Delphine Meunier ou le désir d’enseigner

Rencontre avec Delphine Meunier (L, 2008), ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée de Lettres classiques.

À travers une série de portraits, partez à la rencontre de normaliens et d’alumni. Pour Delphine Meunier, cela n’a pas fait l’ombre d’un doute : l’amour des textes classiques et des langues anciennes l’ont tout naturellement conduite à vouloir transmettre. La vocation d’enseigner était là.
Delphine Meunier

L’attachement à la littérature et aux langues anciennes

Pour Delphine, le choix d’intégrer l’ENS s’est vite imposé : « La littérature et les langues anciennes m’ont attirée et passionnée dès le collège. L’ENS était, je le savais, l’endroit où je pourrais pousser le plus loin mon étude des langues anciennes, et la formation préalable en CPGE inégalable en la matière. »

Passionnée par le latin et le grec depuis la 5e, la scolarité à l’ENS élargit considérablement son horizon intellectuel. L’ENS-PSL, c’est le royaume de la pluridisciplinarité. « Même si l’on se spécialise dans une discipline, on est encouragé à suivre des cours en dehors de son département. Dans mon cas, histoire médiévale, commentaire d’œuvres musicales, philosophie et je regrette toujours de n’être pas allée au cours de maths pour littéraire ! Il n’y a qu’à l’ENS que littéraires et scientifiques se mêlent ainsi ! »

Mais Delphine reconnaît que c’est un lieu où l’exigence intellectuelle est de mise : « on se trouve mêlé aux promotions précédentes (agrégés, thésards), aux étudiants étrangers, on suit les cours d’enseignants-chercheurs qui nous font basculer dans la recherche et le supérieur. Cela rend vite humble, et c’est stimulant ! »

Naissance de la Voix d’un texte

Durant ses années à l’ENS-PSL, Delphine Meunier veut apporter sa pierre à l’édifice. En 2011, elle crée avec sa camarade, Anne Duguet (élève au département de philosophie), La Voix d'un texte, un cycle de lectures commentées. Le concept ? La rencontre, une fois par mois, d’un comédien et d’un professeur autour des textes d’un grand auteur de la littérature française. « Anne et moi voulions revenir aux grands textes de la littérature : on va parfois chercher des textes rares et alambiqués dans nos études, au détriment du patrimoine classique ! Nous voulions redécouvrir ces classiques, comprendre pourquoi ils sont si importants, ce qui les caractérise et fait la singularité de chacun. »

Ce sera un succès immédiat, récompensé par le Prix Romieu en 2012.  Les deux jeunes élèves parviennent à faire venir et s’y faire succéder de grands comédiens et d’illustres professeurs . Tout cela avec beaucoup de modestie mais nulle question de se laisser impressionner. Il s’agissait de servir le texte avant tout. Alors il fallait « un sens pratique et logistique, une souplesse pour réagir vite à l’imprévu, de la diplomatie pour travailler avec plusieurs personnes qui ne se connaissaient pas. » Pari réussi :  d’autres élèves ont depuis pris la relève et continuent de faire vivre le cycle.

L’envie de transmettre

La jeune normalienne passe et obtient l’agrégation en Lettres Classiques. Son diplôme en poche, le goût pour les études et les leçons ne la quitte pas. « J’avais très envie de transmettre à mon tour ce que mes professeurs m’ont enseigné avec rigueur et passion, de partager mon goût pour la littérature latine, dépaysante par bien des aspects et qui irrigue tellement notre pensée, et d’éprouver ma conviction que l’exercice de la traduction est une école de finesse. »

L’enseignement, ce sera d’abord un an au collège, dans deux établissements de banlieue dont un de REP + (réseau d'éducation prioritaire renforcé) . C’est aussi cela la réalité de l’enseignement, mais une réalité à laquelle la jeune femme lucide, dit sans détour n’avoir pas été suffisamment prête. « Dans le cas particulier des normaliens, il y a, un mauvais ajustement entre notre formation à la recherche, notre aisance dans l’enseignement supérieur, notre statut de fonctionnaire stagiaire, et ce que l’on nous propose la plupart du temps, très loin du supérieur et de la recherche. » Une compensation tout de même : « Si l’arrivée était un peu brutale en sortant de thèse, j’ai été séduite par la spontanéité des 5e et leur capacité à s’enthousiasmer – des sentiments que manifestent moins les plus grands ». Mais elle avoue aussi « avoir été très décontenancée par la logique de justification dans laquelle les collégiens sont capables de vous enfermer. Chaque semaine, il fallait réexpliquer pourquoi le latin, pourquoi l’apprendre, pourquoi l’obligation d’assiduité valait dès lors qu’on avait choisi cette option, etc. »

Faut-il voir dans cette remise en cause celle, plus large, du métier du professeur ? « Il est aujourd’hui très déconsidéré : des collégiens m’ont déjà demandé pourquoi j’étais devenue professeur plutôt que chirurgien ou avocat si j’étais première de la classe à leur âge… Quand j’enseignais au collège, on m’a parfois interrogée sur mon métier comme si je rentrais d’une mission humanitaire un peu excentrique : il faut changer ce regard sur l’enseignement ! "

De cette expérience, elle reconnaît avoir appris et ne regrette pas d’y avoir passé un an. « Mais je m’y sentais décalée – et étais jugée décalée à la fois par mes collègues et mes élèves ».

Reconnaître l’autorité du professeur

À l’heure où nous écrivons ces lignes, la communauté enseignante traverse des heures difficiles et les mots de Delphine résonnent plus que jamais. Selon elle, il y aurait beaucoup à dire sur ce vaste sujet, cela mériterait des heures. Elle nous livre tout de même quelques-unes de ses convictions. « C’est une profession à laquelle on associe beaucoup de clichés (les vacances, des horaires agréables, etc.) mais qui en dépit de ces avantages supposés attire peu : probablement parce que le professeur n’obtient que peu de reconnaissance. Une revalorisation du métier passerait à la fois par une revalorisation financière, c’est évident, mais aussi, et tout aussi fondamentalement, par une reconnaissance de l’importance de la culture, de l’effort, de la gratuité. »

Une reconnaissance qu’elle juge nécessaire, tant par le système éducatif que par la société. Reconnaître l’autorité du professeur.  « Le professeur est spécialiste dans son domaine : l’autorité du savoir ne doit pas être remise en question. Et le professeur est là pour enseigner, pas autre chose : aujourd’hui, on lui demande en plus de se substituer aux parents défaillants, aux psys car nous sommes souvent les premiers interlocuteurs des jeunes en détresse, etc. Un professeur n’est pas un médecin, n’est pas le parent de ses élèves – il ne peut pas se battre sur tous les fronts ! » Et de souligner qu’il est essentiel d’écouter la parole des enseignants : « ce n’est pas parce que nous avons tous été élèves que nous pourrions tous être professeurs ou que nous avons tous un mot à dire sur le sujet ! Il est bien facile d’avoir des idées sur ce qu’il faut faire lorsque l’on n’a jamais eu à parler seul à 30 jeunes plus ou moins conciliants… »

« Il s’agirait donc de ne pas demander au professeur plus qu’il ne peut, mais de reconnaître à sa juste valeur ce qu’il peut. »

 

Aujourd’hui Delphine n’enseigne plus au collège mais l’essence de sa vocation reste intacte. Sa plus grande satisfaction? « Voir un élève prendre goût à ce qu’il étudie, le voir comprendre et comprendre « pourquoi » il travaille, le voir se débrouiller seul ». En prépa, où elle officie à présent, elle dit aimer la stimulation intellectuelle et avoir la satisfaction d’accompagner les élèves jusqu’au concours. « On est un peu comme le coach d’un sportif qui prépare les JO ! »

Et si elle devait encourager un étudiant à devenir professeur, que lui dirait-elle ? « Qu’on sait pourquoi on se lève ! C’est un métier qui a un sens – alors que je vois tant de personnes autour de moi s’interroger sur le sens de leur métier, c’est une question que je ne me suis jamais posée ! Voir une conscience se développer, une intelligence croître, un jeune devenir un adulte libre spirituellement est une grande responsabilité mais un métier exaltant »

Delphine n’exclut pas non plus de continuer à explorer d’autres voies – « il me semble important de rester assez libre sur ce point ».

Avant de la quitter on ne peut s’empêcher de lui demander conseil sur l’œuvre classique à lire ou relire :  « L’Enéide, de Virgile reste un sommet de la poésie latine, et aborde les sentiments humains et la beauté de la nature avec une finesse qui ne cesse de m’émerveiller »

 

Le prix Romieu

Jacques Romieu est entré à l'École en 1930 comme élève littéraire, et a choisi la voie de la diplomatie, comme secrétaire d'ambassade à Berlin. Le 6 juin 1940, alors, âgé de 30 ans, il meurt dans un dernier corps-à-corps dans la vallée de l'Ailette dans l'Aisne. En souvenir de cet acte héroïque, la mère de Jacques Romieu a légué à l'Association des amis de l'École (à laquelle a succédé l'a-Ulm) un fonds destiné à alimenter un prix décerné à un "élève de la section Lettres terminant sa dernière année à l'École, que ses dons intellectuels, sa valeur morale, son goût de l'effort et ses succès auront particulièrement désigné au suffrage de la Direction de l'École et des cadres de cette section" .