Entretien avec la neurobiologiste Catherine Dulac

Où il est question des étapes clés d'une carrière, du Breakthrough Prize reçu le 10 septembre et de la place des femmes en sciences

Celle qui est à l’origine d’une découverte capitale susceptible de déboucher sur une meilleure connaissance de l’instinct parental chez les humains, nous parle de la place des femmes en sciences et de l'importance des role models.
Rencontre exclusive avec la neurobiologiste et normalienne Catherine Dulac (promotion 1982, S). Installée depuis 25 ans aux États Unis, elle s’est vue décerner  le 10 septembre 2020, le Breakthrough Prize, l’une des plus prestigieuses récompenses scientifiques, pour sa découverte sur l'identification de l'instinct parental dans le cerveau de la souris.
Catherine Dulac © Harvard University
Catherine Dulac © Harvard University

Parlez-nous de votre parcours à l’ENS-PSL.

Mon entrée à l’ENS a été une étape essentielle pour me permettre de réaliser mon rêve de faire de la recherche fondamentale. Les souvenirs les plus marquants ont été, dès les premiers jours, la découverte des labos de recherche et la rencontre avec des chercheurs de l’École. C’est vraiment le moment où j’ai réalisé que les portes du monde de la recherche s’ouvraient, et j’ai encore de cette expérience une mémoire très vive.

 

Quelles sont les étapes « clés » de votre carrière ?

Après l’ENS, la période de thèse dans le laboratoire de Nicole Le Douarin a été pour moi une période formidable d’apprentissage de la recherche : j’avais vraiment l’impression d’être formée au plus beau métier du monde! Ensuite, ce fût mon postdoc aux US dans le laboratoire de Richard Axel qui venait de découvrir les gènes de récepteurs aux odeurs et qui a reçu le Prix Nobel plusieurs années plus tard pour cela. Il m’a fait découvrir et m’a donné goût à un système de recherche très différent, avec plus de risques mais aussi beaucoup plus d’indépendance et de moyens pour faire de la recherche de haut niveau. Et enfin finalement, mon poste de prof et directrice de labo à Harvard où j’ai fait connaissance avec une communauté de scientifiques et d’étudiants formidables. Et puis, bien sûr l’écriture et la parution de mon tout premier article scientifique indépendant a été une étape très marquante, ainsi en fait que celles de tous les articles de mon labo !

 

Quel a été votre premier sentiment à l’annonce de ce prix ?

J’étais tellement surprise que toutes mes pensées sont restées paralysées pendant quelques secondes, et quand mon cerveau s’est enfin remis en marche, je me suis sentie très émue à l’idée que mes travaux soient reconnus de la sorte.

 

À propos de la parité et de la place des femmes dans la science, voyez-vous des changements entre aujourd’hui et le début de votre carrière ?

Oui, absolument : il y a une prise de conscience très réelle du problème depuis au moins une quinzaine d’années, en tous les cas aux USA. Celle-ci a été alimentée par d’abondantes données, souvent à la grande surprise de tout le monde, y compris des scientifiques femmes elles-mêmes, démontrant à quel point l’inégalité des chances des scientifiques hommes et femmes était réelle et prononcée. Des salaires plus bas, des labos plus petits, des accès aux financements de recherche plus difficiles, et de façon générale, un double standard évident dans l’évaluation des travaux des femmes scientifiques à tous les niveaux. Cela a entrainé une réflexion très profonde dans les milieux académiques américains sur les moyens de combattre cette situation et sur l’établissement de documents de « best practice » pour aider et encourager les établissements à mieux faire.
Les progrès sont lents et très inégaux selon les endroits, mais il semble que le facteur le plus déterminant, plus encore que le comportement individuel des gens, est le fait que oui ou non, l’équipe dirigeante d’une institution prend ce problème au sérieux et établit des critères concrets de progrès et des deadlines pour les atteindre.

 

… Les femmes, ou les personnes de couleur ont beaucoup moins d’exemples de gens qui leur ressemblent et qui peuvent leur donner confiance, les convaincre qu’elles ont tout ce qu’il faut pour réussir.

 

Les chiffres restent pourtant assez attristants : d’après la Fondation L'Oréal Pour les femmes et la Science, les femmes ne représentent que 28% des équipes de chercheurs et près de 89 % des postes universitaires en Europe sont occupés par des hommes. Une étude australienne parue dans la revue PLOS Biology le 19 avril 2018 montre qu'au rythme actuel la parité dans les disciplines scientifiques sera atteinte... dans 280 ans. Il est prouvé aussi que les vocations féminines sont encouragées par l’exemple. Vous considérez comme un role model ?

Oui, en partie, de la même façon que des femmes scientifiques plus seniors que moi m’ont servi de role model, et m’ont aidée par des conseils judicieux tout au long de ma carrière. Cette démarche ne vient pas forcement à l’esprit des hommes scientifiques, parce qu’ils sont naturellement entourés de dizaines d’hommes scientifiques brillants, mais les femmes, ou les personnes de couleur ont beaucoup moins d’exemples de gens qui leur ressemblent et qui peuvent leur donner confiance, les convaincre qu’elles ont tout ce qu’il faut pour réussir.

 

Qu’est-ce qui pourrait donner confiance aux jeunes filles de se tourner vers la science ? Comment les encourager et empêcher un « phénomène d’autocensure » ? Faudrait-il des quotas pour les femmes de science ?

Je dis à mes étudiantes que le monde leur appartient, et qu’elles doivent poursuivre leurs rêves de faire de la recherche ou de suivre toute autre passion qu’elles peuvent avoir en science ou ailleurs. Mais il faut aussi que les structures qui les entourent leur donnent confiance au lieu de les décourager par des tas de petites (ou grandes) humiliations. Pour cela, il faut que, hommes et femmes, aient une meilleure compréhension de leurs propres préjugés (conscients ou inconscients) afin qu’ils puissent agir dessus. Les recherches de psychologues remarquables tels que Mahzarin Banaji à Harvard sur l’« implict social cognition » et les tests que son équipe a créés, ont été extrêmement révélateurs des  préjugés inconscients qui préexistent en chacun de nous.

De plus, souvent, il n’y a pas, ou peu de femmes dans les comités et les réunions scientifiques, et c'est ainsi car les hommes qui choisissent les membres de ces comités donnent comme excuse qu’ils n’ont pas réussi à identifier de femme « adéquate ». Mais si, il y a beaucoup de femmes compétentes, mais les hommes n’y pensent pas. Cette situation a beaucoup agacée l’une de mes jeune collègues, Anne Churchland, qui a créé une liste de chercheuses par domaine d’expertise en neuroscience. « Anne’s list » est devenue célèbre aux USA et est un modèle pour d’autres disciplines.

 

Pour finir, avez-vous un souvenir à partager qui pourrait aider des jeunes, femmes ou hommes, isolés dans leur vocation ou dans leur doute ?

Mon conseil est de s’entourer d’amis et de collègues qui vous encouragent quand ça va bien et encore plus quand ça va mal : la recherche a beaucoup trop de hauts et de bas pour pouvoir résister tout(e) seul(e).

 

À propos de Catherine Dulac

Catherine Dulac, est une biologiste franco-américaine, professeure de biologie moléculaire et cellulaire à l'université Harvard. Elle est également chercheuse au Howard Hughes Medical Institute. Elle est particulièrement connue pour ses recherches sur la biologie moléculaire de la signalisation olfactive chez les mammifères, en particulier les phéromones et les circuits cérébraux en aval qui contrôlent les comportements spécifiques au genre. Elle a développé une nouvelle stratégie de criblage basée sur le criblage de banques d'ADNc à partir de neurones uniques et une nouvelle méthode de clonage de gènes à partir de neurones simples.