« Faire de la recherche en mathématiques sans collaborer à l’international, c’est se priver de savoirs et de manières de penser essentiels. »

Rencontre avec François Charles, nouveau directeur du département de mathématiques et applications de l’ENS-PSL

Créé le
7 octobre 2025

Chercheur en géométrie arithmétique, François Charles est, depuis juin dernier, directeur du département de mathématiques et applications (DMA) de l’ENS-PSL. Le scientifique entend poursuivre ce qui fait la singularité du laboratoire : l’articulation étroite entre formation et recherche, l’ouverture aux grands enjeux contemporains, tout en renforçant l’attention à la diversité des profils. 

Dans cet entretien, François Charles revient sur ses missions de directeur, les grandes questions de la discipline et l’importance d’une culture mathématique ouverte et collective.

François Carles
Francois-Carles -©-Heilbronn-Institute-for-Mathematical-Research

Vous êtes aujourd’hui directeur du département de mathématiques et applications (DMA) de l’ENS-PSL. En quoi consistent vos missions ?
François Charles : Je découvre les facettes du travail de direction. Mon travail est avant tout de faciliter les mathématiques qui se créent et se transmettent à l'ENS. Un aspect très important est de collaborer étroitement avec les collègues qui assurent les fonctions supports et qui sont une partie essentielle du DMA. Il m'appartient également de permettre à la discussion scientifique de se créer et aux grandes orientations du département de s'adapter à la formation de nos étudiantes et étudiants. 

« Au DMA, l'enseignement et la formation sont essentiels et s'imbriquent avec le travail de recherche. »

Quelle est la particularité du DMA selon vous ?
François Charles : Le DMA est un laboratoire de petite taille par rapport aux grands laboratoires de la région parisienne. Mais loin d’être un défaut, il s’agit d’une composante essentielle de son identité, qui permet un brassage efficace des idées et des connaissances. C'est aussi un lieu ou l'enseignement et la formation sont essentiels et s'imbriquent avec le travail de recherche. Le DMA est également structuré de manière unique en France : ses enseignants-chercheurs sont tous issus des universités d'Île-de-France et aucune mathématicienne ou mathématicien ne peut y rester plus de dix ans. Ce fonctionnement atypique permet au DMA de rester proche des grands enjeux des mathématiques actuelles.

Justement, selon vous, quels sont ces grands enjeux ?
François Charles : Il est toujours plus facile de comprendre a posteriori quels sont les grands enjeux d'une période. Parler de ceux d'aujourd'hui, dans un département de mathématiques où les chercheuses et les chercheurs explorent des concepts nouveaux et en formation, implique de s'exposer à manquer quelque chose d'important !
J'aime l'idée qu'au sein du DMA, chacun et chacune fait des mathématiques à sa manière et qu'il en ressort toujours une profonde cohérence qu'on découvrira quand les mathématiques qui se forment auront mûri. Il y a bien sûr des sujets très excitants aujourd'hui autour des fondements mathématiques de l'intelligence artificielle, et plus généralement des phénomènes de grande dimension, mais des thématiques très anciennes – millénaires parfois – se développent aussi, avec des techniques particulièrement modernes ! L'importance, dans toutes les branches des mathématiques, des progrès de l'informatique est également palpable dans le département.

Avez-vous des projets que vous souhaitez mettre en place au sein du DMA ?
François Charles : Le DMA a une place à part dans le paysage mathématique français. Une grande partie des futurs mathématiciennes et mathématiciens y passent et y passeront. Je souhaite réussir à conserver ce positionnement atypique et à le solidifier dans un contexte de concurrence accrue dans l'enseignement supérieur. Je crois profondément à un modèle collaboratif pour notre fonctionnement et souhaite le pérenniser. Je souhaite aussi, tout en continuant à cultiver la grande qualité théorique de notre laboratoire, que les étudiantes et étudiants apprécient largement, imbriquer plus fortement le Centre Sciences des Données dans notre offre de formation généraliste. Enfin, j'espère que nous saurons donner les conditions qui permettront au milieu mathématique d'accueillir une plus grande diversité de profils, que ce soit sur le plan du genre ou de la classe sociale.

À ce sujet, la France est le pays européen avec la plus forte inégalité filles-garçons en mathématiques en classe de CM1. Une inégalité qui se poursuit dans le supérieur. Selon vous, quelles pourraient être les solutions pour lutter contre celle-ci ?
François Charles : S'il est bien sûr naïf de penser que l'ENS-PSL seule pourrait lutter contre des inégalités transmises très tôt, nous devons avoir un rôle actif à ce sujet. Cela doit se traduire par un département ouvert et accueillant, qui se préoccupe des questions liées aux inégalités de genre, aux biais inconscients et, bien entendu, aux violences sexistes et sexuelles. Mais cela doit aussi, à mon sens, passer par un questionnement sur l'image traditionnelle du mathématicien. Cette image véhicule un certain nombre de clichés à la fois négatifs pour la qualité de la science et repoussants pour celles et ceux, notamment les jeunes femmes, qui ne s'y retrouvent pas.

Vous avez effectué une partie de votre parcours à l’étranger. Quelle place a, selon vous, la coopération internationale dans la recherche – et plus particulièrement dans les mathématiques aujourd’hui ?
François Charles : L'expérience mathématique ne peut pas être cantonnée à un seul pays. Lors de mon premier stage à l'étranger, à l'Université Columbia à New York, j'ai découvert que les cultures mathématiques pouvaient être très différentes, que l'on y apprenait autrement, que ce qui était bien connu quelque part ne l'était pas ailleurs. Il est aujourd'hui inconcevable de faire de la recherche en mathématiques sans se confronter et sans collaborer avec des collègues partout dans le monde – ce serait se priver de savoirs et de manières de penser essentiels.

« Au cœur des grandes idées mathématiques, il y a toujours quelque chose de très simple et qu'on peut transmettre, à condition de faire preuve d'humilité pour le reconnaître. »

Avez-vous une rencontre qui vous a particulièrement marquée lors de votre carrière ? 
François Charles : Il y a eu beaucoup de rencontres qui ont nourri mon goût des mathématiques. Certains amis mathématiciens m'ont accompagné toute ma vie. Me confronter à leur façon de réfléchir a toujours enrichi ma réflexion. Je pense en particulier à Gérard Laumon, un collègue que j'ai rencontré comme jeune chercheur et dont les mathématiques, très reconnues mais effroyablement difficiles, me faisaient peur. Il m'a toujours parlé avec une profondeur et une clarté incroyables. Il a su me convaincre qu'au cœur des grandes idées mathématiques, il y avait toujours quelque chose de très simple et qu'on pouvait le transmettre, à condition de faire preuve d'humilité pour le reconnaître.

Pour terminer, avez-vous un conseil pour celles et ceux qui souhaiteraient s'orienter dans la recherche en général et dans les mathématiques en particulier ?
François Charles : Les mathématiques sont une source de beauté parfois inégalable. Se lancer dans la recherche, c'est se mettre dans les conditions intellectuelles pour peu à peu saisir cette beauté. Nous avons de la chance que cette fantastique aventure intellectuelle soit en outre souvent utile à la société ou à d'autres sciences ! Il faut la saisir.

À propos de François Charles

Après deux ans de classes préparatoires scientifiques, François Charles intègre l’École normale supérieure en 2004. « J'ai eu un parcours très classique, mais loin d'être obligatoire, pour un mathématicien français », explique-t-il. « Certain » de vouloir se diriger vers la recherche, il hésite cependant entre les mathématiques et la physique théorique, jusqu’à la rencontre – décisive – avec sa future directrice de thèse. « Dès le collège, j'ai beaucoup aimé certains aspects des mathématiques : j'y ai toujours trouvé un champ d'exploration très libre, où l’on peut s’y aventurer quelles que soient nos connaissances et nos capacités », justifie-t-il. « Plus tard, j'ai découvert l'aspect social de la discipline, et j'ai été séduit par la communauté intellectuelle qui existe entre des personnes très éloignées par ailleurs », ajoute le chercheur. « Mais c'est aujourd’hui la beauté de certains concepts qui continue à nourrir mon expérience mathématique. »

François Charles obtient son doctorat en 2010, tout en étant en parallèle agrégé-préparateur à l’ENS-PSL, où il encadre les étudiants et assure des travaux dirigés. Puis, le mathématicien est recruté au CNRS avant de poursuivre quelques années au Massachusetts Institute of Technology (MIT), aux États-Unis. À son retour en France, il devient professeur à l'Université Paris-Saclay. « J’ai ensuite été très heureux d’être contacté par l’ancien directeur du département de mathématiques et applications de l’École normale, Nicolas Bergeron, pour venir y enseigner », indique François Charles. « J'ai trouvé presque un peu étrange de revenir dans un lieu associé à ma formation de mathématicien, mais j'y ai vite trouvé mes repères d'enseignant-chercheur ».

Ses travaux sont à la frontière de la géométrie et de l'arithmétique et tentent de comprendre « de manière presque visuelle » certains problèmes abstraits. « C'est une quête toujours renouvelée que d'essayer de mettre à jour la géométrie dans des questions qui en sont a priori très éloignées », estime François Charles. « C'est un domaine assez éloigné des applications, mais qui m'a beaucoup amené aux frontières des mathématiques : on y trouve des idées venant de la physique de l'état solide, de la physique nucléaire ou de la cryptographie quantique… »