des évolutions climatiques et à la compréhension de leurs conséquences concrètes.

Au‑delà de ses travaux scientifiques, Christophe  Cassou est particulièrement engagé dans la médiation et la vulgarisation scientifique. Il intervient régulièrement dans des conférences, des séminaires et des événements grand public pour expliquer les mécanismes du climat et les enjeux liés au changement climatique. Il participe à des projets destinés à rendre accessibles des données complexes, à favoriser la réflexion sur l’adaptation et à sensibiliser différents publics aux décisions environnementales.