« Favoriser l’accès à l’enseignement supérieur constitue un enjeu majeur de politique publique »

Entretien avec Georgia Thebault, docteure en économie à l’École d’économie de Paris.

Créé le
21 mars 2024
Quelles sont les grandes inégalités d’accès et de réussite dans l’enseignement supérieur ? Quelle piste de réflexion et autre stratégie mettre en œuvre autour du recrutement des grandes écoles ? Quel bilan peut-on faire de la plateforme Parcoursup ? Pourquoi la sous-représentation des femmes dans les filières scientifiques est-elle plus forte dans les pays les plus développés et les plus égalitaires ?
Le 18 janvier 2024, lors de la journée École inclusive à l’ENS, Georgia Thébault, docteure en économie de l’Ecole d’économie de Paris et postdoctorante à Sciences Po, proposait un exposé sur « Les inégalités d'accès et de réussite dans l'enseignement supérieur en France ».
Dans cet entretien, la chercheuse revient pour nous sur ces questions qui traversent l’enseignement supérieur :  les inégalités sociales et de genre, les dipositifs « d' ouverture sociale » et les actuelles possibilités d’orientations des élèves.
Inégalités grandes écoles
Illustration © Pole communication ENS-PSL

Vous êtes chercheuse en sciences de l’éducation et spécialiste des questions portant sur la démocratisation des grandes écoles.  Que peut-on dire aujourd’hui de l’accès à l’enseignement supérieur en France ?

Georgia Thébault : Favoriser l’accès à l’enseignement supérieur constitue, encore aujourd’hui, un enjeu majeur de politique publique. La littérature économique est unanime sur l’existence de bénéfices, qu’ils soient privés ou publics, liés à l’élargissement de l’accès aux études supérieures. Du point de vue des individus, être diplômé du supérieur permet une meilleure insertion sur le marché du travail, mais également de nombreux bénéfices non-pécuniers, tels qu’une plus grande satisfaction au travail ou encore une meilleure santé. L’accès à l’enseignement supérieur est également un vecteur essentiel de mobilité intergénérationnelle, et les bénéfices publics produits par l’enseignement supérieur sont multiples : la recherche fait ainsi état d’externalités positives sur l’innovation, la croissance ou encore la productivité.

Quelles sont les grandes inégalités d’accès et de réussite dans l’enseignement supérieur ?  

Georgia Thébault  : Les politiques d’expansion de l'accès à l’enseignement supérieur n’ont pas suffi à en assurer sa démocratisation. Depuis le milieu du XXè siècle, en France, le nombre d’étudiants a été multiplié par huit, passant de 310 000 en 1960 à plus de 2,8 millions en 2020 (Depp, 2022). Cependant, des inégalités importantes persistent dans l’accès et la réussite dans les études après le secondaire. Les caractéristiques socio-démographiques des élèves – par exemple leur genre, leur origine sociale ou leur origine géographique – sont toujours aussi déterminantes dans les choix d’orientation et l’accès à certaines filières ou disciplines.

En France, l’enseignement supérieur est fortement ségrégé selon ces variables, prolongeant le processus d’orientation différencié amorcé dans le secondaire (Bechichi, Grenet et Thebault, 2021). L’accès à l’enseignement supérieur est ainsi près de trois fois plus fréquent chez les jeunes issus de milieux aisés que chez ceux issus de milieux plus modestes : parmi les 20 % les moins aisés, environ 1 jeune sur 3 est inscrit ou a été inscrit dans un cursus de l’enseignement supérieur, contre 9 jeunes sur 10 parmi les 10 % les plus aisés, ces niveaux d'inégalités étant comparables à ceux mesurés aux Etats-Unis (Bonneau et Grobon, 2021).

Ces écarts sont d’autant plus marqués lorsque l'on s’intéresse aux formations les plus sélectives. Depuis le milieu des années 2000, moins de 10 % des étudiants des grandes écoles sont issus de milieux sociaux défavorisés (enfants d’ouvriers ou de personnes sans activité professionnelle), contre 64 % de milieux sociaux très favorisés (cadres, chefs d’entreprise, professions intellectuelles et professions libérales), ces groupes représentant respectivement 36 % et 23 % de la population (Bonneau et al., 2021). Les étudiantes sont également sous-représentées dans les grandes écoles en moyenne, et ce particulièrement dans les filières scientifiques, où elles constituent moins de 25 % des effectifs d’écoles d’ingénieur. Enfin, si les taux d’accès à l’enseignement supérieur décroissent à mesure que l’on s’éloigne des grandes villes (Cour des comptes, 2023), les disparités géographiques dans l'accès au supérieur sont particulièrement marquées pour l’accès aux grandes écoles et aux classes préparatoires où les parisiens sont surreprésentés (Bonneau et al., 2021, Thebault, 2023), ce phénomène s’étant même accentué depuis la fin du XXè siècle (Benveniste, 2021).

Comment expliquer que malgré les dispositifs d’ « ouverture sociale » mis en place par certaines grandes écoles pour diversifier le profil de leurs étudiants, le recrutement de ces formations n’évoluent que très peu ?

Georgia Thébault  : Si les écarts de performances scolaires rendent compte d’une partie de ces différences, elles ne peuvent les expliquer entièrement. À performances scolaires comparables, les élèves font des choix d’orientation différents en fonction de leur milieu social, de leur genre ou encore leur origine géographique.

Plusieurs facteurs sont susceptibles d’expliquer ces différences. L’environnement des élèves, qu’il soit familial ou scolaire, façonne les aspirations et l’orientation de ces derniers. L’intériorisation des stéréotypes (sociaux ou de genre) ou encore les phénomènes d’autocensure sont autant d’exemple de mécanismes qui pèsent sur les choix d’orientation des élèves, et appellent à des interventions en amont dans leur parcours pour déconstruire ces représentations. La différenciation des choix d’orientation des élèves est par ailleurs amplifiée par leur accès inégal à l’information. L’étroitesse de la base sociale et géographique de recrutement des grandes écoles (fortement concentrées en région parisienne) limite considérablement la circulation de l’information sur ces filières et leurs débouchés. Les dispositifs d’accompagnement à l’orientation du type des cordées de la réussite sont encore trop parcellaires pour espérer avoir un véritable impact sur le recrutement des grandes écoles et des classes préparatoires. Enfin, des contraintes géographiques et financières importantes pèsent sur les choix d’orientation des élèves. Bien que quelques grandes écoles exonèrent certains élèves d’une partie (ou de la totalité) de leurs frais d’inscription, les montants d’aide financière accordés au titre des bourses sur critères sociaux ou des bourses au mérite s’avèrent largement insuffisants pour couvrir les frais de scolarité de la majorité de ces formations. Il faut ajouter à cela les frais d’inscription au concours, qui peut s’avérer élevés. La très forte concentration des grandes écoles et des classes préparatoires sur le territoire francilien renforcent par ailleurs ces inégalités. En l’absence de bourse à la mobilité substantielle, l’inégale répartition de l’offre de formation sur territoire tend à désavantager les élèves non-franciliens, ainsi que ceux vivants en dehors des grands centres urbains.

Cependant, le débat sur la question de l’échec des dispositifs dits « d’ouverture sociale » ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les modalités de recrutement des grandes écoles. Les classes préparatoires restent leur principal vivier de recrutement, et les dispositifs d’admission parallèles restent minoritaires (comparés aux dispositifs de tutorat et de mentorat). Or, les inégalités sont déjà fortement marquées dans l’accès aux filières de premier cycle. Si des pistes de réforme des concours (notamment la mise en place de quotas ou de point bonus) sont intéressantes, elle se révéleront insuffisantes si l’on ne s’attaque pas, en amont, aux inégalités d’accès en classe préparatoire et en école post-bac.

Dans ce contexte d’accès à l’enseignement supérieur, quel bilan faites-vous du programme Parcoursup ?

Georgia Thébault  : Tout d’abord, il me semble nécessaire de commencer par un point de clarification. La plateforme de pré-inscription dans l’enseignement supérieur Parcoursup a deux composantes distinctes :  les règles de priorité utilisées pour classer les candidats d’une part, et le mécanisme d’appariement d’autre part. La confusion entre les deux a suscité de la défiance à l’égard de la plateforme dans le débat public. Cependant, il convient de les distinguer afin de comprendre quelles en sont les conséquences sur la réduction ou le renforcement des inégalités dans le processus d’orientation.

Commençons par les règles de priorité. Celles-ci ne sont pas édictées par la plateforme elle-même, mais par les décideurs publics. En d’autres termes, dans le cadre de Parcoursup, c’est la loi ORE qui définit comment peuvent être classés les candidats par les formations de l’enseignement supérieur. Deux principaux changements ont eu lieu depuis l’adoption de la loi ORE et l’introduction de Parcoursup en 2018. Le premier concerne les formations dites non-sélectives (licences et PACES). Jusqu’à cette date, ces formations n’avaient pas la main sur les classements des candidatures. Pour être conformes au code de l’éducation (article L. 612-3), ne pouvant utiliser le dossier scolaire des candidats pour les départager, les formations en tension avaient ainsi recours au tirage au sort (Bechichi et Thebault, 2021). La loi ORE a mis fin à ce système : les licences en tension, à l’instar des formations sélectives (CPGE, STS, écoles post bac etc.) peuvent aujourd’hui classer les candidats selon leur dossier scolaire, rendant de facto caduque l’appellation de « non-sélectives ». Cependant, les critères utilisés pour classer les candidats restent très opaques: plutôt que de déléguer le classement des candidatures à la plateforme, en publiant publiquement les critères de classement des candidats (pondération des notes, priorité géographique etc.), le choix a été fait de donner cette tâche à des commissions d’examen des vœux pour chaque formation. Étant donné le nombre important de candidatures, ces commissions ont la plupart du temps recours à des formules mathématiques - appelés communément « algorithmes locaux » - pour départager les candidats. Néanmoins, protégés par le secret des délibérations, les critères utilisés n’ont pas d’obligation à être publiés. Cela pose question, notamment quant à l’utilisation du lycée d’origine des élèves dans l’évaluation des candidatures (notamment mis en exergue par le rapport de la cour des comptes de 2020). Enfin, l’élargissement du recours à la sélection par le dossier scolaire pose la question de l’inflation des notes, des stratégies potentiellement mobilisées par certains lycées pour valoriser les dossiers de leurs candidats, ou encore de l’insertion des personnes en reprise d’études (qui n’ont pas nécessairement de notes), mais nous manquons d’études sur ces sujets à ce jour.
Le deuxième changement est l’introduction de quotas, notamment suivant le statut de boursier du secondaire. C’est un taux plancher qui concerne les propositions faites aux candidats (mais non les admissions). Il ne peut ainsi influencer le taux de boursiers parmi les admis que de façon indirecte. Il est par ailleurs fixé par les recteurs pour chacune des formations du supérieur, en se basant essentiellement sur la proportion de boursiers parmi les candidatures. Celle-ci est néanmoins assez faible pour certaines formations (c’est par exemple le cas pour les classes préparatoires aux grandes écoles).
Nous manquons encore de recul pour évaluer l’effet de ces changements, mais si l’introduction de la sélection dans les formations en tension ne semble pas avoir eu d’impact majeur sur la ségrégation sociale dans l’enseignement supérieur, certaines licences en tension ont tiré largement avantage de ce dispositif, le niveau scolaire de leurs admis ayant significativement augmenté depuis 2018. Par ailleurs, les quotas semblent n’avoir eu qu’un effet relativement limité sur l’accès des boursiers aux formations sélectives et non-sélectives (voir Bechichi, Grenet et Thebault, 2021).

Revenons maintenant au mécanisme d’appariement. L’appariement entre les candidats et les formations dans Parcoursup, à l’instar d’Admission Post Bac, s’appuie sur un algorithme appelé Gale-Shapley. Sans rentrer dans les détails techniques, c’est un algorithme qui présente certaines propriétés intéressantes pour l’affectation des élèves. Le principal changement entre APB et Parcoursup a été la suppression de la hiérarchisation des voeux : les candidats n’ont plus à fournir une liste ordonnée de formations qu’ils souhaitent intégrer, mais seulement une liste d’une dizaine de vœux. Cela a plusieurs implications pour le déroulement de la procédure d’affectation. La première est le temps de « convergence » de la procédure : dans Admission Post Bac, l’appariement était réalisé en trois tours, les élèves ayant à réaffirmer leur préférence à chaque tour. Dans Parcoursup, les propositions sont faites « au fil de l’eau ». Cela signifie que les meilleurs élèves reçoivent les propositions d’admission en premier, ce qui peut être anxiogène pour ceux qui ne reçoivent pas de propositions car leur dossier scolaire est moins bon (selon le dernier rapport du comité éthique et scientifique de Parcoursup, 83% des usagers trouvent Parcoursup « stressant »). La procédure d’affectation peut également durer longtemps, s’étalant sur tout l’été. Cela peut renforcer les inégalités géographiques et sociales, les élèves ayant à prendre des décisions quant à leur logement, ou encore leur travail étudiant. Enfin, certaines formations vont remplir leur capacité très rapidement, tandis que d’autres doivent attendre la fin de l’été (voire début Septembre), pour avoir leurs effectifs. Si certains efforts ont été faits pour minimiser l’impact négatif de cette période d’attente (répondeur pendant l’été, classement des vœux pendant la phase complémentaire), la fin de la hiérarchisation représente plus généralement une perte d’information pour le fonctionnement du système, mais également pour la recherche.

Vos recherches mettent aussi en lumière la sous-représentation des femmes dans les filières et carrières scientifiques. Comment peut-on expliquer que cette sous-représentation se trouve paradoxalement dans les pays les plus développés et les plus égalitaires ? Et que les « stéréotypes de genre » soient aussi plus nombreux dans ces pays-là ?

Georgia Thébault  : La recherche en sciences sociales a effectivement mis en évidence un paradoxe, dit « paradoxe de l’égalité des sexes », qui peut se résumer ainsi :  la sous-représentation des femmes dans les filières scientifiques (et en particulier celles liées aux mathématiques telles que la physique, l’informatique ou l’ingénierie) est plus forte dans les pays les plus développés et les plus égalitaires. Certains auteurs ont vu dans ce paradoxe une preuve de l’existence de différences d’intérêt fondamentales (ou innées) entre les femmes et les hommes, qui seraient intrinsèquement enclins à effectuer des choix d’étude ou de métiers différents lorsqu’on en leur en laisse la liberté.

Dans notre article (Breda et al., 2021), nous avançons une autre explication, celle de l’intériorisation des stéréotypes de genre. À l’aide des données de l’enquête PISA, nous montrons que les stéréotypes de genre associant les mathématiques aux hommes sont plus forts dans les pays les plus développés et les plus égalitaires.  Notre mesure est par ailleurs obtenue en contrôlant par le niveau en mathématiques, ce qui garantit que les écarts observés ne sont pas la conséquence de différences de niveau.  En nous appuyant sur un vaste corpus d’article en sociologie, nous interprétons ce phénomène comme une recombinaison des stéréotypes de genre, d’une idéologie de la primauté masculine (ex: les femmes ne peuvent pas avoir de postes à responsabilité) vers des normes essentialistes plus horizontales (ex: les femmes ne peuvent pas faire des mathématiques).

 

Références :

Bechichi Nagui, Julien Grenet, et Georgia Thebault, “D’Admission post-bac à Parcoursup : quels effets sur la répartition des néo-bacheliers dans les formations d’enseignement supérieur ?,” Document de Travail, 2021

Benveniste Stéphane, Like Father, Like Child: Social Reproduction in the French Grandes Écoles throughout the 20th Century” 2021. Working Paper.

Bonneau Cécile et Sébastien Grobon, “Enseignement supérieur : un accès inégal selon le revenu des parents” Focus du CAE, 2021, (76-2021).

Bonneau Cécile, Pauline Charousset, Julien Grenet, et Georgia Thebault, “Quelle démocratisation des grandes écoles depuis le début des années 2000 ?,” Rapport, IPP 2021.

Breda Thomas, Elyès Jouini, Clotilde Napp, and Georgia Thebault, “Gender stereotypes can explain the gender-equality paradox,Proceedings of the National Academy of Sciences, 2020, 117 (49), 31063–31069.

Thebault Georgia, Essays on the institutional determinants of unequal access to higher education. 2023. Thèse de doctorat. Paris, EHESS