[Innovation] « Les laboratoires de l'ENS offrent aussi un réseau scientifique dense, une rigueur de raisonnement et une culture du défi technique qui sont utiles en deeptech. »
Entretien avec Jean-François Morizur, normalien et co-fondateur de la start-up Cailabs.
En 2013, Jean-François Morizur, diplômé de l’ENS en physique quantique et docteur en physique, créé Cailabs. La start-up qui fabrique des systèmes optiques basés sur une technologie brevetée de mise en forme de la lumière, développe aujourd’hui son marché dans le domaine spatial, qui représente 80 % de son chiffre d’affaires, en permettant notamment aux satellites de mieux communiquer avec la Terre.
Rencontre avec un entrepreneur formé par les laboratoires de l’ENS qui lui ont offert « une culture du défi technique utiles en deeptech » pour créer une entreprise talentueuse.
Pouvez-vous nous présenter votre parcours jusqu’à aujourd’hui ?
Jean-François Morizur : Normalien, docteur en physique quantique, j’ai mené une thèse en cotutelle entre Paris et Canberra. Après une expérience au Boston Consulting Group, j’ai lancé Cailabs, dont je suis le cofondateur et le directeur général, en 2013, pour valoriser une technologie issue de mes travaux de recherche. L’entreprise compte aujourd’hui plus de 145 personnes, et développe des solutions optiques dans les télécoms, le spatial, l’industrie et la défense.
Pourquoi avez-vous choisi de vous orienter dans la recherche, plus précisément dans la physique quantique ?
Jean-François Morizur : La physique quantique permet de travailler à l’interface entre théorie et expérimentation, sur des sujets exigeants mais accessibles technologiquement. C’était aussi une discipline où les projets pouvaient être concrets dès le niveau master.
En quoi consiste votre start-up Cailabs et à qui est-elle destinée ?
Jean-François Morizur : Cailabs développe et fabrique des composants et systèmes optiques basés sur une technologie brevetée de mise en forme de la lumière. Elle s’adresse à plusieurs marchés : télécommunications optiques (fibre et spatial), laser industriel, défense. Ses clients sont des opérateurs télécom, des industriels de l’aéronautique ou de la défense, ou des agences spatiales. Aujourd'hui le spatial commence à dominer notre activité, avec environ 80% de notre chiffre d’affaires.
Pourquoi et comment est née cette start-up ? Quelles ont été les étapes importantes de sa création ?
Jean-François Morizur : Cailabs est née d’un intérêt exprimé par Alcatel-Lucent pour une technologie développée durant ma thèse. Après un retour temporaire en laboratoire pour construire un prototype, nous avons levé des fonds, transféré la technologie, et fondé la société avec deux cofondateurs. Les premières étapes clés ont été : incubation, premiers tests clients, levée de fonds, et livraison du prototype à Alcatel.
Lors de votre thèse au laboratoire Kastler Brossel (UPMC/ENS), vous avez co-inventé la Conversion de Lumière Multi-Plan (« MPLC »), la technologie à l'origine des produits de Cailabs. Pouvez-vous nous expliquer cette technologie ?
Jean-François Morizur : La MPLC permet d’appliquer des transformations unitaires entre modes spatiaux d’un faisceau lumineux à l’aide d’un nombre fini de surfaces de phase. Cela permet par exemple de combiner efficacement plusieurs canaux dans une fibre optique (multiplexage spatial) ou de corriger des déformations de faisceaux. C’est une approche générique, qui s’adapte à de nombreuses applications optiques.
En tant qu’ancien normalien, pouvez-vous nous dire comment l’ENS vous a accompagné ?
Jean-François Morizur : L’ENS m’a apporté un cadre rigoureux, un accès rapide à des projets de recherche avancés, et un environnement favorable à la prise d’initiatives et à l'exploration. C’est au sein du laboratoire Kastler Brossel, affilié à l’ENS, que j’ai mené la recherche à l’origine de Cailabs. L’encadrement scientifique et les connexions internationales ont été déterminants.
Quels sont les liens, selon vous, entre les laboratoires de recherche de l’ENS-PSL et la création et l’activité d’une start-up ? En quoi la formation par la recherche à l’ENS est-elle un bon tremplin pour la création d’une start-up « deeptech » ?
Jean-François Morizur : La formation par la recherche forme à analyser un problème complexe, formuler une hypothèse, la tester, et tirer des conclusions. Ce processus est directement transposable à l’innovation technologique. Les laboratoires de l’ENS offrent aussi un réseau scientifique dense, une rigueur de raisonnement, et une culture du défi technique qui sont utiles en deeptech.
Comment se fait la transition entre le rôle de chercheur et celui d'entrepreneur ?
Jean-François Morizur : Cela implique d’élargir ses responsabilités : passer de la résolution de problèmes scientifiques à la gestion de projets, d’équipes, de clients, de ressources. C’est une évolution progressive. Pour ma part, j’ai fait un petit détour par le conseil en stratégie, ce qui m’a permis de développer des compétences complémentaires, en particulier au niveau du vocabulaire, avant de lancer l’entreprise. Mais le véritable apprentissage est venu « sur le tas ».
Quels sont les principaux défis auxquels vous faites face aujourd'hui en tant que co-fondateur de Cailabs ? Quelles ont été vos plus belles/vos premières victoires ?
Jean-François Morizur : Aujourd’hui, les défis sont liés à l’industrialisation, à la structuration de l’entreprise, et à l’internationalisation, notamment aux États-Unis. Parmi les premières victoires : livrer un produit à Alcatel dès 2014, valider l'unicité du produit avec deux records du monde de débit avec KDDI, et plus récemment relier des satellites au sol par laser, depuis la France comme depuis l'Australie.
Les champs d’application de votre start-up permettent notamment aux satellites de mieux communiquer avec la Terre. Pouvez-vous nous expliquer ces avancées ? Et quels sont vos principaux clients dans ce domaine ?
Jean-François Morizur : Nos stations-sol optiques permettent d’établir des liaisons laser avec des satellites en orbite basse, malgré la turbulence atmosphérique. Cela permet des débits très élevés (jusqu’à 100 Gbps) et des liaisons plus sûres (non-interceptables, non-brouillables) que la radio. Nous travaillons avec des acteurs américains, européens, australiens et coréens. Le spatial représente aujourd’hui 80 % de notre chiffre d’affaires.
Quelles vont être les prochaines étapes de développement de votre start-up ?
Jean-François Morizur : Nos priorités sont : industrialiser à plus grande échelle (jusqu’à 50 stations de communication satellite/an), développer des stations mobiles et haut-débit et renforcer notre implantation aux États-Unis.
Avez-vous un conseil pour tout(e) futur(e) entrepreneur/euse ?
Jean-François Morizur : S'il s'agit de deeptech, ne pas présumer de connaître le marché. Nos meilleurs succès sont venus d'échanges avec nos clients. En deeptech, je recommande d'interagir avec le marché comme dans un dialogue. Proposer et écouter les réactions. Si quelque chose prend, trouve un intérêt, continuer la conversation en investissant, en insistant. L’essentiel est de démarrer le dialogue avec le marché rapidement. De manière plus générale, et ça s'applique à tout type d'entreprise, l'aventure ne vaut le coup que si elle est bien partagée. Je n'ai jamais regretté passer du temps sur le travail d’équipe.
