[Innovation] Mineure Innovation Deeptech ENS-PSL : le cours « From Nature to Nasdaq » à l'honneur
Entretien avec Jean-Michel Dalle, responsable du cours « From Nature to Nasdaq » et Lilia Berrama, étudiante au département d'économie de l'ENS-PSL
Faire de la recherche et monter une startup, est-ce incompatible ? Est-il possible de s'intéresser à l'entreprenariat en parallèle d'une scolarité à l'ENS ? Quand on est encore étudiant ou étudiante, est-ce qu'on se projette déjà dans une startup ?
Nous avons posé ces questions à Jean-Michel Dalle, directeur d'Agoranov, un incubateur public qui accompagne des startups innovantes dans les domaines de l’industrie, du numérique, de la rupture et de la santé, et responsable du cours « From Nature to Nasdaq » de la Mineure Innovation Deeptech de l'ENS-PSL, et à Lilia Berrama, étudiante en troisième année du département d'économie de l'ENS.

Entretien avec Jean-Michel Dalle, directeur d'Agoranov et responsable du cours « From Nature to Nasdaq »
Vous êtes directeur d’Agoranov, un incubateur public qui accompagne des startups innovantes dans les domaines de l’industrie, du numérique, de la rupture et de la santé. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le sujet ? Quels sont les constats à l’origine de sa création ?
Jean-Michel Dalle : Nous avons incubé plus de 600 startups innovantes et 5 d’entre elles sont devenues ce qu’on a coutume maintenant d’appeler des « licornes », c’est-à-dire des sociétés valorisées plus d’un milliard d’euros. Parmi elles on trouve notamment Doctolib, que tout le monde connaît maintenant, et aussi deux sociétés pionnières de l’intelligence artificielle en France, Dataiku, cofondée et dirigée par un normalien, Florian Douetteau, et Shift Technology.
Vous enseignez le cours « From Nature to Nasdaq » à l’ENS, dans le cadre de la Mineure Innovation Deeptech ENS-PSL. Pourquoi avez-vous décidé de vous impliquer dans cette mineure ?
Jean-Michel Dalle : Je suis aussi un enseignant, professeur à Sorbonne Université, et un enseignant « de cœur », par tradition familiale – mes parents étaient profs de maths et de physique – et tout simplement parce que j’aime bien enseigner. Alors quand Emmanuel Basset m’a parlé du projet de Mineure Innovation Deeptech, j’ai tout de suite été partant. Pas par envie de prosélytisme vis-à-vis de l’entrepreneuriat ou de l’innovation : au contraire, par souci d’ouverture, parce que je sais que ces questions peuvent intéresser des étudiantes et étudiants, notamment en Master ou Doctorat, par rapport à leurs parcours ou à leurs recherches. Et alors, je pense que c’est important qu’ils et elles puissent trouver des réponses à leurs questions quand elles et ils se les posent, afin qu’ils puissent déterminer ce qu’elles et ils ont vraiment envie de faire !
Quels sont les enjeux de ce cours ? Qu’est-ce qu’un transfert de technologie ?
Jean-Michel Dalle : En fait, il s’agit de revenir aux principes de base, c’est paradoxalement ce que veut dire le titre de ce cours, « from Nature to Nasdaq ». C’est bien sûr une formulation un peu « catchy », mais l’idée c’est effectivement de se demander comment on pourrait faire en sorte qu’une découverte scientifique, digne d’être publiée dans Nature, puisse être aussi exploitée un jour par une société cotée au Nasdaq, la bourse américaine des valeurs technologiques et la plus prestigieuse du monde dans ce domaine.
Et la première chose que j’essaie de dire, c’est que c’est compliqué, alors que cela paraît trop souvent trop simple – tellement souvent, en fait, que j’ai rencontré beaucoup de jeunes et moins jeunes gens qui pensaient implicitement que ça allait se faire assez facilement, à cause du potentiel réel des découvertes sur lesquelles ils travaillaient… Malheureusement, ça ne marche pas comme ça, et il y a un peu de « technique » à acquérir pour que ça ait vraiment une chance de marcher.
Les outils qu’on peut acquérir pour analyser ces situations, qu’on appelle de « transfert de technologie », ne garantissent bien entendu pas que cela va marcher à tous les coups, ce n’est pas ce que je veux dire, bien au contraire en fait : il y a beaucoup de facteurs qui jouent mais l’analyse objective des situations de transfert de technologie est pour moi une condition nécessaire pour éviter les chausse-trappes.
Ce n’est pas très compliqué d’acquérir ces outils, au moins les éléments essentiels, et c’est ça l’objectif du cours : faire en sorte que les étudiantes et les étudiants comprennent que ce n’est pas simple, pas « linéaire », et leur donner quelques outils pour aider à y voir plus clair et à déterminer dans quelle direction aller, quelle stratégie adopter. Et puis je parle aussi un peu des politiques d’innovation qui accompagnent toutes ces questions.
Est-il possible de concilier entreprenariat et recherche ?
Jean-Michel Dalle : Toute l’expérience que nous avons acquise chez Agoranov depuis plus de 20 ans nous a convaincus que c’était parfaitement compatible de faire de la recherche et de créer une startup. Après, les situations sont très variées : certaines ou certains choisissent de mettre en pause leur carrière de recherche pour se consacrer à leur startup, d’autres au contraire continent à faire de la recherche et trouvent des cofondatrices ou cofondateurs avec lesquelles et/ou lesquels se lancer... Il y a de nombreux chemins différents et beaucoup d’excellentes chercheuses et d’excellents chercheurs sont aujourd’hui cofondateurs d’une ou plusieurs startups !
Dans ce contexte, il y a un intérêt réel pour ces questions de la part d’un certain nombre d’étudiantes et d’étudiants, et je pense que c’est important de répondre à cet intérêt, comme je le disais tout à l’heure, afin que celles et ceux qui ont envie de creuser dans cette direction puissent le faire dans de bonnes conditions, ou bien au contraire décider, bien sûr, que ce n’est pas vraiment leur choix ou leur envie.
Enfin, en quoi l’ENS est-elle un lieu de formation privilégié pour les élèves désireux de créer ou de travailler dans des startups par la suite ?
Jean-Michel Dalle : Il y a souvent une congruence importante entre la qualité de l’enseignement et de la recherche et la création de startups deeptechs : MIT, Stanford, ou plus proches de nous Cambridge, Oxford, Imperial ou EPFL en sont de très bons exemples. PSL est résolument engagée dans cette voie et l’ENS a un grand potentiel dans ce domaine du fait de l’excellence de la recherche qui y est menée et de l’excellence de ses étudiantes et étudiants. Je crois que tout cela participe à l’idée que toute étudiante ou tout étudiant de l’ENS ou de PSL ayant des idées entrepreneuriales puisse facilement trouver un accompagnement adapté et être orienté efficacement vers les bons interlocuteurs, qu’elle ou il puisse trouver « localement » tous les outils pour avancer.
Après, cela reste pour moi éternellement un choix, une réponse possible, pour ceux qui en ont l’envie. J’ai toujours refusé de faire le moindre prosélytisme sur cette question. Ce que je crois important, c’est d’ouvrir des portes, comme Agoranov essaie aussi de le faire avec son programme des « Startups à l’École » auprès des collégiens et lycéens, qui est soutenu par le Ministère de l’Éducation nationale et par les Pôles Universitaires d’Innovation créés par PSL et par Sorbonne Université. Il ne s’agit jamais de « convaincre » mais simplement d’ouvrir des portes, de faire en sorte qu’il n’y ait pas de direction qui soit forclose parce qu’on ne viendrait pas du bon univers. On peut être très heureuse ou très heureux en enseignant et en faisant de la recherche ; en créant une startup innovante ; en faisant les deux, ou bien d’autres choses encore… Dans tous les cas, c’est simplement beaucoup de boulot !
Entretien avec Lilia Berrama, étudiante en troisième année au département d'économie de l'ENS-PSL
Est-ce que vous pouvez vous présenter ?
Lilia Berrama : Je m'appelle Lilia Berrama, je suis originaire du Havre et suis étudiante en troisième année au département d’Économie de l’ENS ainsi qu’en master à la Paris School of Economics (PSE), dans le programme Politiques Publiques et Développement. À PSE, je me spécialise dans la conception, l’analyse et l’évaluation des politiques publiques, qu’on appréhende dans des contextes variés et à différents stades de développement économique. À l’ENS, j’ai construit un parcours complémentaire autour de plusieurs mineures : en Philosophie puis en Langues et Civilisations du monde arabe et musulman, qui reflètent un intérêt de longue date, mais aussi en Deeptech et Innovation via PSL, une orientation plus récente, née d’un intérêt cultivé au fil de mon cursus. Je complète également cette formation par des cours d’informatique ou d’écriture, suivis en dehors des mineures selon mes besoins.
Pourquoi avez-vous décidé de suivre le cours "From Nature to Nasdaq" ?
Lilia Berrama : Je m’intéressais depuis quelque temps à l’entrepreneuriat, sans distinction de secteur ou de type d’entreprise, avec l’idée d’articuler des fonctions diverses au service d’un projet. C’est ce questionnement qui m’a conduite à choisir la mineure Deeptech et Innovation. Au fil du parcours, un intérêt plus précis pour l’entrepreneuriat innovant s’est affirmé, nourri par l’environnement scientifique de l’ENS, les enjeux de valorisation de la recherche et l’idée de repousser une frontière technologique.
Le cours From Nature to Nasdaq m’a immédiatement attirée car il est ancré dans l’écosystème deeptech via l’incubateur Agoranov et il adopte une approche par études de cas, bien adaptée à un sujet aussi empirique et non linéaire que les transferts de technologie. J’ai particulièrement apprécié l’idée qu’il n’existe pas de méthode unique, mais que l’expérience, comme celle transmise par Jean-Michel Dalle qui a accompagné de nombreuses start-up, fournit des repères concrets et aide à identifier des points de vigilance avant de se lancer.
Vous êtes étudiante en économie à l'ENS. Vous êtes-vous spécialisée dans un domaine de recherche ?
Lilia Berrama : Les deux domaines de recherche que j’ai explorés jusqu’ici sont l’économie de l’éducation, puis plus récemment le changement par les normes sociales. Le premier s’est imposé naturellement, en lien avec mon parcours personnel, mes engagements professionnels dans le champ éducatif, et mon intérêt pour certaines questions liées à l’efficacité des politiques scolaires. Le second, je l’ai découvert à l’ENS lors d’un projet tutoré avec le Centre d'information sur l'environnement et la société (CERES) et le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). J’y ai trouvé une perspective stimulante sur la manière dont les comportements collectifs peuvent évoluer en dehors des seuls mécanismes d’incitation économique. Je m’y suis intéressée car c’est un champ encore émergent, porteur à la fois de promesses, notamment dans le domaine environnemental, et de défis : méthodologiques, éthiques, et même conceptuels car il s’agit de nommer et mesurer ce qui relève de l’évidence ou de l’habitude.
Avez-vous déjà un projet entrepreneurial ?
Lilia Berrama : Je n’ai pas encore de projet entrepreneurial concret. Pour l’instant, je m’attache surtout à comprendre les dynamiques propres à l’entrepreneuriat innovant : comment une idée passe du laboratoire à des niveaux de maturation avancés en passant par la création d’une start-up et la mise à l’échelle ; quelles compétences sont mobilisées à chaque étape ; et, enfin, où je pourrais y trouver ma place. Je suis convaincue qu’on comprend vraiment en se lançant, plus qu’en étudiant de près ou de loin, et je n’hésiterai pas à tenter l’expérience à l’issue de la mineure si une intuition ou une opportunité se présente.
A-t-il toujours été évident pour vous de lier recherches et entreprenariat ?
Lilia Berrama : Ce n’était pas une évidence pour moi de lier recherche et entrepreneuriat. Je ne voyais pas les deux comme incompatibles, en tout cas pas au sens où une chercheuse ou un chercheur ne pourrait pas entreprendre, mais j’avais le sentiment qu’ils appartenaient à des mondes séparés, aux logiques internes pas toujours réconciliables. Pourtant, j’envisage l’entrepreneuriat comme un cadre pour tester des idées, apprendre vite, s’ajuster, ce qui n’est pas si éloigné de la démarche de recherche. Les deux reposent sur des hypothèses à confronter au réel, sur l’acceptation et l’interprétation de l’erreur après l’essai. Ce lien prend tout son sens en Deeptech, où l’entrepreneur doit composer avec de l’incertitude scientifique, des cycles longs, et des enjeux éthiques forts. Après avoir échangé avec des chercheurs entrepreneurs, j’en retire une conclusion intermédiaire : il faut savoir valoriser ce que la formation de chercheur apporte — la capacité à poser les bonnes questions qui est déterminante dans un projet entrepreunerial, une aptitude à itérer et à décider à partir de ressources limitées — mais ne pas être myope sur les différences d’environnement. Le fonctionnement académique n’est pas celui du monde de l’entreprise : la valeur scientifique ne coïncide pas nécessairement avec la valeur économique et des notions comme l’investissement et l’association semblent obéir à d’autres logiques.