Hommage à Bernard Manin (1951-2024)
Par Florent Guénard, philosophe
Le philosophe Florent Guénard rend ici hommage à Bernard Manin, politiste spécialiste de la théorie politique, décédé dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 2024.
Formé à l'ENS (agrégé de philosophie en 1973), puis au département de science politique de la Sorbonne et à Sciences Po Paris où il soutient sa thèse, ancien directeur de recherches au CNRS (dont il est médaille d’argent en 2015) et à l’EHESS, Bernard Manin était professeur émérite à la New York University où il a enseigné pendant plusieurs décennies après avoir aussi travaillé à l’université de Chicago, à l’université de Princeton et à Sciences Po notamment.
Hommage à Bernard Manin
Par Florent Guénard
Il n’est pas donné à tout le monde d’écrire un classique. L’ouvrage que Bernard Manin a publié en 1995, Principes du gouvernement représentatif, en est un, incontestablement. Sans cesse réédité depuis sa parution, traduit en une dizaine de langues, il a marqué profondément la théorie politique et il est très vite apparu comme un livre indispensable à quiconque entend réfléchir sur l’histoire de la démocratie, sur son histoire comme sur ses fondements philosophiques. Bernard Manin avait eu là un geste décisif : celui de nous inciter à nous interroger sur ce que nous nommons démocratie, avant de juger de ses forces et de ses faiblesses. Il nous amenait ainsi à en comprendre les principes, c’est-à-dire les éléments constants et ce qui avait présidé à leur avènement. Le livre s’ouvre par une phrase magistrale, qui à elle seule résume les difficultés du régime représentatif et une bonne part des discussions qu’il fait naître : « Les démocraties contemporaines sont issues d’une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie ». Le paradoxe est profond : notre démocratie et celle des anciens ne sont en rien comparables, plus encore, s’opposent sans doute assez fondamentalement. Bernard Manin appelait ainsi notre attention sur le statut de l’élection, désormais considérée comme le fondement absolu de la légitimité. Plus encore, il invitait à comprendre pourquoi ce mode de désignation des gouvernants s’est imposé au cours de l’histoire et pourquoi il correspond aux valeurs de la modernité. Lire et méditer Principes du gouvernement représentatif est désormais un préalable à tout effort pour saisir les fragilités d’un régime qui a toujours été menacé, aujourd’hui peut-être encore plus qu’hier, et dont il importe, par une réflexion constante, de maintenir la vitalité.
Bernard Manin était convaincu que notre liberté dépend d’institutions qui nous permettent d’être protégé de la domination des autres et de celle de l’État. Encore faut-il ne pas se tromper sur ce que cela implique. Un grand nombre de ses travaux se sont attachés à dissiper les équivoques qui entourent la compréhension du libéralisme politique, considérée bien trop souvent comme une doctrine unifiée, alors même qu’il existe plusieurs traditions libérales et que les débats internes dans ce courant sont nombreux. Dans une étude marquante, publiée en 1989 (1), Bernard Manin avait ainsi montré que le libéralisme ne peut pas être réduit à une limitation du pouvoir politique (qui ne doit pas, par exemple, s’occuper d’économie), mais qu’une de ses versions, peut-être la plus importante dans l’histoire des idées, insiste au contraire sur la démultiplication des pouvoirs devant se faire équilibre et s’entrelimiter.
Bernard Manin incitait ainsi à se méfier des simplifications que le débat politique aime construire. Sa probité intellectuelle s’attachait à pointer les erreurs de lectures induites par le jeu, souvent stérile, des oppositions rigides. Ainsi, à ceux qui avancent que les démocrates ont intérêt à prendre au sérieux les critiques que Carl Schmitt adresse au libéralisme, Bernard Manin répondait que celles-ci, bien souvent, manquent leur objet et que, la plupart du temps, l’hostilité engendre une vision stéréotypée de l’adversaire (2) ; et à ceux qui ne retiennent de l’œuvre d’Hayek que la radicalité de ses parti-pris antiétatiques, Bernard Manin répondait que cette œuvre pousse à étudier les principes du libéralisme et à justifier avec davantage de circonspection l’engagement en faveur du keynésianisme et de la social-démocratie, dont il défendait les ambitions politiques (3). On pourrait multiplier les exemples : Bernard Manin comprenait, avec une finesse admirable, les arguments fondamentaux d’œuvres dont il savait, en quelques pages parfois, ressaisir les apports.
Bernard Manin était un lecteur rigoureux et précis. Ses écrits (bientôt rassemblés en quatre volumes aux éditions Hermann – le premier volume, Montesquieu, est paru au mois de septembre 2024) sont autant d’apports inestimables pour la pensée politique et, pour beaucoup d’entre nous, des modèles inspirants. Lumineux, parfaitement clairs, ils sont nourris par une très grande culture philosophique et historique, mais jamais recouverts par une érudition écrasante. Rien n’était énigmatique dans ce qu’il écrivait, comme dans ce qu’il disait.
Bernard Manin nous a quitté le 1er novembre 2024. Les conversations avec lui étaient des moments précieux. Il écoutait avec intelligence et bienveillance, il discutait avec minutie les interprétations qu’on pouvait lui soumettre, il aidait à les reformuler avec justesse en incitant, toujours et encore, à revenir aux textes et aux arguments. Il manquera à tous ceux qui, à ses côtés, ont tant appris – à tous ceux qui ont eu la chance d’apprécier sa générosité et son immense perspicacité.
(1) « Les deux libéralismes : la règle et la balance », dans La Famille, la Loi, l’État, de la Révolution au code civil, textes réunis et présentés par I. Théry et Ch. Biet, Paris, Centre Georges Pompidou, 1989, p. 372-389.
(2) « Libéralisme et puissance de l’État : la critique manquée de Carl Schmitt », dans Être gouverné. Etudes en l’honneur de Jean Lecas, sous la direction de Pierre Favre, Jack Hayward et Yves Schemeil, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 151-162.
(3) « Friedrich-August Hayek et la question du libéralisme », Revue française de science politique, février 1983, p. 41-64.